La chevalerie et la tradition épique dans le Conte du Graal

, par PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Chrétien de Troyes a toujours placé au centre de ses récits un chevalier :
 Cligès dans Cligès
 Erec dans Erec et Enide
 Yvain dans Le Chevalier au lion
 Lancelot dans Le Chevalier de la charrette

Mais cela ne transparaît pas aussi clairement dans le titre du Conte du Graal : c’est la première fois que le titre d’un des romans de Chrétien porte non pas sur un personnage, mais sur un objet. Toutefois, la thématique chevaleresque apparaît dès le prologue avec la comparaison du mécène Philippe de Flandre avec Alexandre. La question de la chevalerie est bien au cœur du Conte du Graal, et ce d’autant plus que le dernier roman de Chrétien ne présente plus une mais deux figures de chevalier. Situation inédite jusqu’à présent pour Chrétien, et d’autant plus que l’un d’eux ne l’est pas dès le départ :Perceval devient chevalier au cours du récit, ce qui donne à la première partie de l’œuvre l’allure d’un roman d’apprentissage chevaleresque. Ce point a d’ailleurs été souvent analysé, et nous renvoyons aux analyses de Jean Dufournet « Le Conte du Graal, roman d’éducation », Paule Le Rider, Le chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes , chap. II : « La structure du Perceval, le conte des bons conseils » et chap. IV : « Apprentissage et initiation » et Alexandre Micha, « Le Perceval de Chrétien de Troyes (Roman éducatif). Cependant, le choix de Perceval et Gauvain est problématique. La présence de deux personnage n’est-il pas un facteur de mise en cause, qui tend à montrer que la chevalerie devient plus complexe que dans les premières œuvres de Chrétien ?

De plus, il ne faut pas oublier que le mot « chevalerie » connaît trois acceptions à l’époque de Chrétien :
 exploit digne d’un chevalier (1080)
 état, qualité d’un chevalier (1165-1170)
 l’ensemble des chevaliers et l’institution des chevaliers (1155)

A) La chevalerie comme institution, miroir de la société féodale

S’interroger sur le chevalier dans le Conte du Graal, c’est bien sûr s’interroger sur le personnage du chevalier (son statut, ses fonctions à l’intérieur du récit, etc.), mais la chevalerie au Moyen Age n’existe pas que dans la littérature. Il faut donc aussi étudier les rapports entre la représentation de la chevalerie dans l’œuvre et les réalités sociales contemporaines auxquelles elle est attachée.

La chevalerie : un statut social

La chevalerie est ainsi avant tout un statut social. L’appellatif de « chevalier » est récurrent que le Conte du Graal pour désigner un homme noble. Le mot met l’accent sur la vocation militaire, sans pour autant que l’activité du chevalier soit spécifiquement guerrière : le chevalier s’adonne autant aux joutes ludiques ou courtoises : comme les tournoie à Tintagel, auxquels Gauvain est amené à participer) qu’aux combats dictés par des circonstances précises (comme sauver Blanchefleur). Le chevalier se définit donc d’abord par son appartenance à un lignage noble, parfois même à un lignage de très haute noblesse : Gauvain est neveu du roi Arthur et fils du roi Loth (Grinomalant, indiquant à Gauvain l’identité des reines qui habitent le château merveilleux, rappelle que la sœur d’Arthur, mère de Gauvain, est la femme du roi Loth : p.207). Perceval lui-même est d’un lignage très renommé, comme sa mère le lui apprend :

p. 41 : « Chevalier, vous l’auriez été s’il avait plu au seigneur Dieu que votre père veillât sur vous, de même que vos autres amis. Jamais il n’y eut chevalier de si haut prix que votre père. Et nul ne fut si redouté parmi les îles de la mer. Beau fils, vous pouvez vous vanter que vous n’avez point à rougir de son lignage ni du mien, car je suis née de chevalier, des meilleurs de cette contrée. »

Le lignage maternel n’a rien à envier à la branche paternelle, et on saura même plus tard que le Roi Pêcheur est son cousin (et le père du Roi Pêcheur son oncle maternel), il est donc d’origine très élevée, sinon royale. L’histoire de sa famille l’a en revanche placé dans une situation matérielle moins reluisante que celle des chevaliers de la Table Ronde : les calamités consécutives au règne d’Uterpandragon ont amené son père à s’exiler sur une « gaste terre ». Il n’y a donc pas de différenciation sociale introduite par le terme chevalier. Gornemant de Goort, par contre, est qualifié de « prodome », qui connote favorablement au plan moral (tandis qu’un chevalier peut être bon ou mauvais). Gornemant appartient à la catégorie des « vavasseurs » = chevaliers retirés sur leurs terres, traditionnellement associée dans les romans arthuriens aux étapes que fait le chevalier errant chez ceux qui lui offrent l’hospitalité.

Protocoles et codes d’honneur chevaleresques

La chevalerie en tant qu’institution obéit à des protocoles et des codes d’honneur chevaleresques comme l’adoubement. Celui-ci ne peut se comprendre que comme le rituel symbolique de la vassalité. L’adoubement de Perceval par Gorneman ne peut donc être compris qu’en référence à la société féodale. L’historien Jacques Le Goff a défini les différences étapes de ce rituel symbolique :
 1. L’hommage, au cours duquel le vassal qui devient homme du seigneur exprime son engagement en affirmant « je le veux » puis en plaçant ses mains jointes entre celles de son seigneur. Cette importance rituelle du geste est d’ailleurs celle qu’on retrouve dans les miniatures médiévales.
 2. La foi, que le vassal jure à son seigneur par un baiser sur la bouche puis en prononçant un serment sur la Bible ou sur des reliques. Le vassal est désormais « homme de bouche et de main du seigneur ».
 3. L’investiture du fief, qui consiste en la remise par le seigneur d’un objet symbolique à son vassal, et qui doit correspondre à la nature du fief (= « obligation de faire »). Une épée marque ainsi un pouvoir auquel s’attache un droit de violence.

Ces étapes se retrouvent, plus ou moins soulignées, dans l’adoubement de Perceval par Gornemant, p. 63 à 65. Bien sûr, la littérature ne saurait être un miroir exact de la réalité, aussi certaines dimensions de ce rituel sont-elles transformées. C’est a priori aux rois qu’est dévolue la fonction d’adouber les jeunes gens. Ainsi les frères de Perceval ont-ils été respectivement armés chevaliers par le roi d’Escavalon et par le roi Ban de Gomeret. Paradoxalement, ce n’est pas par Arthur que Perceval est véritablement initié aux rites de la chevalerie, même si le jeune homme naïf a, au départ, l’impression d’avoir gagné son armure à la cour du roi Arthur, comme si le roi les lui avait données lui-même. Le protocole qui fait de Perceval un chevalier se déroule chez Gornemant de Goort. Celui-ci commence par prodiguer au jeune homme un enseignement pratique, sur le maniement des armes, mais il se livre, au moment où Perceval veut le quitter, à un véritable adoubement dans les règles :
 la parole du vassal qui exprime son engagement à son seigneur par une parole :

p. 63 : « Ainsi ferai et n’y manquerai en rien. »

 l’importance religieuse :

p. 64-65 : « Le seigneur fait sur lui le signe de croix »

 le baiser :

p. 64 : « C’est le maître qui lui ceint l’épée et l’embrasse. »

 le don du fief, qui symbolise l’entrée de Perceval dans la chevalerie : Gorneman chausse en effet à Perceval l’éperon droit (p. 63) et lui ceint l’épée (p. 64). Cette entrée est d’ailleurs soulignée par une parole toute ritualisée :

p. 64 : « Avec cette épée que je vous remets, je vous confère l’ordre le plus haut que Dieu ait créé au monde. C’est l’Ordre de Chevalerie qui ne souffre aucune bassesse. »

Cet adoubement vient donc compléter et corriger l’adoubement parodique auquel nous assistons après la victoire de Perceval contre le Chevalier Vermeil, lorsque le « nice » tente de récupérer les armes du mort.

On retrouve d’ailleurs une autre scène d’adoubement dans le roman, lorsque Gauvain adoube les cinq cents écuyers du Château des Reines :

p.216 : « La reine fait chauffer les étuves ; on prépare bien cinq cents cuves. Elle y fait entrer les garçons pour se baiger et s’étuver. Puis on leur a taillé des robes à leur mesure qu’ils mettront en sortant du bain. Leurs étoffes étaient tissées d’or, les doublures étaient d’hermine. Jusqu’au matin, les écuyers au moutier veillèrent debout sans s’agenouiller. Dès l’aurore, messire Gauvain chaussa chacun d’eux, de ses mains, l’éperon droit, leur ceignit l’épée et puis leur donna l’accolade, se faisant ainsi la compagnie empressée de cinq cents chevaliers nouveaux. »

On retrouve ici les mêmes gestes que lors de l’adoubement de Perceval par Gornemant, ce qui souligne le caractère rituel.

