Une méthode pour enseigner le vocabulaire du collège au lycée

, par Daphné Jacamon

Comment l’interdisciplinarité peut-elle favoriser l’acquisition du lexique ? Jacqueline Picoche, linguiste, membre du Conseil International de la Langue Française, Jean-Claude Rolland, chargé d’études (grammaire et lexique) au Centre international d’études pédagogiques (CIEP) de Sèvres et Bruno Germain, chargé de mission au ministère de l’Education Nationale, enseignant en sciences du langage et didactique des disciplines, présentent une approche innovante de l’enseignement du vocabulaire à partir de travaux menés par le lexicologue Etienne Brunet. La méthode proposée, déjà solidement expérimentée en primaire et jusqu’en 5ème peut facilement s’adapter au cycle 4 du collège en particulier dans le cadre des EPI ou de l’AP qui rendra plus pertinente encore une approche fondée sur la polysémie des mots.

1 Une équation pédagogique complexe mais incontournable : maîtriser les mots pour maîtriser les apprentissages.

A l’heure où l’on constate la nécessité de proposer aux élèves un enseignement interdisciplinaire qui sollicite les ressources propres de chaque discipline pour consolider les fondamentaux et donner sens au savoir, la question de l’enseignement du vocabulaire devient plus que jamais la pierre angulaire de tout apprentissage. Il n’est pas possible de s’approprier le monde sans l’outil des mots et pourtant... Comment ne pas laisser au hasard la responsabilité d’offrir toutes les ressources lexicales nécessaires à la compréhension, la réflexion ou la créativité des élèves ? Le vocabulaire, véritable hydre de Lerne ne se laisse pas dominer si facilement. Par quels mots commencer, comment procéder ? Faute de trouver son fil d’Ariane, on risque parfois de donner « une présentation aléatoire de vocables non hiérarchisés, non comptabilisés, rarement étudiés dans leurs diverses acceptions ou combinatoires, rarement associés à leurs dérivés morphologiques ou à leurs apparentés sémantiques. » [1]
Alors comment faire ?

2 Les travaux du linguiste Etienne Brunet, une découverte linguistique comparable à celle de l’ADN.  [2]

Pour Jacqueline Picoche, linguiste, membre du Conseil International de la Langue Française, tout commence en 1981 avec la publication de l’ouvrage du célèbre lexicologue Etienne Brunet Le Vocabulaire français de 1789 à nos jours, ouvrage dont les conclusions révèlent que :

  • Sur le dépouillement des 90 millions d’occurrences qui ont servi de base au Trésor de la Langue Française, 90% du corpus sont couverts par des mots de fréquence supérieure à 7000 et qui sont au nombre de 907. Ces mots de haute fréquence, apparemment simples, sont tous d’une vaste polysémie.
  • Les mots dont la fréquence est supérieure à 500 représentent 8% du corpus et sont au nombre de 5800
  • Les 70000 vocables qui restent représentent 2% du corpus. Ce sont pour la plupart des termes spécifiques.

Pour une linguiste comme Jacqueline Picoche, cette découverte est comparable à celle de l’ADN ou de l’expansion de l’univers. 907 mots seulement qui couvrent 90% du corpus ! On peut donc définir une méthode pour enseigner le vocabulaire et ne pas avoir le vertige devant ce qui apparaissait autrefois comme un puits sans fond. Il suffit de s’appuyer en priorité sur ces mots de haute fréquence et de créer de véritables leçons qui explorent de manière raisonnée les réseaux sémantiques ou morphologiques qui leur sont associés par leur polysémie. On explorera ainsi les variations de sens d’un mot en fonction de son entourage prévisible, par dérivation ou association de sens. Le verbe « traiter », par exemple, peut être employé dans une phrase simple comme « Luc et Chloé traitent ce dossier pour vendredi » et donner lieu ensuite à un développement sur les termes propres au lexique de la négociation ou de l’analyse. On envisagera ensuite un autre sens du verbe « traiter » comme « Luc traite Chloé de tous les noms », qui ouvrira le champ sémantique de l’injure et de la dispute. On poursuivra la leçon par une autre phrase comme « Le médecin traite Léa pour son diabète. », afin d’introduire le vocabulaire propre à la maladie et à la guérison et ainsi de suite, jusqu’à épuisement de la polysémie du mot. On pourra également amorcer une réflexion sur les dérivés « traitement » et « traitant », mais aussi « traiteur », « traitable » et « intraitable », en amenant les élèves à se demander à quels sens de « traiter » ils correspondent ou ne correspondent pas. Le seul verbe « traiter » permet ainsi d’explorer de manière organisée plus d’une quarantaine de mots qu’il est paradoxalement moins difficile à l’élève de mémoriser qu’un seul mot, inconnu, isolé, croisé au hasard d’un texte.

Exemple de l’exploration sémantique d’un mot de haute fréquence à partir de sa polysémie.
L’étude de ce mot pourrait convenir à un EPI sur la thématique « corps, santé, bien-être et sécurité » SVT/Français. Cette fiche n’est qu’une suggestion de présentation, la trace écrite des leçons peut prendre d’autres formes possibles.

