L’interview comme genre. Une autre approche de l’écriture

, par HENRY-AMAR Annick, professeur associé à l’IUFM Antony Jouhaux

Présentation : une interview recomposée de Didier Daenincks

Les professeurs stagiaires et les formatrices ont eu la chance de rencontrer Didier Daeninckx et ont pu l’interroger sur ses oeuvres. Cet écrivain avait été sollicité compte tenu de l’importance et la variété de sa production accessible à tous les publics. Les liens que l’auteur tisse avec l’Histoire permettent de vraies lectures « interdisciplinaires ». Les échanges ont été particulièrement riches en ce qui concerne la genèse des œuvres. L’interview ne reprend que quelques bribes des propos de Didier Daeninckx.

Notre projet était, au départ, plus ambitieux : cette première rencontre devait préparer la venue de l’auteur dans quelques classes de professeurs stagiaires. Pour des raisons diverses, nous n’avons pas pu mettre en place les étapes suivantes. Nous avons cependant voulu exploiter ce moment exceptionnel en testant sur deux courtes séances, une modalité d’écriture qui peut s’adresser à tous les niveaux de classes, collège, lycée. Il s’agit de la rédaction d’une interview. C’est ce travail que nous nous proposons de présenter dans ses très grandes lignes.

L’objectif général

 Utiliser un genre journalistique codé pour sélectionner, hiérarchiser, organiser, mettre en forme des notes prises lors d’une rencontre.
 Initiation à la technique de l’entretien, au débat.

Le déroulement

A aménager suivant les niveaux de classes, les contenus des programmes.

1. Observation, manipulation d’un corpus d’interviews écrites, apportées par les élèves ou de une ou deux interviews choisies par le professeur

Il est important d’expliquer que toutes les interviews dans la presse écrite sont composées par les journalistes, en partant d’entretiens.

 Etude des titres, sous titres, chapeaux
 Etude des différentes typographies utilisées dans l’article de la mise en page et de leurs significations.
 Etude de l’ouverture et de la clôture de l’interview.

Suivant les niveaux de classes concernés et les textes choisis, il est possible de travailler :
 Les techniques pour faire avancer le dialogue, pour enchaîner : phrases interrogatives, exclamatives, questions ouvertes, reprises, recentrages, rebondissements sur un mot, etc.
 L’expression de l’opinion, du jugement, de l’incertitude, les modalisations, etc.
 L’ implicite et l’explicite.

En classe de 6° et de 5°, il est possible de donner une interview amputée des questions ou du titre, que les élèves auront à reformuler. Il est aussi intéressant de donner une interview sous forme de puzzle, à faire reconstituer, pour travailler sur la cohérence.

2. Après la rencontre durant laquelle les élèves ont pris des notes

 En petits groupes, les élèves composent une interview en utilisant leurs notes. Ils sont donc amenés à négocier entre eux, à faire des choix, organiser, repenser ce qu’ils ont entendu et écrit.
 Ces écrits peuvent être lus, à plusieurs voix, aux autres groupes. Travail de lecture expressive qui permet de confronter de nouveau les écrits.
 Si l’ensemble des textes est saisi sur ordinateur afin que tous les groupes aient le corpus, il est possible, en utilisant le vidéo projecteur, de réaliser en classe entière, une interview, synthèse des travaux faits.

Variante en 4°/ 3° /2° :
 Chaque groupe écrit une interview pour un lectorat précis :
 Pour Marie Claire, Okapi, L’équipe, Notre Temps, etc. Il faut alors auparavant avoir étudié les points de vue dans ces magazines...

Autres prolongements

1. Pour exploiter une lecture cursive

« Vous êtes journaliste, critique littéraire. Au salon du livre vous rencontrez L’inspecteur Cadin (ou autres personnages de romans lus), vous l’interviewez. Vous rédigez ensuite l’interview dans la revue Lire. » Deux personnages peuvent se rencontrer, un personnage et son auteur...