Une société chevaleresque

Cette société chevaleresque repose ainsi sur des hommages mutuels que se rendent les personnages, et qui sont la garantie d’une stabilité. Cette cohésion est tour à tour assurée par Perceval et Gauvain. En effet, le Conte du Graal s’ouvre sur une remise en cause du pouvoir arthurien. Cette ouverture est traditionnelle : on la retrouve par exemple dans Le Chevalier de la Charrette, vers 43 à 79, p. 502 à 503, lorsque Méléagant vient informer le roi qu’il retient en prison un grand nombre de ses sujets et enlever la reine. Plusieurs éléments du début du Conte montrent en effet cette contestation :
 Perceval ne reconnaît pas le roi alors qu’il est assis au bout de la table comme sa fonction l’exige. La non-reconnaissance du roi dans le texte montre que le héros est un « nice », mais c’est aussi le signe aussi de la menace qui règne sur la figure royale.
 Le roi est impuissant ; il est muet, pensif et isolé de ses sujets, il vient de se faire voler la coupe d’or et il est séparé de la reine - figure de la souveraineté dans la mythologie celtique - qui s’est retirée dans sa chambre.
 Le fait que le roi ne salue pas Perceval avant que celui-ci, précisément par sa « niceté » qui devient un atout, ne fasse tomber son chapeau royal. Cet aveuglement, cette absence du roi est le signe d’une plus grande absence : celle du pouvoir royal.

Tous ces signes concourent à prévenir le lecteur que la figure royale traditionnelle de la matière de Bretagne - le roi Arthur qui incarne d’habitude la stabilité - est menacée de s’écrouler.

Perceval rétablit ainsi une première fois la souveraineté d’Arthur, certes malgré lui, en combattant contre le Chevalier Vermeil et en permettant au roi de récupérer sa coupe, symbole de pouvoir. Le Chevalier Vermeil, qui s’en est emparé, apparaît ainsi comme une figure de la contestation de l’autorité royale, un baron révolté. Il attend que le roi lui envoie un « champion », une personne susceptible de défendre ses couleurs :

p. 54 : « Serais-tu celui qui s’avance pour soutenir le droit du roi ? »/ « Et moi ici je te demande si quelqu’un vient, de par le roi, qui veut combattre avec moi. »

On retrouve d’ailleurs ce symbole dans Cligès, vers 1524 à 1544, p. 335 à 336, puis vers 2176 à 2182, p. 356, dans la même situation. Le comte félon Engrès s’est en effet approprié le royaume d’Arthur, et le don que promet le roi à celui qui permettra le prendre le château où s’est retranché le comte obtiendra une coupe, qui est d’ailleurs rapprochée de la couronne royale :

« Le roi lui fait donner la coupe de quinze marcs qui était magnifique ; il lui répète avec insistance qu’il n’a pas e bien si précieux, la couronne et la reine exceptées, qu’il ne mette en sa possession, pour peu qu’il en fasse la demande. »

Par la suite, Perceval donne des signes d’allégeance envers le roi en lui envoyant comme prisonniers tous les chevaliers qu’il vainc en combat singulier et qui sont autant de figures encore non intégrées à l’univers pacifié d’Arthur.

Dans la deuxième partie du Conte du Graal, ce sera au tour de Gauvain de rétablir l’autorité menacée. Le tournoi de Tintagel apparaît en effet bien problématique, comme l’a montré Paule Le Rider au chapitre IX de son ouvrage Le chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes : « Le voyage au royaume d’Escavalon ». On peut s’interroger sur sa nature véritable quand on voit la longue description du château fermé, et comme assiégé, à l’image de celui de Beaurepaire : Gauvain reste en effet aux portes du château de Tintagel de la p. 124 à la p. 131 En effet, la porte du château a été fermée pour toute la durée du tournoi, et elle n’est rouverte que lorsque les chevaliers se séparent. Gauvain peut alors pénétrer avec eux dans la place forte :

p. 131 : « On se quitte pour la nuit, et tous ceux qui étaient sortis du château le matin y rentrèrent. Monseigneur Gauvain y alla et y entra en même temps que la troupe. »

S’agit-il seulement d’une pratique mondaine de la chevalerie ? On peut se poser la question à voir l’angoisse des gens de Tintavel :

p. 125 : « chacun d’eux avait trop peur qu’il ne les fît ensuite détruire. Il a fait murer et enclore toutes les entrées de son château, et chaque porte fut murée de pierre dure et de mortier, qu’il n’y faille d’autre portier. Sauf une petite poterne, mais plus solide que le verre [mauvaise traduction pour : mais qui n’était pas de verre], qu’il a laissée libre. Elle était faite pour durer, de cuivre renforcé de fer. Elle en contient autant qu’en pourrait porter une charrette. »

La nature mondaine de ce tournoi devient bien plus problématique lorsqu’on la confronte avec d’autres récits de tournoi des romans de Chrétien de Troyes. A Oxford, Cligès s’est établi dans la ville, qui reste ouverte le temps du tournoi, si bien que le héros peut aller et venir pour changer d’armure comme il l’entend. La description du tournoi de Tintagel laisse au lecteur une impression toute différente. Dès les premiers vers apparaissent des notions déconcertantes : les habitants de Tintagel ne se préparent pas au tournoi comme à une fête chevaleresque, mais presque comme à une guerre. Jusqu’au bout, ils hésitent à l’entreprendre. Ils redoutent en effet que Méliant de Liz, qui est le suzerain de Thibaut, ne profite de sa force pour les ruiner :

p. 125 : « Thibaut avait fait rassemblé tous ses parents et ses cousins. Il a mandé tous ses voisins, et tous y sont bientôt venus, grands, petits, jeunes et chenus. Sire Thibaut n’a pas trouvé d’accord en son conseil privé pour jouer contre son seigneur, car chacun d’eux avait trop peur qu’il les fît ensuite détruire. »

De plus, le vavasseur dont le conseil décide Thibaut à entreprendre le tournoi compte non seulement sur l’intervention des chevaliers qui font partie de son camp, mais également sur des gens de pied, forts efficaces contre les chevaliers, puisqu’ils tuent leurs chevaux :

p. 126 : « je propose, selon moi, que nous engagions dès maintenant l’épreuve de ce tournoiement. Vous avez de bons chevaliers, de bons sergents, de bons archers. Ceux-ci leur tueront leurs chevaux, quand ils viendront, comme je le crois, tournoyer devant cette porte. »

Cette information est conforme à la réalité des tournois du 12ème et du 13ème siècle, mais cette mention réaliste est très surprenante dans un texte de Chrétien. Les nombreuses allusions au butin renforcent cette impression. Certes dans ses récits de tournois, Chrétien mentionne les prises des chevaliers vainqueurs : « Chevaliers prend, chevax gaaigne. » = Ils peuvent rançonner les adversaires abattus et s’enrichir des chevaux gagnés au combat.

Mais Chrétien d’ordinaire, évacue rapidement ces réalités matérielles de la chevalerie du temps en précisant toujours que les chevaliers recherchent la gloire, et non le profit. Ce sera d’ailleurs le cas de Gauvain, mais il sera apparemment le seul lors de ce tournoi :

p. 130 : « Qui fait une prise l’emporte, là où elle est en sûreté. »

p. 130 : « Les dames, en ce moment, s’amusent à voir un valet chauve qui tenait un bout de lance et qui portait une rêtière autour du col, débris qu’il glanait pour revendre. Or l’une d’elles à l’esprit fol, va l’interpellant et lui dit : « Sire écuyer, Dieu m’aide, qui allez comme fol décoiffé, et qui, dans la foule, happez ces fers de lance, ces rêtières, et ces débris et ces croupières, vous faites un pauvre métier dont vous aurez petit loyer. »

Toutes ces réalités sordides concordent mal avec des tournois mondains habituels des romans de Chrétien. Par contre, elles évoquent bien davantage les scènes de brigandage, que l’on retrouve par exemple dans Erec et Enide :

Vers 2931 à 2935, p. 153, lors que des chevaliers brigands attaquent Erec et Enide : « Aussitôt qu’ils les eurent aperçus, ils se partagèrent en parole tout leur équipement, comme s’ils en avaient déjà pris possession C’est mauvaise chose que convoitise. »

On peut dès lors penser que ce tournoi n’a en fait rien de mondain : le suzerain veut ruiner son vassal, pratique condamnable, mais attestée à l’époque. C’est bien à cela que ressemble le tournoi de Méliant de Liz, très puissant, contre son vassal Thibaut ? En combattant pour la Pucelle aux Petites Manches, Gauvain restaure la souveraineté de Thibaut, et joue un peu le rôle d’Yvain qui, dans le Chevalier au Lion, défend les droits d’une sœur cadette dont l’aînée veut voler l’héritage : vers 5073 à 5102, p. 878 à 879.

B) Chrétien, héritier de la tradition épique

L’exploit digne d’un chevalier, premier sens du mot « chevalerie » au Moyen Age, apparaît d’abord dans la prouesse de ce dernier, c’est-à-dire l’exercice de la violence, en particulier lors des combats singuliers. L’accumulation de combats d’une violence indicible dans la littérature médiévale peut surprendre, d’autant plus dans un roman courtois. Pourtant les œuvres de Chrétien de Troyes sont les héritières des chansons de geste des XIème et XIIème siècle. Cette violence peut paraître démesurée, mais c’est paradoxalement au Moyen Age un exercice de « mesure » : mesure du courage, mesure du devoir, mesure de la fidélité, mesure du rang, mesure du devoir, mesure de l’honneur, mesure de l’amour, et surtout, mesure de soi. D’ailleurs, n’est-ce pas ainsi qu’est nommé à plusieurs reprises Lancelot lors du tournoi de Noauz :

Le Chevalier de la Charrette, vers 5563, p. 659 : « Voici venu celui qui en prendra la mesure ! »

Car la violence médiévale n’est jamais gratuite : elle a un but précis, s’exerce sur des objets précis et dans des conditions spatio-temporelles données. Bref, elle est codifiée.

