Un réseau social sur le Web en classe de Latin pour entrer dans les « Humanités numériques » ? Compte rendu de l’expérimentation de Twitter en classe de Latin (Tle)

, par Delphine Regnard

L’utilisation d’un réseau social en ligne (élèves de Terminale en Latin) pour faire réfléchir aux nouvelles pratiques lettrées induites dans le nouvel environnement, numérique, de la Littérature et de son étude.

Cette expérimentation a été construite dans le cadre des TraAM* Lettres 2011-2012 dont le cahier des charges se trouve sur le site Eduscol.

Projet et objectifs

  • Le Projet

Le projet avait pour dessein d’inscrire de façon réfléchie le cours de latin dans des pratiques qui se développent dans ce que l’on appelle « les humanités numériques ». L’expression désigne la façon dont les « lettrés » (chercheurs et universitaires en Sciences Humaines et Sociales, enseignants, conservateurs, bibliothécaires, écrivains...) usent du Web, soit pour y trouver du contenu soit pour l’en enrichir à leur tour par la numérisation de textes, le partage de cours, la création de blogs, l’utilisation de réseaux et médias sociaux tels Twitter, Facebook, Pinterest, Linkedin, la publication de leurs oeuvres numériques. Ces humanités numériques, ou Digital Humanities, sont souvent rapprochées soit de l’Humanisme soit des Lumières par un certain nombre de pratiques qu’elles ont (ou auraient) en commun : diffusion plus large encore du savoir, accès plus facile pour un plus grand nombre à des productions de qualité (on songe par exemple à Gallica ou à Perseus), possibilité pour tout un chacun de prendre la parole sur ce que l’on considère parfois comme des agoras numériques, les réseaux sociaux, et notamment Twitter.

Ce réseau social présente la particularité de pouvoir faire circuler assez vite de l’information : il est possible d’inclure dans les micro-messages appelés tweets des liens vers des pages web - articles, photos, vidéos,... Il est aussi possible de rencontrer des personnes aux centres d’intérêt et compétences partagés, échanger, écrire, réagir. Ainsi, on peut lire non seulement des comptes institutionnels mais aussi bon nombre de professeurs, d’écrivains, de chercheurs dont on peut lire les tweets qui souvent renvoient à leurs blogs et sites et avec lesquels il est possible de communiquer. Twitter fonctionne comme une clé de voûte qui relie différents espaces numériques occupés par ces personnes et reliés entre eux. Enfin, les messages publiés sur Twitter constituent en eux-mêmes de véritables textes dont il est fructueux d’analyser la forme (les tweets font au maximum 140 caractères chacun), les conditions d’émission, les qualités littéraires...

Utiliser Twitter pour initier de façon réflexive à ces « nouvelles pratiques lettrées » (nous reprenons l’expression à Milad Doueihi - voir infra « Bibliositographie ») : c’est ce que nous avons donc proposé au groupe de neuf élèves de latin de Terminale, eux qui préparaient l’épreuve facultative de latin mais aussi s’apprêtaient à poursuivre des études supérieures (dans des domaines aussi variés que l’informatique, la médecine, les Lettres...).

Enfin, le colloque « Langues anciennes, mondes modernes – Refonder l’enseignement du latin et du grec », tenu à Paris les 31 janvier et 1er février 2012, incite non seulement à décrire mais à investir ces pratiques et les utiliser dans les cours de LCA.

  • Les objectifs
  1. Objectifs littéraires et culturels :
     Développer le goût des lycéens pour l’écriture en lien avec la lecture
     Découvrir des pratiques littéraires numériques
     Découvrir et partager une culture commune
  2. Objectifs méthodologiques :
     Apprendre à avoir des pratiques de lecture et d’écriture de plus en plus autonomes
     Apprendre à coopérer et collaborer
     S’approprier une lecture
     Savoir assumer son avis en public (justifier, nuancer, échanger)

Démarche et activités

  • La démarche

La démarche a donc consisté à tenter d’éduquer les élèves de façon à leur permettre de devenir des étudiants-internautes-citoyens (plus) avisés. Cette démarche s’est donc saisi de l’injonction d’éduquer aux médias dans toutes les disciplines en montrant que cette éducation était particulièrement signifiante dans le cours de latin, langue utilisée par ceux qui, justement, ont connu deux révolutions tout aussi importantes : celle du passage à l’écrit sur volumen puis sur codex, et la constitution de bibliothèques et librairies, et celle de l’imprimerie. C’est une occasion précieuse de faire comprendre à quel point l’enseignement des LCA est formateur et intéressant pour comprendre le monde moderne et numérique du livre.

