Au Bonheur des dames : Zola et Cayatte

, par LAMOURE Alexandra, Lycée Marcel-Pagnol, Athis-Mons

Au bonheur des dames : analyse de l’adaptation cinématographique

Fiche d’identité du film de Cayatte

 Titre : Au Bonheur des Dames
 Réalisateur : André Cayatte
 Scénario : André Cayatte et André Legrand
 Dialogues : Michel Duran
 Date et pays : 1943 France NB
 Interprètes :

  • Michel Simon (Baudu)
  • Blanchette Brunoy (Denise)
  • Suzy Prim (Madame Desforges)
  • Albert Préjean (Mouret)
  • Jean Tissier (Bourdoncle)

I. Tableau comparatif des structures narratives du roman et du film

Au Bonheur des Dames
Zola
résumé narratif
Au Bonheur des Dames
Cayatte
résumé narratif
Chap. I (Oct année 1) Arrivée de Denise à Paris avec ses deux frères, Jean et Pépé (viennent de la gare Saint-Lazare à pied). (Jour 1) 1emn-11emn Arrivée chez son oncle de Denise et ses deux frères. "Trois lieues de marche pour commencer, deux heures de patache*, une nuit de chemin de fer et pour terminer l'omnibus." (Jean)

* (XIXe) Anciennement Diligence peu confortable où l'on voyageait pour un prix très modique. (Petit Robert)
Chap. II Embauche de Denise. Rencontre de Deloche. 11emn-15emn Entretien Mouret-Desforges (maîtresse et créancière de Mouret). Embauche au Bonheur des Dames. Brouille avec son oncle.
Chap. III (10 Oct année 1) Un thé chez Madame Desforges. Arrangement entre Mouret et le baron Hartmann. Présentation des clientes-types du Bonheur. 15emn-21emn Vendeuse au Bonheur. Altercation avec Mme de Boves et reproches de Mouret.
Chap. IV (10 Oct année 1) Les débuts de Denise au Bonheur au rayon confections : jalousie et concurrence féroce de la part des autres vendeuses. Rencontre avec Pauline Cugnot, vendeuse au rayon lingerie, qui deviendra son amie. 21e-22emn Entretien Mouret-Desforges : celle-ci lui vend son hôtel particulier (vente à terme, 7%, échéance à 6 mois). Le Vieil Elbeuf est désormais coincé entre les deux parties du Bonheur des Dames.
Chap. V On apprend que Pauline est la maîtresse de Baugé, vendeur au Bon Marché. Madame Aurélie, "première" du rayon des confections, invite toutes ses vendeuses pour une partie de campagne dans sa maison de Rambouillet ; toutes sauf Denise. Celle-ci accepte l'invitation de Pauline pour une sortie à Joinville, avec Baugé. 22e-28emn Les couples se forment. 1) Dans les chambres des vendeuses. Discussion amicale avec Pauline Cugnot à propos de Baugé, son ami. Visite de Jean. Ce dernier, à l'approche de Mouret et Bourdoncle, se réfugie chez Melle Vadon. Il est surpris malgré tout lorsqu'il sort. 2) Dans le bureau de Mouret. Il mène l'enquête et remarque la beauté et la moralité de Denise.
Chap.VI (Juillet année 1) Grand coup de balai de la morte saison : "Passez à la caisse!". Robineau procure un petit travail nocturne à Denise (noeuds de cravate) pour qu'elle arrondisse ses fins de mois. L'affaire est découverte par Bourdoncle qui la surprend en outre dans un sous-sol avec son frère Jean : renvoi de Denise. 28e-36emn Guerre commerciale entre le Bonheur et les petits commerçants (Tunet, Vinçard, Bédoré, Quinette, Bourras, Tatin). Geneviève malade.
Chap. VII (Juillet année 1 --> Juillet année 2) Denise trouve une "chambre garnie" chez Bourras (parapluies) et va de petits boulots en petits boulots jusqu'en Septembre, lorsque Bourras l'embauche chez lui. En Janvier elle entre chez Robineau qui a racheté le fonds de commerce de Vinçard (tissus) et y demeurera jusqu'en Janvier de l'année 3. En Juillet elle rencontre Mouret aux Tuileries : confus, ce dernier lui offre de rentrer au Bonheur ; refus poli de Denise mais confidences sur sa vision du commerce moderne. 36e-40emn Mouret s'occupe de Denise : discussion autour d'un mannequin. Desforges survient et, jalouse, essaie d'humilier Denise à propos d'une cape. Mouret soutient cette dernière. Les vendeuses, et entre autres Clara Prunaire, jasent (cantine).
Chap. VIII (Juillet --> Décembre année 2) Réconciliation et dîner chez les Baudu, confidences de Geneviève à propos de Colomban. "Des mois se passèrent." Nouvelle étape dans la faillite des petits commerçants (Tatin, Quinette, Vanpouille, Bédoré et soeur, Piot et Rivoire). Vente de la maison de Rambouillet (70 000 francs) (Baudu est voisin des Lhomme) : relance de la lutte et nouveau recul pour le mariage de Geneviève et Colomban.
Echec de Robineau. Colère de Baudu : "Eh bien allez en face!" (à Madame Bourdelais).
40e-41emn Pour continuer la lutte, Baudu accepte de signer des traites.
Chap. IX (Février année 3 --> été) Réintégration de Denise au Bonheur des Dames. Inauguration de magasins neufs, grande exposition des nouveautés d'été (succès colossal) ; jalousie croissante de Desforges à l'égard de Denise ; Denise passe "seconde" aux confections après le départ de Madame Frédéric. 42emn Pauline, enceinte, est dénoncée par Clara et renvoyée par Bourdoncle.
Chap. X (Août année 3) Inventaire (entorse de Denise); invitation à dîner de Mouret et refus de Denise qui prétend devoir dîner chez son oncle le soir même. Colère et désespoir de Mouret. 43e-47emn Baudu ne peut payer ses traites : il accepte de vendre son fonds de commerce à Desforges qui lui promet de le lui revendre au même prix dès qu'il aura redresser sa situation.
Chap. XI Thé chez Desforges : humiliation de Denise devant Mouret, qui la défend. ("Je suis prête à vous faire des excuses s'il l'exige.")