Une vision stéréotypée du chevalier et du combat singulier : les motifs épiques

Les motifs épiques sont ainsi très stéréotypés. La confrontation avec les miniatures médiévales permet d’ailleurs de souligner cette idée de conformité. Il ne s’agit pas ici d’être original, mais de répondre aux attentes du lecteur. Le combat singulier peut ainsi se subdiviser en différentes étapes successives :
 Le chevalier défie son adversaire
 Le chevalier éperonne son cheval
 Il brandit sa lance
 Il frappe son adversaire
 Il fend l’écu de son adversaire
 Il brise son haubert
 Il lui passe la lance à travers le corps
 Il abat son adversaire de sa monture, mort dans certains cas.
 Variante possible : la lance se brise
 Les deux chevaliers poursuivent alors leur combat à terre, à l’épée.
 La grâce doit être accordée dès que l’un des deux s’avoue vaincu et demande merci.

Certaines formules de Chrétien soulignent d’ailleurs cette inscription dans le stéréotype en ne décrivant pas précisément le combat, et en renvoyant explicitement à l’horizon d’attente du lecteur / auditeur à l’aide d’une prétérition :

p. 74 : « On ne peut raconter tous les coups un par un mais vous devez savoir que longue fut la bataille. »

p 82 : « Je vous conterais bien les épisodes si je voulais m’en donner la peine, mais à quoi cela servirait-il ? En un mot comme en cent Clamadeu doit demander merci. »

p 106 : « Dure bataille et sans faillir. Pourquoi voudrais-je la décrire ? »

Autre signe du caractère rituel du combat singulier : le duel judiciaire pour lequel Gauvain est convoqué à Escavalon. C’est une pratique historiquement attestée au Moyen Age, qui repose sur la croyance que Dieu ne peut donner la victoire qu’à celui qui a raison. C’est ainsi que Gauvain peut reconnaître le meurtre du roi d’Escavalon, mais s’innocenter de l’accusation de traîtrise formulée par Guiganbrésil en acceptant le duel judiciaire.

De la chanson de geste au roman de chevalerie

On remarque dès lors que, dans les œuvres de Chrétien, et notamment dans le Conte du Graal, le code de la chevalerie reste le même : il exige mesure et générosité envers son ennemi ; le respecter, c’est se faire respecter, c’est marquer son appartenance à une caste, la plus noble, au sens « haut » du terme. Le chevalier se définit ainsi contre les autres homme par la violence, mesure positive d’un rang social. Les codes littéraires (motifs épiques, narration épique) sont également très proches de la chanson de geste. Lorsque nous observons les dates des œuvres du Moyen Age, nous constatons que si la chanson de geste est antérieure au roman courtois, la 2ème moitié du XIIème siècle (pendant laquelle écrit Chrétien de Troyes) est également la période de rédaction de quelques chansons de gestes. D’autres seront également écrites au XIIIème siècle, comme Girart de Vienne, Girart de Roussillon, etc. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que nous retrouvions dans Le Conte du Graal et les autres romans de Chrétien de Troyes la même violence que dans une chanson de geste : ennemis abattus, décapités, blessures horribles, épées brisées, etc. La violence est un passage obligé de la vie du chevalier exemplaire, elle fait partie de son initiation, puis du maintien de son rang dans une société dont la hiérarchie est sans arrêt remise en question par les combats en tout genre. Par le nombre et le caractère souvent stéréotypé des combats singuliers dans Le Conte du Graal, Chrétien s’inscrit dans la lignée de la tradition épique. Avant de devenir un modèle, son roman s’inscrit dans la réécriture d’un modèle. La dette de Chrétien à l’égard des chansons de geste se retrouve d’ailleurs dans une brève notation de son 2ème roman, Cligès, où il fait allusion à la Chanson de Roland, lorsque Arthur remet sa terre, sur les conseils de ses barons, entre les mains du comte Engrès :

Cligès, vers 1070 à 1072, p. 322 : « C’est sur leurs conseils qu’il a confié et remis sa terre entre les mains du traître qui était pire que Ganelon. »

Autre allusion à la Chanson de Roland, qui a pour but de louer de façon hyperbolique la vaillance d’Yvain :

Le Chevalier au Lion, vers 3233 à 3237, p. 817 : « Voyez comme il se bat avec son épée, quand il la tire ! Jamais, avec Durandal, Roland ne fit un si grand massacre de Turcs à Roncevaux, ni en Espagne. »

Ce qu’on peut remarquer, c’est que dans les œuvres de Chrétien, c’est que le code de la chevalerie reste le même : il suffit pour cela de comparer les différents combats singuliers du Conte du Graal :
 Combat entre Perceval et le chevalier Vermeil p 53-56
 Combat entre Perceval et Anguingueron p 73-74
 Combat contre Clamadeu des Iles p 82
 Combat entre Perceval et l’Orgueilleux de la Lande p 105-106
 Combat entre Perceval et Sagremor p 112
 Combat entre Perceval et le sénéchal Keu p 113
 Combat entre Gauvain et Mélian de Lis p 139
 Combat entre Gauvain et le neveu de Gréoréas
 Combat entre Gauvain et l’Orgueilleux du Passage à l’Etroite Voie, qui garde l’abord de Galvoie et est l’ami de la Male Pucelle, l’Orgueilleuse de Logres

C’est donc le sens de la violence qui a changé, et non pas son code.

Une éthique courtoise de la chevalerie

Un roman arthurien ne peut pas faire l’économie de la violence. La force sous sa forme la plus élémentaire, la force physique, est en effet la vertu essentielle du chevalier, ce qui fait son « prix ». Le héros de roman en quête d’aventure et d’exploits ne diffère guère sur ce point du héros de chansons de geste. Mais ce dernier justifie sans problème l’usage d’une force qu’il met au service de Dieu, de son roi, de la chrétienté. Le chevalier arthurien, à partir de Chrétien de Troyes, doit s’inventer d’autres raisons d’être : lutter contre les manifestations toujours renaissantes du Mal, c’est-à-dire en somme contre tous ceux qui ne reconnaissent pas l’ordre arthurien du monde.

A la différence des chansons de geste ou des romans d’inspiration antique (la « matière antique »), le roman arthurien et la « matière de Bretagne », à partir de Chrétien de Troyes, a choisi de privilégier la femme en détresse, dame ou demoiselle victime de la violence du monde, comme point d’application privilégiée de la prouesse du chevalier. Ainsi, dans le Chevalier de la charrette, vers 1302 à 1316, p. 537 à 528, Chrétien énonce, c’est-à-dire invente, les coutumes du royaume de Logres, le royaume d’Arthur :

« Les coutumes et les droits voulaient en ce temps-là que tout chevalier venant à rencontrer seule une demoiselle ou une jeune fille ne lui aurait pas plus manqué d’égards qu’il ne se fût tranché la gorge, s’il tenait à garder son renom : s’il lui faisait violence, il aurait à jamais été couvert d’opprobre dans toutes les cours. Mais si elle était sous escorte, quiconque aurait eu envie de se battre avec son compagnon et de la conquérir par les armes, pouvait faire d’elle sa volonté, sans encourir honte ni blâme. »

On retrouve la même affirmation dans les propos tenus à Gauvain à Gréorréas :

p. 172 : « Pourtant tu savais bien qu’au royaume du roi Arthur, les pucelles sont protégées. Le roi leur donne son secours : il les garde et il les assure. Je ne peux ni penser ni croire que tu me haïsses pour cette rigueur, et que tu m’en demandes vengeance. J’ai agi par loyale justice, qui est établie et respectée par toute la terre du roi. »

Il s’agit de l’établissement d’un code de bon emploi de la violence. Ainsi, la violence des textes médiévaux peut paraître démesurée, mais elle est au contraire mesurée, fixée par des codes. Tous les héros des romans de Chrétien de Troyes connaissent et mettent en pratique un code « courtois » qui ritualise les situations de violence : la joute ou le tournoi : nécessité du défi préalable, règles codifiées du combat à la lance, puis à l’épée, obligation d’accorder la grâce (« merci ») à l’adversaire qui s’avoue vaincu, etc. La nouveauté du Conte du Graal est aussi de montrer comment s’acquiert et s’intériorise ce code, qui donne toute sa noblesse à l’ordre de chevalerie, au fur et à mesure que Perceval en fait la découverte et tente de l’appliquer. La nécessaire pulsion de violence, chez le jeune sauvageon élevé loin du milieu « courtois », n’est pas seulement physique : elle se double d’une violence affective et verbale qu’il lui faudra maîtriser.