  • Les activités

 La première fut de créer un compte de classe, pour lequel il fallut un nom. J’ai moi-même un compte individuel sur Twitter grâce auquel je peux communiquer avec une soixantaine de professeurs de Lettres et bon nombre de professeurs, mais aussi avec des personnes de toutes professions. J’ai demandé à ces personnes abonnées à mon compte une idée de nom de compte pour les latinistes. Nous avons reçu une cinquantaine de réponses qui ont montré en quoi le latin est une culture commune, par le nombre de réponses notamment : ont répondu des personnes d’horizon professionnel très divers qui avaient fait du latin dans leurs études et qui ont fait des jeux de mots (par exemple : Gaffiomores, tu quoque mi twitter, alea jacta tweet, twittem et circenses, twitter humanum est, twitto ergo sum, nunc est twittendum, twigito ergo sum, twerracognita, tempusfugit (existe déjà), cave twittem, mare twittum, spartactweet, rosarumrosis, Anthologie_palatwin, twittopera...). Finalement, les élèves ont choisi @LatinTle alias Veni vidi Twitti qui garde trace de leur parcours de latinistes : ils sont venus en 5ème pour découvrir la discipline, ont constaté ce qu’elle était durant leurs années d’études, puis ont fini par tweeter en classe de Terminale pour partager leur connaissance de cette langue et culture, en montrer la vitalité et la modernité. Nous avons, enfin, invité les élèves à créer un compte individuel, assorti d’une charte d’obligation d’une utilisation pédagogique de ce compte. Le choix des pseudos pour chaque élève donna lieu à la lecture du Gaffiot (en ligne) pour trouver des sortes d’épithètes homériques à chacun. Ainsi, @Adjutans est connu pour aider ses camarades quand @Algosus aime à jouer le latiniste souffrant.

 Ce groupe de 9 élèves au sein d’un lycée de 1500 a commencé à se sentir moins seul en s’abonnant à son tour à des comptes, qu’ils soient des particuliers publiant des messages en latin et/ou en grec (par exemple @NemoOudeis), des institutions (par exemple la Bibliothèque des Sciences de l’Antiquité de l’ Université Lille 3 @BsaLille3), des universitaires et chercheurs en langues anciennes qui font part de la progression de leurs fouilles archéologiques, de leurs recherches, de leurs articles sur leurs blogs, de leurs travaux de traduction (par exemple @gabiiProject, @CloacaMaxima2, @AncientGrammar, @fonsbandusiae). La liste des comptes auquel @LatinTle est abonné est accessible en ligne ici. Au passage, utiliser Twitter a conduit à lire en français, en latin, mais aussi en anglais et en grec, comme tout bon humaniste (trois élèves étaient également hellénistes) ! Le compte de la classe s’est également abonné à des professeurs de Lettres classiques du Secondaire et à des étudiants inscrits dans un parcours de Lettres classiques, ce qui a permis dans un second temps aux élèves de demander de l’aide dans leurs travaux de traduction. En effet, les échanges ont montré que les élèves ont cherché à s’aider dans la compréhension du texte donné à traduire et non à copier coller une traduction toute faite : certains ont trouvé les traductions sur Itinera Electronica notamment mais ils s’entraînèrent de fait par là à l’épreuve bonus de l’option qui consiste à commenter une traduction, qui souvent leur a paru trop éloignée pour comprendre les points de grammaire qui leur posaient problème.

 En classe, équipée d’un TNI toujours allumé, le cours commençait par un tour de quelques minutes sur Twitter pour lire les tweets postés par les comptes de l’abonnement. Nous avons ainsi découvert un carnet publié sur la plateforme Hypothèses : La question du latin « qui reprend le titre d’un ouvrage de Raoul Frary paru en 1885 veut être un lieu de discussion portant principalement sur la question du renouvellement des finalités de son étude ». L’auteur, Philippe Cibois, a notamment publié des articles présentant des passages des Bucoliques indentés (en ligne ici). Ce fut l’occasion pour les élèves de réfléchir aux activités de lecture et de traduction mais aussi à l’utilisation du blog comme lieu de recherche et de partage.

 En salle informatique, on a proposé aux élèves des activités collaboratives de traduction ou de recherche sur le mythe de l’Âge d’or. Le réseau social était utilisé par eux pour échanger des liens vers des ressources, demander de l’aide à leur professeur mais surtout à leurs camarades ou en apporter. L’intérêt résidant dans le fait que le professeur gérant le compte de la classe abonné aux comptes des élèves pouvait à loisir suivre les conversations et être le garant de la justesse de telle proposition faite par les élèves. Twitter a servi comme point de départ vers des liens vers des sites, mais aussi comme lieu où rassembler tous les liens parcourus par les élèves. Ceux-ci ont pu expliquer et justifier le choix de tel site plutôt que de tel autre. Les travaux réalisés sur traitement de texte étaient ensuite diffusés sur l’ENT et/ou sur le blog de la classe.