 

 

47e-48emn (Samedi) Grand coup de balai car les affaires vont mal. "Passez à la caisse!" Mouret demande à Denise de dîner avec elle : elle refuse et ... est nommée Seconde!
Chap. XII (Septembre année 3) Nouvelle façade mais désespoir de Mouret. Mignot, vendeur à la ganterie, arrêté et renvoyé pour vol (complicité d'Albert Lhomme, fils de Madame Aurélie). Discussion clandestine de Denise avec Deloche, sur Valognes, pays de leur enfance : surpris par Mouret. Crise de jalousie de Mouret, Denise ne cède pas. Elle est nommée "première" au nouveau rayon robes et costumes pour enfants. Elle sauve l'emploi de Pauline, enceinte. 48e-50emn (Dimanche) Denise au parc avec Pépé : Mouret passe au bras de Desforges, ce qui attriste la jeune fille.
Chap. XIII (Novembre année 3 --> Janvier année 4) Maladie puis mort de Geneviève après la disparition de Colomban parti, avec Clara Prunaire (lettre d'adieu à Baudu). Enterrement (sur 8 pages). Faillite définitive des petits commerçants du quartier. Tentative de suicide de Robineau (se jette sous les roues d'un omnibus). En Janvier, mort de Madame Baudu. Jean annonce son futur mariage avec la fille du pâtissier, si Denise y consent. Faillite de Bourras et rachat de son commerce (fonds et murs) par Mouret. Destruction de sa boutique. 50e-55e mn Mouret et Desforges au spectacle : Desforges lui demande de renvoyer Denise en échange de quoi elle est prête à lui céder le Vieil Elbeuf. Mouret accepte mais détourne l'obligation en nommant Denise Première ... au sous-sol ! Baudu se rend chez Desforges pour évoquer leur contrat : un domestique le renvoie à "Monsieur Mouret", son nouveau propriétaire.
55e-58emn Baudu, humilié, rentre chez lui, interpellé par Madame Bédoré qui lui jette à la figure la faillite des petits commerçants du quartier, écrasés par le Bonheur des Dames. Dispute avec Colomban qui refuse de reprendre le flambeau et d'épouser Geneviève "J'l'ai jamais aimé vot'fille ! C'est elle qui m'a couru après !". Mort brutale de celle-ci qui a tout entendu.
Chap. XIV (Janvier année 4) Grande exposition du blanc. Madame de Boves prise à voler des dentelles au comptoir de Deloche. Ce dernier est renvoyé. 58e-61emn Enterrement de Geneviève. Mme de Boves surprise à voler des dentelles.
64e-66emn Exposition du blanc. Succès.
66e-68emn Denise convoquée chez Mouret et nommée Première aux Confections. Mouret refuse un dîner chez Desforges et lui paie sa dernière échéance avant terme.
69e-71emn Denise est surprise par Mouret au sous-sol avec Jean, suite aux délations de Clara et Bourdoncle. Furieux et déçu, Mouret la renvoie. Denise l'annonce à Baudu, qui s'en réjouit. Elle évoque leur retour à Valognes.
72e-75emn Bilan de la journée dans le bureau de Mouret. "1million 39 mille francs 65 centimes" Mais Mouret est sombre. Il charge un coursier de cent mille francs pour Baudu. Renvoi de Mademoiselle Vadon (baiser de Jean). Elle parvient cependant à s'expliquer : Mouret apprend ainsi que Jean est réellement le frère de Denise. Il envoie Jouve la chercher et rejoint ses employés pour le bal.
Demande en mariage de Mouret et acceptation de Denise. 76e-79emn Baudu survient au milieu de la fête et jette les cent mille francs aux pieds de Mouret en l'accusant de sa ruine et de celle du commerce en général "Vous instaurez le règne de la camelote et du tape-à-l'oeil.". Mouret rebondit sur ses propos et annonce plusieurs mesures sociales qui soulèvent l'enthousiasme des employés tandis que Baudu retraverse la foule, sombre. Denise est arrivée et Mouret la demande publiquement en mariage.
79emn Mort de Baudu, écrasé par une voiture de livraison du Bonheur des Dames.
80emn Valse finale.