Le temps d’ailleurs n’est plus celui de la croisade, mais de la quête, ce qui peut tenir à une interprétation historique : on est passé d’une société de type féodal et communautaire à une société qui privilégie l’individu et l’action personnelle. Il ne s’agit plus ici de ces grands rassemblements de guerriers que mettaient en scène les chansons de geste, mais d’un Perceval, lancé seul et pour lui-même, dans une entreprise qui s’avoue comme essentiellement individuelle. C’est sa mère, puis le Graal que poursuit Perceval. Il n’y a plus, comme dans les chansons de geste, de Sarrasins à vaincre, de Chrétienté à défendre avec des compagnons d’armes. C’est désormais un idéal intériorisé que se fixe le chevalier. Parallèlement, le roman présente moins un monde de guerriers qu’un monde où la femme règne. Et en même temps, une nouvelle éthique se met en place, marquée par la courtoisie. Aux liens d’homme à homme, de vassal à seigneur, qui faisait toute la noblesse des chevaliers féodaux, se substitue des liens plus subtils de l’amour courtois : ainsi un Perceval défaisant l’Orgueilleux de la Lande pour réparer ses torts envers la Demoiselle de la Tente, ou abattant Keu pour venger la Pucelle qui n’avait pas ri.

Un véritable renversement des valeurs s’opère ici. La société y apparaît en pleine mutation. D’ailleurs, cet affinement des sentiments et des mœurs se manifeste dans l’extase amoureuse et courtoise de Perceval.

Il s’agit moins d’entreprise guerrière et communautaire que de la quête solitaire d’un amour intériorisé qui devient la justification, la raison d’être du nouveau chevalier courtois. Et déjà se profile à l’horizon le chevalier errant qui, pour ne plus avoir à défendre la chrétienté menacée, s’en va, par routes et par chemins, en quête d’aventures individuelles et bientôt dérisoires, comme en connaîtra le célèbre don Quichotte de la Manche. La quête serait alors comme le substitut abâtardi de la fonction guerrière, désormais sans objet, d’une caste militaire désaffectée.

Les jeux de Chrétien avec les motifs épiques

Cependant, le motif littéraire du combat singulier connaît une série de dysfonctionnement dans le Conte du Graal qui prêtent à rire. Ainsi, le premier combat de Perceval, contre le Chevalier Vermeil, se déroule de manière inhabituelle, même s’il reste encadré par l’étape préliminaire : un chevalier s’élance à toute allure contre l’adversaire : p. 54 : « Le jeune Gallois arrive au galop s’emparer des belles armures. » et l’étape finale : il abat son adversaire : p. 54 : « Il tombe à terre. » Seul le Chevalier Vermeil se comporte de manière vraiment conforme aux règles du combat, par exemple en se servant de sa lance :

p. 54 : « Le chevalier, furieux, se fâche. A deux mains il lève sa lance et un coup terrible en assène par le travers des épaules du jeune Gallois, un coup qui le fait basculer jusqu’aux oreilles du cheval. ».

La traduction Folio est inexacte, puisqu’elle supprime un vers et marque un contresens : le Chevalier Vermeil ne traverse pas l’épaule de Perceval, au contraire, « il lui assène un coup par le travers de la lance, là où il n’y avait pas de fer / au moyen de la partie non ferrée ». On voit donc que si le Chevalier se sert de la lance, encore manie-t-il celle-ci de façon à ne pas blesse Perceval. Le jeune homme au contraire, riposte avec un javelot, qui est une arme de chasseur et non de chevalier, ce qui souligne sa niceté. La première partie du Conte du Graal peut ainsi apparaître comme l’apprentissage par Perceval de cette violence très codifiée.

Gauvain connaît lui aussi des épreuves non conformes aux codes du combat singulier. Ainsi, l’attaque des bourgeois d’Escavalon peut apparaître comme la parodie d’un combat chevaleresque : inégalité des combattants, absence de règles, armes improvisées (haches, hallebardes dans les mains des bourgeois, pièces d’un jeu d’échec pour Gauvain), écuyer remplacé par une jeune femme participant au combat. L’objectif est bien sûr de faire rire le lecteur / auditeur, mais cette dévalorisation du chevalier révèle aussi la nature problématique de Gauvain dans le Conte du Graal.

C) Deux héros problématiques

La question du « nice

Perceval, un chevalier qui méconnaît les codes de la chevalerie

Non seulement Perceval ignore l’art militaire, mais il ne comprend rien à la situation à laquelle il est confronté et à ses enjeux. Il ignore tout des rapports féodaux : l’adoubement n’a rien pour lui d’une cérémonie rituelle lorsqu’il revêt les armes du Chevalier Vermeil mort, et il ne reconnaît pas en ce dernier la figure du baron révolté. Il est tout aussi incapable de discerner la nature symbolique de la coupe volée au roi Arthur, qui pourtant est un signe de pouvoir et de suzeraineté. Bref, c’est un « nice », un naïf, comme la littérature médiévale en connaît d’autres. Là encore en effet, Chrétien de Troyes, s’il parvient à donner à Perceval le statut de modèle littéraire du Moyen Age, s’inspire de modèles préexistants.

Le thème comique du « nice » dans la chanson de geste et le roman arthurien

Avant que Chrétien ne le fasse entrer dans le roman de chevalerie, ce personnage existe déjà dans la chanson de geste, comme l’ont montré Paule Le Rider dans Le Chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, chap. V : « Le type littéraire de l’ingénu dans un rôle de guerrier » et Philippe Ménard dans De Chrétien de Troyes au Tristan en prose, chap. IV : « Le thème comique du nice dans la chanson de geste et le roman arthurien ». On le retrouve ainsi dans la geste de Guillaume d’Orange, où les trouvères du 12ème siècle ont associé à Guillaume et son neveu Vivien un héros présenté sur le mode burlesque : le géant Rainouart. Chrétien a pu connaître la geste de Rainouart. Certes, il est improbable qu’il s’en soit inspiré pour créer Perceval. Le traitement des deux personnages est trop différent. Mais ce rapprochement atteste de l’existence du type littéraire.

Le personnage d’Aïol, dans la chanson de geste du même nom, présente par contre un « nice » qui ressemble fort à Perceval. Cette chanson date de la première moitié du 12ème siècle, et est donc antérieure au Conte du Graal. Le combat contre le Chevalier Vermeil peut ainsi rappeler la première joute d’Aïol contre des Sarrazins. La gaucherie du personnage n’a en effet d’égal que sa prouesse, et dans les deux cas l’épreuve est qualifiante. Cependant, cette maladresse et cette ignorance quittent vite Aïol, même si la vétusté de son équipement continuent de provoquer les rires et les moqueries, comme Perceval lors de son arrivée à la cour d’Artur.

Les ressemblances entre les deux personnages sont d’ailleurs nombreuses, même s’il est impossible d’affirmer qu’il s’agit là du modèle dont Chrétien s’est servi pour construire la figure de Perceval. Cela dit, cette hypothèse reste probable, notamment en raison du fait que la chanson est très connue au moment de la rédaction du Conte. Les thèmes communs sont nombreux :
 Les deux personnages ont été élevés dans la forêt, pour une raison similaire puisque leur père a dans les deux cas été exilé.
 Les recommandations de la mère rappelle celles du père d’Aïol, avant son départ.
 L’équipement gallois de Perceval, et les rires qu’il provoque, ne sont pas sans évoquer l’armement vétuste du héros de la chanson de geste.
 Tous deux reçoivent des prédictions d’avenir glorieux : Aïol, suite à un rêve de son père, Perceval suite au rire de la pucelle et aux prédictions du fou.
 Perceval comme Aïol sont protégés par les prières de leur mère.
 Enfin, en matière amoureuse, l’un et l’autre sont ignorants des choses de l’amour, reçoivent des avances d’une demoiselle (Blanchefleur dans le cas de Perceval) qu’ils quittent pour avoir des nouvelles de leurs parents.

Le fait que le thème du « nice » soit devenu un modèle littéraire est d’ailleurs attesté par le fait qu’on le retrouve chez les continuateurs de Chrétien, même s’il est plus fugitif. C’est le cas par exemple dans la Première Continuation du Conte du Graal. Le héros de l’aventure est ici Lionnel, fils de Gauvain et de la Pucelle de Lis. Le conteur présente avec justesse un certain sentiment de l’enfance qui ignore non seulement les règles du combat, mais plus encore, ce qu’est la mort, et qui applique en outre à la lettre les conseils reçus (veiller à ses armes) sans en comprendre le sens. Le continuateur ici s’inspire de certains acquis de Chrétien de Troyes, sans pour autant l’imiter, mais en créant un personnage et des situations nouvelles.

Mais là encore, Chrétien, s’il est héritier de la chanson de geste, manifeste son originalité

Malgré cette probable influence littéraire de la chanson de geste sur la création du personnage de Perceval, Chrétien donne à la « niceté » de son Gallois une nature bien plus approfondie, en relation avec la « conjointure » et la « senefiance » profonde de l’œuvre.