2. Pour travailler une biographie d’auteur

L’élève traite le sujet suivant : « Vous êtes journaliste. Vous avez la capacité de remonter le temps. Vous interviewez Molière, à un moment précis de sa vie. » Ce travail est donné après que l’élève ait effectué une recherche sur la biographie d’un auteur, en classe, sans document pour que celui-ci utilise essentiellement ses souvenirs, ce qui l’a marqué.

Bibliographie

Quelques biographies, niveau collège

 Jackie Landreaux-Valabrègue, Jean de La Fontaine, l’ami de toujours
 Jackie Landreaux-Valabrègue, Molière ou l’éternel Baladin, Livre de poche jeunesse
 Sarah Cohen-Scali, Arthur Rimbaud, le voleur de feu, livre de poche jeunesse
 La revue Okapi ; pendant longtemps, a produit des interviews fictives sur des personnages historiques.
 Des biographies nombreuses, complètes et vivantes dans le mensuel Je bouquine

Pour étudier les codes de l’interview orale

 Joaquim Dolz, Bernard Schneuwly, Pour un enseignement de l’oral, initiation aux genres formels à l’école, ESF éditeur

Quelques œuvres de Didier Daeninckx , dont la lecture et/ou l’étude nous paraissent particulièrement intéressantes

 6e, 5e : Le chat de Tigali, La péniche aux enfants.
 3e, 2nde : Cannibale, Meurtres pour mémoire, La mort n’oublie personne, Le Der des ders, les nouvelles.
 Tous niveaux (BD) : Le carton jaune, Il faut désobéir.


Voir le résultat. Interview de Didier Daeninckx Daeninckx : « une manière noire d’écrire »

Didier Daeninckx répond à l’invitation des professeurs stagiaires de lettres de l’IUFM d’Antony-Jouhaux, ce mercredi 24 mars 2004.

IUFM : - On vous considère habituellement comme un auteur de romans noirs. Le revendiquez-vous ?

D.D : Il ne s’agit pas à proprement parler de roman policier, ni même de romans noirs. Je n’aime pas les étiquettes. Dans mes livres, je tente toujours de relier la destinée individuelle et la destinée collective : le meurtre d’un individu nous renvoie toujours à un épisode sombre de l’histoire collective. Je parlerai plutôt d’une manière noire d’écrire.

IUFM : - Un peu comme Chandler ?

D.D : - Je pensais plus à Dos Passos, Alexandre Dumas. Je lis et relis Le Comte de Monte-Cristo, Les Trois mousquetaires ainsi que les œuvres de Steinbeck. Martin Eden de Jack London m’a influencé. Je me retrouve aussi dans l’univers d’Hugo Pratt. Je ne me réduis pas à un courant littéraire. Mon style, ma vision du monde sont composites. Dans sa Trilogie new-yorkaise, John Dos Passos, dés le début du XXe siècle, tente de rendre compte de la « pulsation du monde », des trains, des voitures.

IUFM : - La ville est une de vos principales sources d’inspiration ?

D.D : - En effet, j’ai grandi à Saint-Denis. La banlieue, l’univers urbain me hantent car ils conduisent paradoxalement à une désocialisation de l’être humain.

IUFM : - Les faits historiques et politiques vous importent également ?

D.D : - C’est fondamental. J’ai été marqué par un épisode de ma jeunesse. Lors des événements de Charonne en février 1962, ma mère et ses amies étaient allées manifester. La mère de mon meilleur ami n’en est jamais revenue. Une voisine, grièvement blessée, est restée aphasique vingt ans, avant de mourir. J’avais douze ans et ça m’a donné une conscience brutale des réalités. Imaginez ce que ça implique pour un gamin : comprendre que le préfet de police, Papon, était un assassin. La loi n’a plus de sens.

IUFM : D’où Meurtres pour mémoire ?

DD : Je n’ai eu de cesse de suivre la trace de Papon. J’ai voulu que la vérité éclate à son sujet : non seulement Charonne, mais aussi les manifestations d’octobre 61, dont la répression a été dissimulée par la préfecture et bien sûr, la collaboration.