II. L’adaptation cinématographique

Principal procédé employé : la concentration

A. Un espace resserré

L’espace dans le roman

Roman : Place Gaillon, rue Neuve Saint-Augustin, rue de la Michodière et le quartier (évoqués) ; le Vieil Elbeuf (magasin, arrière-salle, chambres de Geneviève et ses parents) ; le Bonheur des Dames (nombreuses salles) ; hôtel particulier de Madame Desforges (salon, petit salon, boudoir) ; les Tuileries ; chambre mansardée de Denise au Bonheur ; chambre chez Bourras ; magasin de Bourras ; Joinville, bords de Seine ; chez Robineau (magasin et arrière-boutique)

L’espace dans le film

Film : Le Vieil Elbeuf (magasin, arrière-boutique, chambres de Geneviève et ses parents) ; Au Bonheur des Dames (rayon confection, bureau de Mouret, hall, réfectoire, sous-sol) ; chambre de Denise au Bonheur des Dames ; antichambre de Desforges ; salon de Desforges ; Tuileries ; bar ; rue.

Le film compte moins de lieux mais ceux-ci sont souvent symboliques : les deux magasins concurrents , la salle à manger de Baudu, modeste, et le bureau de Mouret, ambitieux, la chambre de jeune employée pauvre de Denise et le salon luxueux (colonnade, marbre et piano) de Desforges...

B. Moins de personnages mais des rôles plus riches.

Les personnages du film

Il y a moins de personnages dans le film que dans le roman. Voici les personnages du film qui prennent la parole, l’importance de leur rôle étant proportionnel à leur temps de parole :
 Baudu, sa fille Geneviève et sa femme.
 Denise et ses frères, Jean et Pépé.
 Colomban, commis de Baudu et fiancé de Geneviève.
- Octave Mouret, propriétaire et patron du Bonheur des Dames.
 Mme Desforges, aristocrate associée et maîtresse de Mouret.
 Bourdoncle, adjoint de Mouret.
 Mme Aurélie, Première au rayon confection.
 Clara Prunaire, vendeuse et bientôt maîtresse de Colomban.
 Baugé et Pauline Cugnot-Baugé, tous deux vendeurs au Bonheur et mariés en secret.
 Melle Vadon, fiancée de Jean et vendeuse au Bonheur.
 Inspecteur Jouve, chargé de traquer les voleuses.
 Mme de Boves, cliente et voleuse.
 Mme Marty, cliente qui échange sans cesse.
 Les petits commerçants du quartier (Tunet, Vinçard, Bédoré, Quinette, Bourras, Tatin) : seuls Tunet et Bédoré prennent la parole.