La « niceté » devient un élément structurant de l’ensemble de la partie « Perceval » du Conte du Graal. La niceté d’Aïol est brève. D’ailleurs, le jongleur insiste dès le départ sur l’excellente éducation du personnage : « il n’y avait pas en France jeune homme mieux instruit ». Cette niceté originelle sert en fait de faire-valoir à ses exploits futurs, et son accoutrement vétuste permet de critiquer ceux qui, sur son passage, jugent seulement par l’apparence de la valeur héroïque. Par contre, la « niceté » de Perceval est bien plus profonde et joue un rôle décisif dans la structure du Conte. Certes, après le passage chez Gornement de Goort, la naïveté du héros devient plus discrète, mais elle persiste, de manière intériorisée, au moins jusqu’au moment où Perceval devine son nom. La niceté de Perceval repose d’abord sur une ignorance candide du combat et des manières, comme celle d’Aïol, mais elle devient ensuite un certain aveuglement moral et religieux, essentiel dans la scène du Graal. Entre la première rencontre avec les chevaliers et le cortège du Graal, la niceté a changé de nature : dans la première scène, il pose trop de questions, dans la seconde, aucune. La « niceté » joue ainsi un rôle fondamental dans la structure du Conte du Graal.

De plus, le thème de la « niceté » est élargi à toutes les découvertes de Perceval et non plus exclusivement à son apprentissage guerrier. Il devient dès lors la pierre de touche du Conte en tant que roman d’éducation. Cette ignorance apparaît ainsi dans la découverte de la chevalerie (p. 35-40), de la femme (épisode de la demoiselle de la tente, p. 45-48), de la Table Ronde et du roi Arthur (p. 50-53). Chrétien apparaît ainsi comme le premier à traiter le thème en lui-même. Il s’inspire d’un modèle littéraire préexistant, mais fait de son conte un nouveau modèle littéraire à part entière en donnant au thème du « nice » une dimension considérable dans la structure narrative de l’œuvre, qui devient ainsi un roman d’éducation. La niceté chez Chrétien n’est plus une simple caractéristique de personnage, elle devient un élément structurel : elle permet de mettre en scène le perfectionnement progressif d’un être et sa découverte de la chevalerie, de la femme, de la société et de Dieu. La découverte de la femme se fait ainsi en plusieurs temps : découverte des baisers dans l’épisode de la tente, prise de conscience plus profonde chez Blanchefleur où se mêle la sensualité des caresses, la douceur d’être aimé et de consoler, jusqu’à l’épisode des gouttes de sang sur la neige. Trajet qui fait dire à Jean Frappier que Perceval « commence à être poli par l’amour ». Chrétien parvient ainsi à suggérer la complexité du héros qui est à la fois l’enfant tourné vers sa mère, le distrait uniquement attentif à une idée qui le hante, l’ingénu et le héros déjà élu pour une aventure unique.

Enfin, la « niceté » de Perceval est traitée par une écriture approfondie et travaillée qui étend la naïveté du personnage au langage. Ainsi, le Conte du Graal apparaît également du point de vue de l’écriture comme un achèvement. L’arrivée de Perceval à la cour d’Arthur et son combat contre le Chevalier Vermeil repose sur la nature comique du dialogue de sourd. Perceval prend tout au pied de la lettre. C’est le cas également pour l’anneau de la demoiselle de la tente, épisode qui repose sur une méprise sur le sens des mots de la mère : p. 44 (mais la traduction Folio est maladroite) :

« De l’anel prandre vos doin gié,
et de l’aumosnière, congié »
= Je vous autorise à prendre son anneau et son aumônière.

Le nice entend « prendre » au sens de saisir et non de recevoir. On voit ainsi que Chrétien se plaît à montrer également la niceté de son personnage dans le langage.

Les significations du thème du « nice » dans le Conte du Graal : la « senefiance »

Jean-Marie Privat dans « Le chevalier salvaige » a analysé les différentes significations de la « niceté » dans le Conte du Graal et leur caractère problématique. L’enfance dans la forêt révèle et explique le thème de la niceté. On retrouve à travers l’emploi fréquent par Chrétien de l’expression « valet sauvage » le mythe de l’homme sauvage, créature ambiguë qui suscite à la fois la peur et l’admiration. Tantôt proche de la bête et dénué de raison, tantôt prophète et surhomme, il échappe de toute façon à l’humaine condition. Si son image apparaît ici, c’est que la niceté du héros élevé dans les bois s’apparente à la folie de l’homme sauvage. D’ailleurs le vocabulaire médiéval de la naïveté mélange : nice, fol, enfantis, salvage. Les termes employés à l’égard de Perceval permettent de retrouver cette figure. Même lorsque ce jeune homme des bois entre en contact avec la société, ses interlocuteurs ont conscience de sa différence profonde :
 il « ne sait mie totes les lois » dit le premier chevalier qu’il rencontre (mal traduit p. 38 par « Il connaît bien les manières. »)
 il est même qualifié de bête à deux reprises : par les premiers chevaliers qu’il rencontre :

p. 38 : « Sire, sachez certainement que les Gallois sont par nature plus fous que bêtes en pâture. Celui-ci est comme une bête. »

et par le roi Arthur dans un passage supprimé par l’édition Folio (après la victoire de Perceval contre le Chevalier Vermeil : « tant est nices et bestiax »)

Il ne faut pas oublier également que, si au début de l’aventure, Perceval vit avec sa mère dans une « gaste forest » perdue, une fois fait chevalier par Gornemant, il n’a de cesse de s’enfoncer à nouveau dans la forêt :

p. 65 : « Il chevauche par la forêt solitaire qu’il aime mieux que terres plaines. » (mauvaise traduction pour = il chevauche dans la solitude des forêts, où il se sentait chez lui bien mieux qu’en terrain découvert. Le verbe employé est « requenuissait »)

Perceval jouit donc en tant que personnage, des défauts et de l’aura d’élection qui entoure le motif littéraire de l’homme sauvage. Le naïf a ainsi une vocation pour les entreprises exceptionnelles. D’ailleurs, la sottise, si souvent répétée, de Perceval lui sert. Il reprend ici aussi le motif du « sot rusé ». Ainsi, c’est sa sottise rusée qui lui fait « tomber le chapeau royal » lors de sa rencontre avec Arthur qui, plongé dans ses pensées, ne l’a pas remarqué. Le renversement des rôles est flagrant puisque c’est le roi qui se confond en excuses :

p. 51 : « Beau frère, soyez le bienvenu ! Ne soyez pas mal à ce que je n’ai pas répondu. »

La forêt, en tant qu’elle provoque la « niceté » du héros, est donc fondamentalement ambivalente.

Bien sûr, cette folie, liée à la forêt, est à nuancer. La « folie » de Perceval, qu’on qualifie si souvent de « fol » n’est pas non plus celle d’Yvain, dans le Chevalier au Lion ou celle des hommes de la littérature qui deviennent fous et se séparent des autres hommes pour vivre seuls dans la forêt ; Perceval n’est pas fol au sens de forcené, mais au sens de qui « ne set pas totes les lois », qu’il est le contraire de sage. De même, tous les éléments du mythe de « l’homme sauvage » ne sont pas repris dans le Conte du Graal : il n’est pas un véritable homme sauvage comme dans Valentin et Ourson où Ourson, frère jumeau de Valentin et fils de roi, mais élevé par une ourse, va nu, est devenu velu, dort dans des tanières, etc. Malgré tout, l’enfance de Perceval est différente de celle d’autres chevaliers dont les enfances se passent à l’écart de la société arthurienne, Ainsi, pour Lancelot, Chrétien précise dans le Chevalier de la Charrette qu’il a été « nourri » par une fée. Cette notation brève fera d’ailleurs l’objet d’un long développement par les continuateurs en prose du 13ème siècle. Mais l’enfance de Lancelot est une éducation morale et intellectuelle achevée. A l’inverse, celle de Perceval semble vide, hormis les brèves recommandations de la mère, ce qui permet à Chrétien d’en faire un « nice ». Il se peut que Chrétien ait voulu signifier, par ce vide lié à la forêt et cette éducation « sauvage » la primauté et la force de l’inné, de la bonne nature, sur les acquis précaires de la culture, la nourriture, et exécuter ainsi une variation sur les vertus du sang et du lignage. Chrétien montre ainsi qu’un accident de « nourriture » (éducation/ culture), loin de porter atteinte à la nature humaine, laisse intacts les traits profonds d’une nature noble.

La « niceté » permet à Chrétien de donner implicitement toute une conception de la chevalerie, mais ce thème éclaire aussi un autre personnage du texte, pourtant apparemment totalement étranger à la chevalerie : celui de la Pucelle aux Petites Manches. En effet, la naïveté tient aussi à un âge. Perceval, comme Aïol ou Lionnel viennent d’atteindre l’adolescence. Le vocabulaire médiéval ne distingue pas nettement l’adolescence de l’enfance mais désigne d’un bloc le temps de la jeunesse antérieur aux années de maturité. Or cet âge est souvent considéré comme celui de la folie, de la niceté, deux mots qui se recouvrent souvent. On retrouve dans le Conte du Graal une de ces expressions proverbiales qui permettent de s’en rendrent compte :

p. 135 : « C’est une enfant naïve et folle », ce qui est une mauvaise traduction de « Enfens est, nice chose et fole » = C’est une enfant, être /âge naïf et sans raison »

Le père de la Pucelles aux petites manches ne la critique pas, mais se contente de faire un constat à partir de son âge.

A l’aube de l’âge adulte, au moment de l’adoubement et de l’accession à la chevalerie, les adultes (le conteur et l’auditoire) se plaît à ironiser sur le comique de leurs premières aventures. En effet, le chevalier novel possède l’aimable gaucherie du novice. A l’entrée dans la maturité, il lui reste encore quelques traces plaisantes de l’enfance. Et c’est également ainsi qu’il faut interpréter le personnage de la Pucelle aux Petites Manches.