IUFM : C’est dans ce roman que nous rencontrons pour la première fois l’inspecteur Cadin, un marginal...

D. D. : Cadin est effectivement un policier qui se marginalise au fil des romans. Il a de plus en plus de mal à obéir à des lois injustes. Des hommes peuvent être à un moment donné hors-la-loi mais avoir le droit pour eux. Prenons l’exemple de l’avortement : Marie-Louise Giraud, dans les années quarante, a été condamnée à mort comme faiseuse d’anges. Trente ans plus tard, la loi instaurait l’I. V. G.

IUFM : Pourquoi avoir tué l’inspecteur Cadin dont vous semblez si proche ?

D. D. : Il vivait si mal ses contradictions que la seule solution était l’autodestruction.

I. U. F. M. : Et dans votre roman Je tue il..., que nous venons de lire. Quelle est la part d’autobiographie ?

D. D. : Cela correspondait à un moment de ma vie extrêmement pénible. Mon père venait de mourir. Dans le même temps, la gendarmerie m’a appelé car les gendarmes pensaient m’avoir arrêté six mois auparavant en Bretagne. Un homme avait usurpé mon identité, organisant des séances de signatures, escroquant les libraires. C’est pourquoi dépouillé en amont et en aval de mon identité j’ai tué mon héros comme Cervantès le fit avec le Quichotte. C’était une période étrange.

I. U. F. M. : Cannibale pose aussi le problème de l’identité, de l’humanité ?

D. D : Cannibale, c’est avant tout une rencontre. Un bibliothécaire, que j’avais rencontré à Grenoble, m’a invité en Nouvelle-Calédonie. J’ai eu un coup de foudre pour ces îles. J’ai aujourd’hui gardé des amis dans les tribus. Cannibale a été une grande aventure aux ramifications nombreuses. J’ai d’ailleurs écrit depuis Le Retour d’Ataï et m’apprête à publier L’Enfant du zoo à destination d’un jeune public.

I. U. F. M. : Quel en est le sujet ?

D. D. : En allant à la rencontre de classes kanak, j’ai appris l’histoire d’une jeune fille prénommée Osla. Grâce à Cannibale, elle avait découvert l’origine de son prénom. Son ancêtre faisait partie des kanak envoyés à Paris lors de l’Exposition coloniale de 1931 puis échangés contre les crocodiles d’un zoo allemand. Elle avait été recueillie, le temps des expositions, par une famille allemande, choquée du traitement inhumain qui lui était infligé. Ce couple avait une fille : Osla. De retour en Nouvelle- Calédonie, la famille kanak a transmis le prénom, de génération en génération, en signe de reconnaissance. J’ai trouvé cette histoire touchante, d’autant qu’elle rejoignait une autre histoire trouvée dans les documents de l’exposition.

I. U. F. M. : Pourquoi avoir choisi de développer ce sujet en littérature jeunesse ?

D. D. : En fait, je ne fais pas de réelles différences entre les publics. J’attache une importance égale aux choix de construction, à la qualité d’écriture. Cette dernière doit aussi rester ludique, plaisante. Ainsi j’ai placé à l’intérieur de L’Enfant du zoo tous les palindromes qui existent dans la langue française, comme clin d’œil au mot « kanak ».

I. U. F. M. : Vous avez l’air d’aimer les contraintes d’écriture, est-ce pour cela que vous avez participé à l’aventure du Poulpe ?

D. D. : Pour moi le Poulpe n’a jamais représenté une contrainte. Ce projet un peu fou, né un soir de beuverie dans l’esprit de Jean-Bernard Pouy et de l’éditeur, m’a permis d’aborder des thèmes que je n’aurais pas pu traiter dans des maisons d’édition traditionnelles. Ils auraient été « censurés ».

I. U. F. M. : Quel que soit le sujet que vous abordez, votre écriture est toujours engagée ?

D. D. : Par définition, l’écriture noire ne tire pas à blanc...

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