Les personnages qui ont disparu du film

Ont disparu du film : Robineau, Premier à la soie puis concurrent de Mouret après avoir racheté le commerce de Vinçard, Bouthemont le Premier à la soie après le départ de Robineau, Gaujean le fournisseur en soie, le fils Lhomme, caissier peu scrupuleux. On peut éventuellement penser que Robineau est évoqué dans le cri de Madame Bédoré jeté à Baudu : « Bourras a voulu s’tuer ! ».

Certains personnages ayant un rôle important chez Zola deviennent de simples figurants chez Cayatte : Bourras auquel Zola consacre presque tout le chapitre VII et une large partie du chapitre XIII ; Hutin et Favier, les deux vendeurs à la soie qui symbolisent l’ambition des petits, l’un des rouages du nouveau commerce, et que l’on devine seulement parmi les vendeurs auxquels Mouret donne ses ordres pour le bouleversement des rayons (33e-34emn) (Favier est nommé à la 7emn par Baugé et à la 20emn).

Un enrichissement des rôles

Cette diminution du nombre des personnages est compensée par un enrichissement de leur rôle. On voit en effet que certains personnages du film endossent le rôle de plusieurs personnages du roman (voir tableau comparatif) : Henriette Desforges est à la fois la Madame Desforges du roman, maîtresse de Mouret, et le Baron Hartmann, directeur du Crédit Immobilier et banquier du jeune homme. On remarquera d’ailleurs que Zola prend soin de souligner le caractère sensuel du baron : chapitre III, alors que Mouret tente d’entraîner Hartmann dans son aventure commerciale :

J’ai la femme, je me fiche du reste ! dit-il dans un aveu brutal, que la passion lui arracha.
A ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdait sa pointe ironique, il regardait le jeune homme, gagné peu à peu par sa foi, pris pour lui d’un commencement de tendresse.

Et plus loin

Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riant d’un rire hardi, vous vendrez le monde !
Maintenant le baron comprenait. Quelques phrases avaient suffi, il devinait le reste, et une exploitation si galante l’échauffait, remuait en lui son passé de viveur.

La Madame Desforges de Cayatte incarne ces deux pôles, l’argent et l’amour.

Selon le même procédé, Baudu est à la fois le Baudu de Zola, le vieux Bourras qui refuse de quitter sa boutique sur le point d’être démolie (chap. XIII et 61e-63emn) et Robineau qui après une tentative de concurrence au Bonheur des Dames finit sous les roues d’un fiacre, à ceci près que Robineau fait une tentative de suicide, ratée (chap. XIII), alors que Baudu ne voit pas venir la voiture de livraison du Bonheur et meurt sous les pattes du cheval et les roues du véhicule (79emn).

De même Mademoiselle Vadon regroupe plusieurs jeunes filles du roman : par son nom elle renvoie à la Vadon de Zola mais a la gentillesse de Pauline et doit épouser Jean à la place de la fille du pâtissier.

Le dernier exemple sera celui des clientes du Bonheur : dans le roman il y en a cinq, représentatives des différents types de clientes. Nous avons Madame Bourdelais, la raisonnable, Madame de Boves, la sensuelle bridée par son mari et qui finira par voler, Madame Marty, la fiévreuse qui ne résiste pas à un bout de chiffon et ruine son mari simple professeur, Madame Guibal, l’avare, et une inconnue de province, qui ne vient pas souvent mais achète beaucoup à la fois. Dans le film, ces cinq personnalités se réduisent à deux personnages : la cliente « au vase » qui va d’échange en échange (Mme Marty ?) et Mme de Boves, la voleuse. Ici, Cayatte a choisi la simplification plutôt que la concentration.

C. Une intrigue resserrée

1) Une durée plus courte ?