Gauvain, un héros paradoxal

La « partie Gauvain », une partie du Conte du Graal longtemps négligée

On a longtemps négligé la partie Gauvain du Conte du Graal, au point de désigner communément, mais sans l’aval de Chrétien, ce roman sous le seul nom de Perceval, rejetant dans l’ombre le neveu du roi Arthur. C’est d’ailleurs le cas de l’édition Folio qui change le titre de l’ouvrage, pourtant bien précisé par Chrétien dans son prologue : « ce est li contes del graal ».

Cependant, Gauvain n’est pas un simple second, ni un simple faire-valoir de Perceval. Si on pense que c’est le dernier roman de Chrétien, il devient très vraisemblable qu’il ait gardé pour la fin de faire un sort au plus grand parmi les personnages de la cour arthurienne, celui en qui se résume la perfection même de l’éthique chevaleresque et courtoise : Gauvain. Jacques Ribard, dans « Un personnage paradoxale : le Gauvain du Conte du Graal » lui rend d’ailleurs les honneurs qui lui sont dus en analysant précisément sa nature et sa fonction narrative.

Gauvain dans l’œuvre de Chrétien, un héros dont la fonction traditionnelle est de cautionner la valeur des chevaliers dont le poète champenois a fait tour à tour ses personnages principaux

En effet, Gauvain apparaît de manière récurrente dans les autres romans de Chrétien comme un personnage-référence en matière de chevalerie. Ainsi, Cligès offre un exemple de l’excellence de Gauvain. En effet, lors du tournoi d’Osenefort, Chrétien nous montre Cligès affrontant successivement les 4 plus célèbres chevaliers de la cour arthurienne, en revêtant, pour chacune de ces joutes, une armure de couleur différente, avec une symbolique des couleurs particulièrement révélatrice. Ainsi, non seulement il choisit la couleur blanche pour « messire Gauvain », ce qui ne saurait évoquer que l’excellence, mais, alors qu’il vainc Sagremor, Lancelot et Perceval, il ne parvient à dominer Gauvain qui est s’avère être son égal. Il est possible de vaincre tous les autres chevaliers, mais affronter Gauvain, c’est prendre à son contact la mesure de soi-même.

C’est la raison pour laquelle Gauvain, en tant que personnage traditionnel des romans de chevalerie, est souvent qualifié de « personnage statique » ou de « personnage-référence ». Il est celui à la mesure duquel on peut qualifier la valeur d’un chevalier. Il est ainsi un personnage pivot de la cour du roi Arthur, comme Keu qui est son exacte antithèse en matière de courtoisie. Gauvain est en effet « le plus courtois du monde » (p. 190). Ailleurs dans les œuvres de Chrétien, cette image de Gauvain, parangon de la chevalerie se retrouve à plusieurs reprises :

Dans Erec et Enide, il a la primauté parmi tous les chevaliers :

« Devant toz les buens chevaliers
Doit estre Gauvains li premiers. »

A propos d’Erec, vers 2282 à 2288, p. 133 : « car il n’avait dans toute sa cour plus parfait et plus vaillant chevalier que lui, à l’exception de Gauvain, son très cher neveu. A ce dernier, personne ne pouvait se comparer, mais, après lui, c’est Erec que le roi estimait et chérissait plus qu’aucun autre chevalier. »

Dans le Chevalier au Lion, Gauvain est même loué comme le « soleil de la chevalerie » (vers 2400 à 2408)

Cette délicatesse le met au service des faibles, des femmes en particulier, et cela va bien au-delà d’un prétendu don-juanisme ou d’un côté « joli-cœur ». C’est un trait souvent affirmé par les critiques et les continuateurs médiévaux de Chrétien de Troyes, mais que Paule Le Rider conteste dans une certaine mesure dans Le chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, chap. X : « L’auteur et son personnage ». C’est cette délicatesse qui le rend capable de percevoir la courtoisie de ses compagnons, lors de l’épisode des trois gouttes de sang, ou face à Yvain dans le Chevalier au lion. Il est le modèle de toutes les vertus chevaleresques et courtoises, ainsi que de la mesure et la sagesse : dans le Conte, on le voit tenter en vain d’offrir réparation à Guinganbrésil et Guiromelan.
 par rapport à Guiganbrésil :

p. 123 « Si je me sentais fautif pour me moindre dommage envers lui, sitôt je lui demanderais la paix et lui offrirais tel prix que mes amis comme les siens jugeraient juste. »

 par rapport à Grinomalant :

p.210 « Sire, dit messire Gauvain, je me contenterais de moins, s’il pouvait se faire et vous plût qu’il n’y eût pas de bataille. S’il est vrai que je vous ai nui, je l’amenderais volontiers par vos amis et par les miens, tant qu’il sera raison et bien. »

On trouve d’ailleurs des traces de ce Gauvain traditionnel dans la première partie du Conte du Graal : c’estlui qui permet l’assimilation du gallois dans l’univers arthurien par la courtoisie. C’est lui qui, par son accolement, marque le suprême honneur que peut recevoir un chevalier : il accolera, au fil des romans de Chrétien, Erec, Cligès, Yvain, Lancelot, Perceval.

Mais le Conte du Graal inaugure un nouveau Gauvain, bien plus complexe et marqué par la dualité

Ce « personnage-référence », ce modèle plus ou moins statique, s’écarte radicalement de la tradition dans la deuxième partie du Conte du Graal. En cela encore, Chrétien, héritier de modèles littéraires antérieurs, marque son originalité et son talent. Ce personnage, qui permettait de mesurer tous les autres chevaliers, Yvain, Lancelot, Perceval, va perdre lui-même sa fixité. Mais dès lors, à quoi le mesurera-t-on ?

Ce nouveau Gauvain est d’abord marqué par la faute. Dès l’intervention de Guiganbrésil, un nouvel élément est introduit dans la figure de Gauvain : il est soudain alourdi d’un passé mystérieux et inquiétant. On a soudain comme une faute initiale, enfouie dans un passé perdu et dont manifestement Gauvain lui-même a perdu le souvenir clair : p.122-123. On peut d’ailleurs mettre en rapport cette faute obscure et celle de Perceval, qui a également commis un péché « dont il ne sait mot », comme le lui dit l’ermite : p. 157 : « C’est un péché que tu ignores ». Dans les deux cas, le chevalier est accablé par un meurtre mystérieux : celui de l’ancien roi d’Escavalon et celui de la mère de Perceval. Cette faille cachée se manifeste symboliquement à travers toute la partie Gauvain :
 le cheval auquel il manque un fer
 la biche blanche inaccessible. Or il faut se souvenir de la dimension merveilleuse de cette biche blanche, que l’on retrouve d’ailleurs au tout début d’Erec et Enide :

« Au petit matin, pour notre plus grand plaisir, nous irons tous chasser le blanc cerf dans la forêt aventureuse. C’est une chasse pleine de merveille. »

 la chute du cheval (double du chevalier) au plus profond du Gué Perilleux
 Enfin ce Gauvain, parangon de toutes les vertus, n’est pas jugé tel par la Mauvaise Pucelle, l’Orgueilleuse de Logres qui semble tout connaître de lui et affirme qu’il n’a pas les « mains nettes » :

p. 166 : « Si tu avais jamais touché, senti, palpé de ta main nue, quoi que ce soit qui fût sur moi, je m’en croirais déshonorée ! J’aurais trop de honte, s’il était cru et raconté que tu eusses touché mon corps ! J’aimerais mieux qu’on me tranchât à cet endroit, le cuir et la chair jusqu’à l’os, et je le dis ! »

p. 167 : « tes mains ne sont pas assez propres pour tenir mon manteau »

Gauvain devient désormais un personnage paradoxal, marqué par la dualité, comme l’a bien montré Jacques Ribard dans « Un personnage paradoxal : le Gauvain du Conte du Graal ». La honte s’abat sur lui et ne le quittera plus, au grand plaisir de l’Orgueilleuse de Logres. Cette déchéance du modèle incontesté de la cour arthurienne est d’ailleurs renforcée par le fait que le voyage vers Escavalon l’empêche de mener un combat plus conforme à la morale du chevalier qui doit être le protecteur des êtres faibles et sans défense. Juste avant l’arrivée de Guiganbrésil, la Demoiselle Hideuse était venue annoncer cette aventure à laquelle Gauvain avait immédiatement répondu :

p.121-122 : « « Mais s’il veut remporter le prix dessus tous autres chevaliers, je connais la pièce de terre où il pourra le conquérir s’il se montre assez hardi. En ce château est assiégée une demoiselle. Celui qui, levant le siège, délivrera la demoiselle en trouvera suprême honneur. Et plus encore à celui à qui Dieu accordera la victoire pourra sans crainte ceindre l’épée qui possède étranges attaches. » Ayant parlé comme elle voulait, la demoiselle se tait et part, sans plus rien faire ni dire. D’un bon maître Gauvain se dresse et c’est bien haut que devant tous, annonce qu’il va secourir la pucelle ainsi assiégée. »

Cette dualité ne cesse d’être soulignée dans l’épisode de Tintagel : est-il un modèle de chevalerie et de courtoisie, comme le pense la Pucelle aux Petites Manches, ou un marchand, un changeur, voire un voleur, comme le prétendent les dames de Tintagel ? L’image même de ce dédoublement de Gauvain pourrait être le fait qu’il est porteur de deux écus, détail sur lequel Chrétien revient à plusieurs reprises :

p. 123 : « Il prend deux écus ».

p. 127 : « Que fera-t-il de deux écus ? Aucun chevalier ne fut vu qui portât deux écus ensemble ! » Et grande merveille leur semble de ce chevalier qui est seul avec des boucliers pour deux. »

D’ailleurs, la forme des aventures de Gauvain n’est-elle pas elle-même marquée par la dualité, entre un voyage vers Escavalon et une errance dans les terres de Galvoie, dont la séparation est rendue claire par l’introduction de l’épisode de l’ermitage ?