Évaluation et bilan

  • S’il n’était bien sûr pas question de s’amuser sur un réseau social pendant le cours de latin, sous prétexte que celui-ci était situé en fin de journée, il était fondamental que les élèves prennent du plaisir à travailler et à coopérer dans ce cours. Ce plaisir a consisté, justement, en plaisir de partager une même passion ou un même intérêt pour les LCA.
  • Proposer aux élèves des outils de collaboration a induit également un changement de posture du professeur : de la posture du maître, on a pu passer à celle de celui qui accompagne et « pousse », comme le dit Monique Legrand dans un article publié sur ce site :

    « Plus que jamais le professeur devra, à l’image de l’Antiquité, et comme l’humaniste Erasme l’a montré il y a presque un demi-millénaire dans son ouvrage De Rationi studii ac legendi interpretandique auctores, retrouver le plein sens des mots et reprendre l’attitude du paedagogus, littéralement de « celui qui mène l’enfant à l’école ». La référence est prégnante car le verbe contient la racine ag- qui désignait l’activité du berger de chèvres et chacun sait que pour mener des chèvres, à la différence du gros bétail, il faut les pousser devant soi… De même le pédagogue à la fin de l’année, lâchera la main de l’enfant pour le voir marcher devant lui, fortifié par l’enseignement qu’il aura reçu de son maître pour marcher de façon autonome comme un citoyen libre sur le chemin de son destin, réalisant ainsi la finalité de l’enseignement telle que l’expriment les piliers 6 et 7 du socle commun. »

  • L’usage même régulier de Twitter a constitué une micro-activité dans le cours de latin dont la perspective fut sans cesse à la fois de faire traduire et commenter, mais aussi de faire partager cette culture commune et moderne.
  • Certains élèves continuent à tweeter, d’autres non. Ceux qui tweetent continuent à échanger et à s’entraider pour préparer leur rentrée universitaire.

Limites et perspectives

  • La première limite est celle de la gestion du temps : si les pratiques induites par l’usage du réseau Twitter sont fructueuses intellectuellement, elles ne le sont que sur un moyen ou long terme. Or, l’année de l’examen est souvent une année minutée. Cependant, ce détour a pu éviter un écueil : celui de réduire le cours de latin de Terminale à la préparation de l’épreuve et à l’étude d’une suite de textes pour nourrir une liste aux yeux des élèves.
  • Une autre limite est que Twitter est une entreprise privée : on ne peut qu’inviter et non obliger des élèves à s’y inscrire, il est important de leur expliquer les enjeux, économiques notamment, du choix qu’ils ont à faire en s’y inscrivant ou non.
  • Un reproche souvent fait aux réseaux sociaux est qu’ils seraient chronophages. Il s’agit donc pour le professeur de bien cadrer le cours et le baliser de façon à garder le contrôle du temps. Une partie non négligeable de tweets, surtout à l’approche de l’épreuve, ont été publiés hors temps scolaire.

Bibliositographie

  • A propos des Humanités numériques :
     La présentation du Séminaire de 2012-2013 animé par Aurélien Berra, Marin Dacos et Pierre Mounier à l’EHESS, Digital Humanities. Les transformations numériques du rapport aux savoirs, fournit une excellente définition de ce que sont ces Digital Humanities (en ligne sur le site).
     Les interventions au colloque « Langues anciennes, mondes modernes – Refonder l’enseignement du latin et du grec » (janvier-février 2012) sont disponibles en ligne, notamment celle d’Aurélien Berra, maître de conférences en langue et littérature grecques à l’université Paris X, « Les textes anciens et le numérique ».
     Les ouvrages de Milad Doueihi : La grande conversion numérique (2008) et Pour un humanisme numérique (2011).
     Le blog Homo Numericus. Comprendre la révolution numériquehttp://www.homo-numericus.net/ de Marin Dacos et Pierre Mounier.
  • Revue d’articles sur l’usage pédagogique d’un réseau social en ligne
     Au plaisir des mots : lire, écrire et publier avec Twitter (en ligne ici)
     Utiliser les réseaux sociaux en cours de Littérature et de Latin, article de D. Regnard, à paraître dans la revue Le Français aujourd’hui n° 178 (septembre 2012), Armand Colin.
     Lire, écrire, se cultiver grâce à un réseau social numérique, article de D. Regnard dans la brochure à paraître à l’occasion du Colloque de novembre 2012 : « Métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’heure du numérique : vers un renouveau des humanités ? » (voir le site dédié).

*TraAM : Travaux Académiques Mutualisés

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