Le roman se déroule sur deux ans et trois mois (cf tableau). En revanche, le film ne présente aucun repère temporel très net. Au début, les magasins ouvrent mais il fait encore nuit : il semble donc que l’on soit déjà avancé dans l’automne. Lorsque Mouret veut inviter Denise à dîner, un Samedi soir alors que la jeune fille a aidé Madame Aurélie à finir l’inventaire : on est donc en août, en été. Il en est de même le lendemain, au parc ; du reste Denise et Pépé ne portent pas de manteau et la lumière est assez claire. Enfin lorsque Baudu arrive au milieu du bal, il porte un grand manteau sombre : nous sommes apparemment de nouveau en hiver, d’autant plus que Mouret a dit à Desforges dix minutes plus tôt qu’il préparait les costumes de bain de la saison d’été avec « six mois d’avance » : cette scène a donc lieu en Janvier, comme le confirme cette journée inaugurative de la grande exposition du blanc.

Le film apparemment se déroule donc du mois d’Octobre de l’année 1 au mois de Janvier de l’année 3. On peut supposer qu’il dure un an de moins que le roman, à moins que les vingt minutes qui séparent l’effervescence des boutiquiers en plein renouveau et leur faillite correspondent à un an...

2) Des événements supprimés

La partie de campagne à Joinville a purement et simplement été supprimée, ainsi que toute la vie de Denise chez Bourras ou encore son humiliation devant Desforges lorsqu’elle doit servir de mannequin.

3) Des événements modifiés

 dans leur déroulement :
Chez Zola Pauline, même enceinte, conserve son emploi au Bonheur (chap. XII), alors que dans le film elle est renvoyée par Bourdoncle (42emn).

 dans leur traitement :
Cayatte peut avoir choisi un autre ton, avoir mis en lumière d’autres aspects de l’épisode. Par exemple l’embauche de Denise : dans les deux cas la jeune fille rencontre Mouret, lui apprend qu’elle est la nièce de Baudu et est engagée. Cependant, chez Zola (chap. II) c’est une véritable épreuve d’initiation, chez Cayatte on sent une jeune fille sûre d’elle et déjà victorieuse (11e-15emn).

En revanche, Denise se contrôle moins à la 68e minute du film ...

CHAPITRE XII

68e MN

Denise émue ("Elle devenait très rouge, son coeur était sur ses lèvres, et elle sentait le mensonge impossible, avec cette émotion qui la trahissait ...") mais réservée et calme ("il retrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre de celle qu'il avait perdue, jusqu'à la voix douce , avare de paroles inutiles.").
Mouret d'abord hors de lui ("Je le chasse ! cria Mouret, qui mit toute sa souffrance dans ce cri furieux." ; "... il la pressa de questions avec une anxiété croissante."), ensuite abattu ("Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier une d'elles de ne pas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère." ; "Il en resta frappé, plus triste encore." ; " Il eut à son tour un faible sourire" ; "Le lendemain, Denise était nommée Première.")
Denise en colère s'apprête à être renvoyée et laisse exploser son indignation : "et quand vous avez résisté à l'hostilité de Bourdoncle et aux assiduités du patron, un caprice de Madame Desforges et, hop, passez à la caisse !".
Mouret l'écoute en restant calme pour finalement lui annoncer son avancement : "C'est fini ? (...) Bon. Mademoiselle, je vous ai convoquée pour vous dire qu'à partir de demain vous retournerez au rayon de confection en qualité de ... Première."

On voit qu’ici les tempéraments de l’un et l’autre personnage ont été inversés. En outre, Cayatte a choisi de faire suivre cette nomination de l’épisode avec Jean au sous-sol. Or cet extrait figure en fait au chapitre VI chez Zola, et non pas au chapitre XII. En effet, Zola fait précéder la décision de Mouret de la conversation de Denise avec Deloche, qui provoque la fureur jalouse de Mouret, alors que dans le film, c’est la présence de Madame Desforges qui déclenche chez Denise une réaction de jalousie. Les situations sont donc parfaitement symétriques.

4) Des événements inventés

Denise n’est jamais nommée Première au sous-sol (50e-55emn) dans le roman de Zola !

5) Une chronologie bouleversée

Les événements peuvent être inversés : chez Zola, Denise est renvoyée (chap. VI), réintégrée (chap. IX) puis nommée Seconde au rayon confection (chap. IX) et enfin Première à la confection pour enfants (chap. XII). Chez Cayatte elle est d’abord nommée Seconde à la confection (48emn) puis Première au sous-sol, à l’emballage (50e-55emn), ensuite Première à la confection (68emn) pour être finalement renvoyée (70emn).