D) Une mise en cause de la chevalerie

Certes, on a pu le voir, Chrétien de Troyes s’appuie sur les acquis et les codes de la tradition épique, mais le sens change. On peut en effet déceler une mise en cause de la chevalerie dans Le Conte du Graal. L’image de la chevalerie devient ambiguë, double ou paradoxale, à l’image de Gauvain d’ailleurs (ce qui fait bien du Conte du Graal un chef-d’œuvre de Chrétien de Troyes et justifie qu’il soit devenu un modèle littéraire) et surtout à l’image de la première apparition des chevaliers dans l’œuvre. Lors de la première rencontre de Perceval avec la chevalerie, Perceval n’hésite-t-il pas entre diables et anges ?

Chevalerie et violence

Une très ancienne violence

Le lien entre chevalerie et violence apparaît très ancien. Dans le système d’échos que construit le Conte du Graal, deux discours se répondent au sujet de l’origine de la violence, qui à conduit la mère de Perceval et les Reines à se couper de la société arthurienne :

 le discours de la mère révélant à Perceval les malheurs qui ont frappé son lignage :

p. 42 : « Quand mourut Uterpandragon, père du bon roi Arthur, les gentilshommes furent détruits. Les terres furent dérobées. S’enfuirent tous les pauvres gens comme ils pouvaient. Ne sachant où s’enfuir, votre père en litière se fit conduire dans la Gaste Forêt où il possédait ce manoir. »

 le discours du nautonier sur l’origine du château des Reines :

p. 181-182 : « Nous avons des dames âgées qui n’ont ni maris ni seigneurs. Elles furent chassées par injustice de leurs terres et de leurs honneurs. Et nous avons des orphelines qui suivent les deux reines, lesquelles les tiennent à grand honneur. Tous ceux qui vont et viennent dans le palais s’attendent à un grand miracle qui n’adviendra sûrement pas. Ils espèrent l’arrivée d’un chevalier qui les protègera, qui remettra les dames dans leurs honneurs, donnera des maris aux filles et chevalerie aux écuyers. »

 Cette explication est complétée plus tard par Guiromelant :

p. 207 : « Elle est sa mère, vraiment, sire. Quand Uterpandragon, son père, fut enterré, la reine Ygerne vint ici, en apportant tout son trésor. Elle bâtit ce château sur cette riche terre, et le palais que je vous ai entendu dire. »

Le temps d’origine de cette violence se situe à la jointure du règne d’Uterpandragon et d’Arthur. Ce rappel d’un passé troublé est certes en contradiction avec un autre roman d’Arthur, Erec et Enide, où Arthur, semble-t-il, a succédé sans problème à son père, Uterpandragon, dont il approuve et entend perpétuer les coutumes. Mais il correspond mieux à ce que relatent les sources de la « matière de Bretagne », sur lesquelles s’appuie Chrétien : Geoffroy de Monmouth et Wace insistent ainsi sur les troubles survenus à la fin du règne d’Uterpandragon.

La « partie Gauvain » rappelle à de nombreuses reprises ces anciennes querelles de clan, appelées faides au Moyen Age et qui contribuent à la perpétuation de la violence. A l’accusation de Guiganbrésil, c’est l’ensemble du lignage de Gauvain qui se propose de relever le défi pour réparer l’outrage. Plus tard, c’est bien une haine de clan que décrit Guiromelan :

p. 208 : « Quand je pense à ce Gauvain dont le père tua le mien, je ne peux lui vouloir du bien. Et lui-même, de ses mains tua l’un de mes cousins germains, un chevalier vaillant et preux. Depuis je cherche l’occasion de le venger comme je veux. »

Les armes destructrices

C’est finalement à une mise en cause des armes que nous assistons. En dépit de l’exaltation de la chevalerie qui soutient bon nombre de passages et d’épisodes de l’œuvre, depuis l’éloge de Philippe de Flandre dans le prologue jusqu’à l’héroïsme de Gauvain, parangon de chevalerie, objet d’admiration, quelques ombres noircissent le tableau. Les armes sont avant tout destructrices. Une des remises en cause les plus nettes de la chevalerie est faite par la mère de Perceval. Celle-ci rappelle la série de calamités et de deuils qui l’a amenée à tenir son fils à l’écart de cette institution. Son père a été blessé ; ses deux frères ont été tués au retour de leur adoubements respectifs. Les circonstances de cette double mort restent mystérieuses, mais elles laissent entendre comme un lien de cause à effet entre l’entrée dans la vie de chevalier et les malheurs qui en découlent. Malheurs d’autant plus traumatisants qu’ils sont inexplicables (qui les a tués ?) et qu’ils sont infamants ou outrageants (les yeux de l’aîné ont été mangés par des corbeaux, ce que ne précise pas l’édition Folio :

p. 41 : « Ah ! malheureuse que je suis ! Beau fils, je croyais si bien vous tenir éloigné de la chevalerie que jamais vous n’en auriez entendu parler ! [...] Je suis née de chevalier, des meilleurs de cette contrée. Mais tous les meilleurs sont déchus. C’est en tous lieux que l’on voit malheur fondre sur les prudhommes, même sur ceux-là qui se maintiennent en grand honneur et prouesse ! Les mauvais, les lâches, les honteux ne tombent pas tant ils sont bas ! Mais c’est au bons qu’il faut déchoir. [...] Vous aviez deux frères, deux beaux jeunes garçons. Quand ils furent assez âgés, sur le conseil de leur père, ils allèrent à des cours royales pour avoir armes et chevaux, l’aîné chez le roi d’Escavalon, l’autre chez le roi Ban de Gonneret. Le même jour les deux garçons furent adoubés chevaliers, puis se mirent en route pour s’en revenir au manoir et nous revoir et faire joie à votre père comme à moi. Hélas, n’arrivèrent jamais car furent tous deux déconfits. En combat moururent tous deux, dont j’eus grand chagrin. [L’aîné connut un sort monstrueux : les corbeaux et les corneilles lui crevèrent les deux yeux. On les retrouva morts sur le chemin.] Du deuil des fils mourut le père et j’ai souffert vie très amère depuis sa mort. »

Le chevalier est ainsi présenté comme celui qui tue. Le thème de la blessure est ainsi récurrent tout au long de l’œuvre : le Roi Pêcheur a été blessé aux jambes comme le père de Perceval ; la Lance merveilleuse saigne, et elle est présentée prophétiquement comme l’instrument d’une future destruction du royaume de Logres, c’est-à-dire du royaume du roi Arthur. Ces motifs laissent entendre que l’usage des armes, loin d’être toujours chevaleresque ou d’être mis au service des causes justes, est à double tranchant : la chevalerie est intimement liée à la violence, et elle est toujours sujette à se dégrader, à ne pas être pratiquée correctement, marquée d’une faute et d’une culpabilité, tant pour Perceval que pour Gauvain.

La dégradation des valeurs chevaleresques

Conformément au code courtois de la violence des romans de chevalerie, , il ne peut y avoir d’intrigue dans le Conte du Graal, comme dans la plupart des récits de chevalerie, que parce que les héros rencontrent sur leur chemin des personnages qui enfreignent le code chevaleresque, qui transgressent les règles non écrites de la chevalerie. Ces chevaliers constituent autant d’anti-modèles (ou de contre-exemples) de chevalerie :
 Hommes excessifs, faisant usage de leur force pour contraindre les femmes à leur céder ou à s’humilier devant eux : l’Orgueilleux de la Lande ou Gréorréas.
 Hommes emportés qui ne respectent pas les codes de politesse et de courtoisie : Sagremor et Keu dans l’épisode des trois gouttes de sang. Keu d’ailleurs, à chacune de ses apparitions, se caractérise par son langage blessant (vis-à-vis de Gauvain par exemple) et son manque d’égards pour les femmes (gifle qu’il donne à la pucelle qui n’avait pas ri).