3 Deux ressources indispensables pour construire ses séances de travail : le Dictionnaire du Français Usuel et Vocalire.

Nul n’est besoin de reprendre l’ouvrage d’Etienne Brunet pour avoir accès à la liste des mots de haute fréquence ou de consacrer de précieuses heures de travail à rechercher quels mots peuvent s’associer à tel ou tel emploi polysémique. Tout ce travail a patiemment été réalisé par Jacqueline Picoche elle-même avec l’aide de Bruno Germain et Jean-Claude Rolland [3] . Il existe donc à ce jour un outil d’apprentissage du vocabulaire nommé DFU (Dictionnaire du Français Usuel) disponible sous la forme simplifiée du Vocalire dont l’ambition est de proposer un véritable et original manuel de vocabulaire. [4]

4 Quatre principes à respecter pour mener une séance

Puisque l’enseignement du vocabulaire ne porte plus sur un mot inconnu rencontré au hasard d’une notion ou d’un texte, mais repose sur l’exploration de plus en plus fine de mots associés et spécifiques, il est recommandé de respecter quatre principes que Jacqueline Picoche juge essentiels pour toute leçon de vocabulaire :

Premier principe : partir du mot et non de la chose

« La polysémie n’est pas un accident mais une donnée fondamentale du lexique. C’est une idée que l’on doit toujours avoir en tête lorsqu’on organise une leçon de vocabulaire. La plupart des mots usuels sont polysémiques et permettent d’évoquer différents référents, et non un seul. Si certains outils servent à une seule chose bien précise, d’autres peuvent avoir différents usages : pensons à tout ce que l’on peut faire avec un simple couteau ! Apprenons donc à parcourir tous les emplois d’un mot pour acquérir de la dextérité à s’en servir. » [5]

Deuxième principe : partir du déjà-su

« tous les petits francophones, même faiblement francophones, ont déjà, par la force des choses, une certaine familiarité avec les mots très fréquents et avec un certain nombre d’autres qui le sont moins. C’est de cet acquis qu’il faut partir pour le perfectionner et l’enrichir. On ne cherchera pas nécessairement le mot rare et curieux, sauf de temps en temps pour mettre un peu de piment dans la leçon. Un trésor lexical de taille moyenne bien connu et convenablement manipulé, voilà ce que nous proposons à nos élèves de maîtriser ».

Troisième principe : privilégier le verbe

Le travail de vocabulaire doit être centré sur le verbe parce que c’est lui qui structure la phrase et qui permet d’étudier les noms dans des contextes et non dans de simples listes. Un verbe a au moins un sujet et, généralement, un ou plusieurs compléments (compléments du verbe). Il y a donc autour de lui des places vides qu’il faut remplir par des noms (J. Picoche les appelle des “actants“ : ces mots indispensables gravitent autour du verbe pour qu’il offre un sens « complet » [ce sont les agents « sujets », les compléments du verbe, directs ou indirects]). Et, à l’expérience, on constatera qu’un verbe donné ne se combine pas avec n’importe quels noms ou n’importe quelle catégorie de noms. On évite ainsi l’apprentissage de fastidieuses listes de mots vouées à la seule désignation de choses.

Quatrième principe : ne pas séparer le vocabulaire de la grammaire

« Pas de mots hors phrase ! Autour d’une phrase simple : “sujet, verbe complément”, on pourra grouper les adjectifs et les compléments circonstanciels convenables, opérer des substitutions de synonymes, et, au moyen de transformations et de manipulations des phrases obtenues (utilisation des dérivés, déplacement de divers éléments) on pourra faire acquérir aux élèves de la souplesse dans leur manière de s’exprimer et on leur facilitera grandement l’accès aux notions abstraites des fonctions grammaticales. »

5 Un protocole à expérimenter

Tous les enseignants qui souhaiteraient expérimenter ces séances de vocabulaire trouveront sur le site VocaNet les ressources nécessaires pour mettre en place un protocole d’expérimentation. La démarche peut en effet s’adapter à toutes les classes du collège au lycée puisque le professeur a toute la liberté d’ajuster la difficulté de la leçon proposée en limitant ou non le nombre de termes spécifiques qu’il associe au mot de haute fréquence. Le site VocaNet propose également des exemples de leçons menées en classe, des vidéos présentées par Jacqueline Picoche, des fiches destinées à faciliter l’« entrée en leçon » de l’enseignant et des exemples de micro-récits proposés par Ada Teller [On trouvera la biographie d’Ada Teller sur le site VocaNet, rubrique “qui sommes-nous ?”] pour être lus en fin de leçon à titre récréatif ; ils ont un rapport avec le mot traité, sans ambition de constituer un récapitulatif du vocabulaire utilisé.

Voir en ligne : VocaNet

Notes

[1Extrait de l’introduction à Vocalire, JC Rolland et Jacqueline Picoche, 2015)

[2On emprunte cette comparaison à Jacqueline Picoche elle-même

[3On trouvera les biographies complètes de Mme Picoche, M. Germain et M. Roland sur le site VocaNet rubrique qui sommes-nous ?

[4Le DFU n’est pas disponible à la vente mais peut être consulté en bibliothèque. Vocalire est disponible en version papier au Conseil National de la Langue Française (CILF), 11, rue de Navarin, 75009 Paris ou en fichier pdf à l’adresse suivante : http://www.lulu.com/shop/jean-claude-rolland/vocalire-%C3%A9dition-2015/ebook/product-22323879.html

[5Ces citations sont extraites de VocaNet, rubrique « quatre principes »

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)