Vivant Denon. Point de lendemain

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Au milieu de nos raisonnements métaphysiques, on me fit apercevoir, au bout d’une terrasse, un pavillon qui avait été le témoin des plus doux moments. On me détailla sa situation, son ameublement. Quel dommage de n’en pas avoir la clef ! Tout en causant, nous approchions. Il se trouva ouvert ; il ne lui manquait plus que la clarté du jour. Mais l’obscurité pouvait aussi lui prêter quelques charmes. D’ailleurs, je savais combien était charmant l’objet qui allait l’embellir.Nous frémirent en entrant. C’était un sanctuaire, et c’était celui de l’amour. Il s’empara de nous ; nos genoux fléchirent : nos bras s’enlacèrent, et, ne pouvant nous soutenir, nous allâmes tomber sur un canapé qui occupait une partie du temple. La lune es couchait, et le dernier de ses rayons emporta bientôt le voile d’une pudeur qui, je crois, devenait importune. Tout se confondit dans les ténèbres. La main qui voulait me repousser sentait battre mon cœur. On voulait me fuir, on retombait plus attendrie. Nos âmes se rencontraient, se multipliaient ; il en naissait une de chacun de nos baisers.

Devenue moins tumultueuse, l’ivresse de nos sens ne nous laissait cependant point encore l’usage de la voix. Nous nous entretenions dans le silence par le langage de la pensée. Madame de T*** se réfugiait dans mes bras, cachait sa tête dans mon sein, soupirait, et se calmait à mes caresses : elle s’affligeait, se consolait, et demandait de l’amour pour tout ce que l’amour venait de lui ravir.

Cet amour, qui l’effrayait un instant avant, la rassurait dans celui-ci. Si d’un côté, on veut donner ce qu’on a laissé prendre, on veut, de l’autre, recevoir ce qui fut dérobé ; et, de part et d’autre, on se hâte d’obtenir une seconde victoire pour s’assurer de sa conquête.

Tout ceci avait été un peu brusqué. Nous sentîmes notre faute. Nous reprîmes avec plus de détail ce qui nous était échappé. Trop ardent, on est moins délicat. On court à la jouissance en confondant tous les délices qui la précèdent : on arrache un nœud, on déchire une gaze : partout la volupté marque sa trace, et bientôt l’idole ressemble à la victime.

Plus calmes, nous trouvâmes l’air plus pur, plus frais. Nous n’avions pas entendu que la rivière, dont les flots baignent les murs du pavillon, rompait le silence de la nuit par un murmure doux qui semblait d’accord avec la palpitation de nos cœurs. L’obscurité était trop grande pour laisser distinguer aucun objet ; mais, à travers le crêpe transparent d’une belle nuit d’été, notre imagination faisait d’une île qui était devant notre pavillon un lieu enchanté. La rivière nous paraissait couverte d’amours qui se jouaient dans les flots. Jamais les forêts de Gnide n’ont été si peuplées d’amants, que nous en peuplions l’autre rive. Il n’y avait pour nous dans la nature que des couples heureux, et il n’y en avait point de plus heureux que nous. Nous aurions défié Psyché et l’Amour. J’étais aussi jeune que lui ; je trouvais Madame de T*** aussi charmante qu’elle. Plus abandonnée, elle me sembla plus ravissante encore. Chaque moment me livrait une beauté. Le flambeau de l’amour me l’éclairait pour les yeux de l’âme, et le plus sûr des sens confirmait mon bonheur. Quand la crainte est bannie, les caresses cherchent des caresses : elles s’appellent plus tendrement. On ne veut plus qu’une faveur soit ravie. Si l’on diffère, c’est raffinement. Le refus est timide, et n’est qu’un tendre soin. On désire, on ne voudrait pas ; c’est l’hommage qui plaît... Le désir flatte... L’âme en est exaltée... On adore... On ne cèdera point... On a cédé.

[...]

Je prie le lecteur de se souvenir que j’ai vingt ans. Cependant la conversation changea d’objet : elle devint moins sérieuse. On osa même plaisanter sur les plaisirs de l’amour, l’analyser, en séparer le moral, le réduire au simple, et prouver que les faveurs n’étaient que du plaisir ; qu’il n’y avait d’engagement (philosophiquement parlant) que ceux que l’on contractait avec le public, en lui laissant pénétrer nos secrets, et en commettant avec lui quelques indiscrétions. « Quelle nuit délicieuse, dit-elle, nous venons de passer par l’attrait de ce seul plaisir, notre guide et notre excuse ! Si des raisons, je le suppose, nous forçaient à nous séparer demain, notre bonheur, ignoré de toute la nature, ne nous laisserait, par exemple, aucun lien à dénouer... quelques regrets, dont un souvenir agréable serait le dédommagement... Et puis, au fait, du plaisir, sans toutes les lenteurs, le tracas et la tyrannie des procédés. »

Nous sommes tellement machines (et j’en rougis), qu’au lieu de toute la délicatesse qui me tourmentait avant la scène qui venait de se passer, j’étais au moins pour moitié dans la hardiesse de ces principes ; je les trouvais sublimes, et je me sentais déjà une disposition très prochaine à l’amour de la liberté.

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