Ils peuvent être aussi déplacés dans l’oeuvre : dans le roman, Pauline est enceinte deux chapitres avant la fin et Denise sauve son emploi en intervenant auprès de Mouret : « Mais Denise avait eu le temps d’intervenir (...) Pompeusement, il fut décidé que toute vendeuse mariée qui deviendrait enceinte, serait mise chez une sage-femme spéciale, dès que sa présence au comptoir blesserait les bonnes moeurs. ». Au cinéma, Mouret n’annonce la création d’une maternité et d’une aide aux jeunes mères qu’à la toute fin du film.

D. Pourquoi toutes ces modifications ?

Plusieurs réponses ...

 Resserrer le temps et l’action maintient en éveil l’intérêt du spectateur.

 Simplifier l’intrigue la rend plus facile à suivre : au cinéma, on ne peut revenir en arrière comme dans un livre et la perception est en large partie « im-médiate ».

 Certaines scènes acquièrent par ces modifications une valeur symbolique plus forte. Par exemple la demande en mariage de Mouret à Denise ayant lieu en public juste après l’annonce de plusieurs réformes sociales, la scène met en évidence l’équivalence établie entre le nouveau commerce et les promotions sociales, individuelle (Denise) ou collective (employés). De même la mort de Baudu, absente du roman, symbolise l’échec final du petit commerce, c’est-à-dire du corporatisme, entre autres soutenu par Pétain (nous sommes en 1943), ruiné par les grands magasins, synonymes d’avenir et de progrès.

 Les modifications assurent aussi la cohérence de l’intrigue : Denise nous est d’emblée apparue comme une jeune fille pleine de caractère (cf embauche 11e-15emn) ; il était donc normal qu’elle se rebiffe contre Mouret lorsqu’elle croit son renvoi arrivé (68emn) et que Cayatte inverse les réactions des deux personnages par rapport au roman. De la même manière, la promotion de Denise au sous-sol a permis au metteur en scène de rester cohérent avec son choix de remplacer le Baron Hartmann par Madame Desforges : le baron ne pouvait développer une telle jalousie à l’égard de Denise et ce passage était donc inutile chez Zola ; en revanche, il était indispensable chez Cayatte pour montrer le dilemme dans lequel se trouve pris Mouret, qui aime Denise mais a besoin de l’argent de Desforges. Cayatte utilise aussi cet épisode pour indiquer un degré de plus dans l’attachement de Mouret à Denise : il aurait pu, en effet, la renvoyer tout simplement.

III. Utilisation des moyens techniques propres au cinéma

A. Opposition des deux magasins, c’est-à-dire du corporatisme (le Vieil Elbeuf) et du commerce nouveau (le Bonheur des Dames)

  LUMIERE DÉCOR PERSONNAGES ACTIONS
Au Bonheur des Dames
vive, multipliée
grand magasin,
nombreuses fenêtres,
grande porte : plusieurs employés peuvent la franchir en même temps.
Plusieurs employé(e)s
communication spontanée
magasin déjà ouvert, en activité ; une vendeuse installe des chapeaux dans une vitrine.
LE VIEIL ELBEUF aucune petit magasin,
fenêtres étroites et obturées par des volets,
porte étroite (jeu de la caméra quand Denise et ses frères entrent : la caméra est à l'intérieur du magasin. Les personnages emplissent tout l'espace de la porte et doivent la franchir l'un derrière l'autre.)
un commis (Colomban), silencieux même quand on l'interpelle. Colomban ouvre le magasin (retire un volet).

D’emblée le Vieil Elbeuf est en retard sur le Bonheur des Dames et associé à l’obscurité et à la lenteur, c’est-à-dire symboliquement à la mort.

B. Utilisation du décor. Jeu des acteurs

Le décor est aussi porteur de sens et sa simple perception déclenche chez le spectateur des émotions et des sentiments.

Ainsi deux scènes s’opposent :
 la rencontre de Baudu avec son fournisseur qui lui propose de faire affaire
 et celle de Mouret avec Desforges également pour affaire.

Chez Baudu : c’est la salle à manger qui sert de bureau. Le décor en est simple mais chargé : nombreux cadres, petits et moyens, cheminée en bois et pierre, buffet avec dressoir à vaisselle, une table sur laquelle on voit une grosse lampe à huile, un fauteuil, une petite commode. En revanche le plafond est bas, la pièce de taille réduite, et les personnages occupent, dès qu’ils se lèvent, presque tout le champ de la caméra, d’où une impression d’étroitesse. Enfin la salle est peu éclairée.