Cependant, le Conte du Graal semble mettre en scène une violence particulièrement exacerbée à l’égard des femmes, et nous suivons ici les analyses d’Emmanuèle Baumgartner dans Chrétien de Troyes, le Conte du Graal, chap. « La violence et la pitié ». La structure du roman tel qu’il nous est parvenu renforce cet aspect : face aux armes destructrices, les mères, celles de Perceval comme celle de Gauvain n’ont d’autre choix que de vivre en recluses. Les aventures de Perceval se tissent autour de figures de femmes violentées (par lui pour la Demoiselle de la Tente), insultée comme Guenièvre par le Chevalier Vermeil, giflée comme la pucelle qui n’avait pas ri, assiégée comme Blanchefleur, ou se lamentant sur le cadavre décapité de leur ami mort en ce qui concerne la cousine de Perceval. Toutes sont victimes des violences masculines. De plus, la violence dirigée contre les femmes n’est pas exclusivement physique. Le discours misogyne, plutôt discret dans les autres romans de Chrétien, se fait ici particulièrement acharné :

 Questionnement maniaque de l’Orgueilleux de la Lande pour se persuader de l’infidélité de son amie à partir d’une supposée connaissance du désir féminin :

p. 49 : « Au contraire ! Cela vous plut et vous ne fîtes point de défense, dit le chevalier jaloux. Croyez-vous que je ne vous connaisse ? Je ne suis ni aveugle ou borgne pour ne voir votre fausseté. »

 Longue tirade du vavasseur d’Escavalon :

p. 145 : « Femme, sois couverte de honte ! Que Dieu te détruise et confonde ! Car tu te laisse réjouir par l’homme que tu dois haïr le plus au monde ! Or il te caresse et t’embrasse ! Femme perdue et inconsciente, comme tu fais bien ton métier ! Tu devrais lui arracher le cœur du corps, mais non en lui baisant la bouche ! Tes baisers lui touchent le cœur pour l’attirer à toi, alors que tu devrais le lui arracher avec les mains ! Si la femme est incapable d’honnêteté, celle-là n’est pas femme qui déteste le mal et aime le bien. Qui l’appelle femme se trompe, car elle en perd le nom si elle aime la vertu. Mais toi, je le vois, tu es femme, car celui qui est assis là près de toi a tué ton père, et tu l’aimes ! Quand une femme voit son plaisir, rien au surplus ne lui importe ! »

 Le cas de l’Orgueilleuse de Logres est différent bien sûr et tout le monde réprouve son comportement. Mais le texte s’ingénie ensuite à tisser à rebours la chaîne des violences dont elle a été la victime, qui justifient sa soif de vengeance :

p. 203 : « Cette femme fut mon amie, quoiqu’elle ne le voulût pas. Jamais elle ne daigna m’aimer, ni me dire son ami. Je ne l’embrassai jamais que par force, ni ne lui donnai de baiser. Jamais je n’en fis mon plaisir, mais je l’aimais malgré elle. Je l’enlevai à son amant, avec qui elle espérait vivre, et je le tuai, puis je l’ai prise. J’ai mis ma peine à la servir, mais ce fut vainement car elle s’enfuit au plus tôt qu’elle en eût trouvé l’occasion. »

Cette mise en cause de la chevalerie par la violence semble être l’indice d’une faute, d’une culpabilité irrémédiable qui, pour la première fois dans les romans de Chrétien entache l’image du chevalier.

Chevalerie et culpabilité : l’importance de la faute

La mise en cause de la chevalerie par le thème de la violence, des armes destructrices et le motif de la blessure est l’indice d’une faute, d’une culpabilité qui pèse sur les chevaliers. Ainsi, Perceval et Gauvain n’échappent pas complètement à la corruption des valeurs chevaleresques. Ils sont en un certain sens tous deux marqués par la faute.
 Perceval celle d’avoir fait mourir sa mère de chagrin, faute à laquelle s’ajoute celle d’avoir oublié Dieu pendant 5 ans. D’ailleurs il est intéressant de voir que Perceval expie cette faute non par la prouesse, mais par l’humilité et le repentir. Chrétien montre peut-être ici un doute profond sur la valeur humaine de la chevalerie.
 Gauvain, selon l’accusation portée par Guinganbrésil, d’avoir tué le roi d’Escavalon par traîtrise.

Chrétien laisse ainsi, pour la première fois dans ses romans, paraître les faiblesses et les manques de la classe chevaleresque, dont la violence semble désormais échapper à toute mesure. Cette angoisse reflète peut-être les réalités historiques du temps : les tournois organisés par de riches suzerains contre leurs vavasseurs pour les piller (interprétation parfois formulée à l’égard du tournoi de Tintagel), la crainte des bourgeois (qui parfois se rebellent contre leur seigneur, à l’image de la « vilenaille » d’Escavalon qui manque de détruire la tour), le malaise d’une caste chevaleresque qui, vivant pour beaucoup de la guerre, voit son action limitée par les institutions de la paix. Gornemant ne dit-il pas d’ailleurs :

p. 59 : « Le roi m’y a fait chevalier, Dieu lui donne bonne aventure !
Chevalier ? Je ne pensais pas qu’en ces temps-ci il se souvînt de chevalerie. »

Cette faute est cependant problématique. En effet, bien qu’elle soit liée tant pour Perceval que pour Gauvain à leur état de chevalier, elle n’entre pas dans la liste habituelle des péchés dont la littérature religieuse charge la chevalerie : ils ne sont ni luxurieux, ni pillards, ni rebelles. Cette faute, déjà commise au moment où l’intrigue commence, peut-elle leur être vraiment reprochée ? On ne peut pas reprocher à Perceval, fils de haut lignage, d’entendre l’appel de la chevalerie au moment où il entre dans l’âge adulte. De même on peut difficilement reprocher à Gauvain d’avoir tué. D’ailleurs, il ne nie pas avoir tué le roi d’Escavalon, et se rend en ce lieu pour prouver qu’il ne l’a pas tué par traîtrise. Ces fautes qui leur sont reprochées sont en fait indissociables de leur appartenance à la chevalerie, qui est ainsi mise en cause par Chrétien à travers ses deux héros. Finalement, à travers cette question de la faute, n’est-ce pas une interrogation métaphysique que propose Chrétien, à l’image de la Lance qui saigne. La culpabilité serait alors une formulation chrétien du problème du mal. C’est peut-être pour cette raison d’ailleurs que la quête dans le Conte du Graal change de nature par rapport à ses romans antérieurs. Il s’agit moins d’une quête de prouesse, d’aventure chevaleresque traditionnelle, que la quête d’un savoir (pourquoi la Lance saigne-t-elle ? A qui sert-on le Graal), c’est-à-dire une quête métaphysique.

De la prouesse au savoir

En effet, l’essentiel de la « prouesse » attendue au château du Roi Pêcheur semble résider dans la formulation d’une question : « à qui sert-on le graal ? » De ce point de vue, on peut dire comme Lévi-Strauss dans son article « De Chrétien de Troyes à Richard Wagner » que les mythes percevaliens sont le contraire de l’énigme oedipienne. Pour Œdipe, il s’agit de donner la réponse à une question. Pour Perceval, la réponse est offerte, à condition de donner la question. C’est en quelque sorte une énigme à l’envers. La mission de Perceval serait donc de poser la question libératrice, de réactiver une communication langagière, un échange verbal qui semblent avoir été rompus, même si on en ignore la cause, et c’est d’ailleurs peut-être là un des secrets du Graal, du moins dans le conte de Chrétien. Or cette énigme à l’envers, si l’on peut dire, devient pour le lecteur une énigme véritable. L’ermite lèvera le voile sur une de nos interrogations en révélant le destinataire du Graal (le Vieux Roi, père du oi Pêcheur), et sur son contenu (une hostie), mais non sur toutes les énigmes : qu’en est-il de la Lance, du lien entre la Lance et le Graal au sein d’un même cortège ?

Pour comprendre l’évolution que ces motifs font subir au roman de chevalerie traditionnel, tel que l’a jusqu’à présent pratiqué Chrétien de Troyes, il faut comparer la prédiction du début (celle de la Pucelle qui n’avait pas ri depuis six ans) et celle de la Demoiselle Hideuse. Un renversement s’est produit. « Le seigneur de toute chevalerie » (p. 53) est accusé et maudit. L’écart entre les deux interventions permet de mesurer certaines spécificités introduites par Chrétien de Troyes dans l’usage qu’il fait ici du merveilleux. La merveille n’a plus pour terrain d’élection la prouesse : dans le Conte du Graal, elle est plutôt liée au savoir : elle intervient souvent dans le domaine de la connaissance de soi (Perceval devine son nom, l’ermite révèle des péchés dont il n’a pas forcément été témoin). D’ailleurs, la dernière quête dans laquelle est lancé Perceval consiste en l’obtention d’un enseignement. En opérant la mise en contact de Perceval (ainsi que de Gauvain) avec des membres de leur lignage maternel, la merveille pose des questions d’identité, même si celles-ci restent bien souvent sans réponse. La merveille dans le Conte du Graal, que ce soit dans la « partie Perceval » ou dans la « partie Gauvain » est donc liée au savoir, à la démarche herméneutique, qui est également celle du lecteur.

Pour autant, poser la question est-elle vraiment la seule prouesse attendue de la part de Perceval ? Le don de l’épée merveilleuse laisse attendre une autre mission. L’inachèvement du Conte du Graal rend ces interprétations limitées, mais il semble bien que l’élu du château du Graal doive venger la blessure du Roi Pêcheur : n’a-t-il pas été victime d’un coup félon (un javelot). D’ailleurs, la continuation de Manessier donne une conclusion en ce sens au récit quand Perceval tue Partinal de la Rouge Tour et guérit le roi Pêcheur.

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