Chez Mouret : le directeur n’habite pas son magasin et y possède un bureau sans autre fonction. Les plafonds sont hauts, les dimensions vastes et, même debout, les personnages n’occupent pas tout le champ de la caméra (espace au-dessus de leur tête). La lumière ne manque pas dans cette salle, meublée avec sobriété mais luxe : on y voit deux bureaux, une table de marbre surmontée d’un grand portrait de Madame Hédouin, première épouse de Mouret, colonnes supportant des chandeliers, plusieurs chaises capitonnées, tableaux, parquet. Les accessoires ont également leur importance : lorsque Mouret prend des objets sur son bureau afin de rendre sa démonstration immobilière plus convaincante, il choisit un gros presse-papiers en marbre pour le Bonheur des Dames, un petit flacon de verre bien fragile pour le Vieil Elbeuf et un petit coffret, sans doute plein de secrets galants, pour l’Hôtel Duvillard appartenant à Madame Desforges (on trouvera un coffret du même genre sur le piano de Desforges, lorsque Mouret l’embrasse pour la première fois, à la 23emn, ...). On imagine déjà le magasin de Baudu écrasée par le pouvoir de la finance dopée par l’amour ...

Le jeu des acteurs est également révélateur : très vite Baudu s’énerve et perd son contrôle, vaincu d’avance, alors que Mouret reste calme et courtois, voire séducteur, déjà vainqueur.

C. Les tailles de plan et les mouvements de caméra

Rappel :

  • Plan général : le décor et ses environs (ex : vue aérienne).
  • Plan d’ensemble : le décor entier.
  • Plan demi ensemble : la partie du décor où se joue l’action.
  • Plan moyen : personnage en pied et en action.
  • Plan américain : personnage coupé à mi-cuisse.
  • Plan rapproché : personnage coupé à la poitrine.
  • Gros plan : visage entier.
  • Très gros plan : une partie du visage. (Taille absente du film, sans doute parce qu’excessive.)
Le décor

 Plan général : 2emn, découverte du quartier (nuit finissante, toits de zinc, immeubles, place pavée, un omnibus arrive).

 Plan d’ensemble : 3emn, l’omnibus et quelques personnages, pris en plongée (rapprochement du spectateur). 4emn, découverte du Bonheur des Dames et 6e mn du Vieil Elbeuf (opposition des deux commerces : la caméra effectue un travelling pour présenter le grand magasin, alors qu’un plan fixe suffit pour la petite boutique de Baudu).

 Plan demi-ensemble : 3emn, descente de l’omnibus de Denise et Pépé, aidés par Jean. (Le spectateur est encore assez loin : il découvre la petite famille, ne la connaît pas encore bien.)

Les personnages

 Plan moyen : 10emn, Mouret descend d’un fiacre avec une jeune femme richement vêtue (opposition omnibus de Denise et voiture particulière de Mouret).

 Plan américain : 6emn, Denise et ses frères en route vers le Vieil Elbeuf (le spectateur les connaît désormais mieux).

 Plan rapproché : 8emn, Baudu annonçant le malheur du Bonheur des Dames (passion du vieil homme mise en valeur par le rapprochement de la caméra).

 Entre le plan américain et le plan rapproché, la conversation de Mouret avec Desforges à la 13emn.

 Du plan rapproché au gros plan, 16emn, la douleur de Geneviève lorsqu’elle voit Colomban embrasser Clara Prunaire à la sortie du Bonheur des Dames. (Le spectateur entre dans l’intimité des pensées de cette jeune fille si discrète et secrète. On entend en fond sonore un bruit de voiture sur le pavé, comme pour annoncer sa mort prochaine ...)

Conclusion

Nous avons essayé de montrer qu’adaptation ne rimait décidément pas avec appauvrissement et que changement ne signifiait pas trahison. Toute adaptation est donc re-création et cette version du Bonheur des Dames, tout en respectant l’esprit du roman de Zola, a su trouver un nouveau sens, plus daté, apportant ainsi à ce regard sur l’histoire l’immortalité du septième art.

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)