L’hommage autobiographique : Le Livre de ma mère d’Albert Cohen (1954)

, par COMBE Nathalie, Lycée Polyvalent Gustave-Eiffel, Rueil-Malmaison

Introduction

La notion d’autobiographie reste complexe, variable et évolutive, d’autant qu’elle n’a pas toujours été élevée au rang de genre littéraire.

L’ouvrage d’Albert Cohen intitulé Le Livre de ma mère ne porte justement pas la mention « autobiographie » sur sa page de garde. Pourtant dans tous ses entretiens avec des journalistes et des critiques littéraires, Albert Cohen ne cesse d’affirmer le caractère purement autobiographique de ce récit qui constitue un « hommage » à sa mère morte, un témoignage sur la « majesté de l’amour » maternel reçu dans son enfance.

On peut, pour introduire les élèves à l’œuvre de cet écrivain encore trop méconnu, leur montrer des extraits de la cassette video d’Apostrophes présentée par Bernard Pivot et enregistrée au domicile d’Albert Cohen en décembre 1977 (Seuil Vision, I.N.A., 1977, 68 mn) [1] ou leur faire lire une interview journalistique facile (comme « Albert Cohen : des livres écrits par amour », propos recueillis par Jean-Jacques Brochier et Gérard Valbert, Le Magazine littéraire, n° 147, avril 1979). Dans tous ses entretiens, l’écrivain revient sur la figure idéale de sa mère, et feint d’improviser des évocations de son enfance qui reprennent presque mot pour mot les descriptions et les scènes du Livre de ma mère, comme s’il savait son œuvre par cœur : elle l’habite, elle le hante et il ne peut rien dire d’autre sur sa mère ou sur son enfance que ce qu’il a écrit.

D’autre part, dans la dernière œuvre d’Albert Cohen : Carnets 1978, qui se présente sous forme de journal intime, l’image de la mère s’inscrit dans la continuité de celle que développe ce premier récit publié en 1954 : l’auteur vieillissant (il a 83 ans) revient sans cesse sur son enfance entre cinq et dix ans et sur le dévouement de sa mère.

Or, Le Livre de ma mère n’est pas la première version de l’autobiographie d’Albert Cohen. Lorsque sa mère meurt (janvier 1943 à Marseille), l’écrivain en exil à Londres publie de juin 1943 à mai 1944 quatre textes successifs intitulés « Chant de mort I, II, III, IV » (La France Libre, vol. 6, 7, 8, n° 32, 33, 40, 43) qui constituent l’ébauche en quatre parties du Livre de ma mère : si la dernière version (de 1954) gagne en sobriété et en limpidité, développant un lyrisme poignant et obsessionnel, elle révèle surtout une grande élaboration littéraire, une série de gommages [2] et de déplacements, un « jeu de transformations » [3] et un travail d’idéalisation visant à construire l’image d’une mère parfaite, incomparable et irremplaçable, qui n’a vécu que pour et par son fils.

Aussi peut-on amener les élèves à s’interroger sur les motivations, la construction, la réécriture (consciente ou inconsciente), les choix et les manipulations des récits à visée autobiographique, ainsi que sur l’originalité d’Albert Cohen qui place sa mère (et non lui-même) au centre de son autobiographie, et qui mêle le registre lyrique, élégiaque (plaintes, regrets) au registre ironique et sarcastique, inspiré par la culpabilité.

Descriptif de la séquence

Séance préliminaire : l’horizon d’attente dessiné par le titre

Avant d’aborder l’œuvre, il convient de s’attarder sur le titre et de le comparer éventuellement à d’autres titres de récits autobiographiques.

Le livre de ma mère : quel mot signale un récit à la première personne ? Peut-on d’emblée savoir s’il s’agit d’une authentique autobiographie ou d’un roman autobiographique ? Quel en sera le personnage principal ? Est-ce le cas dans une autobiographie classique ?

Pourquoi cette insistance sur le mot livre (le récit aurait pu s’appeler « la vie de ma mère » ou « ma mère », etc.) ? Quel est le sens du « de » (le livre a pour sujet et objet la mère, est un cadeau offert à la mère, lui appartient : il la fait revivre, etc.) ?

Le livre de ma mère peut donc être une sorte de « roman de la mère », une évocation poétique et idéalisée qui ne vise pas à retracer l’ensemble de la vie de la mère, mais à transmettre son éternelle image, à la mettre en scène, à la faire revivre à jamais.

On peut comparer le titre à celui des Confessions de Saint Augustin ou de Rousseau, qui insiste sur la relation au divin, ou sur la notion de faute, de culpabilité, en tous cas de sincérité, alors qu’ici l’authenticité n’est pas mise en avant ; au contraire le mot de « livre » souligne l’élaboration littéraire. Pourtant, l’œuvre de Cohen ne néglige pas des aveux d’ingratitude ou de « faute » envers la mère et repose sur la culpabilité (culpabilité consciente de ne pas lui avoir assez montré son amour et surtout de lui avoir préféré d’autres femmes, de l’avoir négligée pour les bras de ses amantes ; culpabilité inconsciente de l’avoir laissée seule pendant la guerre).

D’autres comparaisons sont possibles, notamment avec Georges Sand : Histoire de ma vie, Jules Renard : Poil de carotte, Simone de Beauvoir : Mémoires d’une jeune fille rangée, Nathalie Sarraute : Enfance, etc. Tous ces titres insistent sur l’enfance, l’adolescence, l’histoire de la vie de l’auteur-narrateur-personnage ; l’éclairage n’est pas déplacé vers la mère.

Séance 1 : L’incipit du récit

Motivations du récit autobiographique, destinataires, fonctions de l’écriture

(Gallimard, collection Folio, p. 9 à 11, jusqu’à « maternel fantôme »)

A) Travail préliminaire

Faire lire aux élèves l’incipit des Confessions de Rousseau (« je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » jusqu’à « je fus meilleur que cet homme-là) ; leur faire dégager le » pacte autobiographique « (l’auteur-narrateur-personnage s’engage auprès de ses lecteurs -à qui il s’adresse directement- à ne convoquer que des faits authentiques) et leur faire remarquer que la dimension rétrospective implique une distance entre temps de l’énonciation (le » je « du présent de l’écriture) et le temps de la narration (le » je « du passé)...

B) Questions sur l’incipit du Livre de ma mère

 Le narrateur parle-t-il tout de suite à la première personne ? A quel moment le « je » apparaît-il ? Quels sont les temps verbaux dominants ? De quel temps s’agit-il (temps de l’écriture, de l’énonciation ou temps du récit, de la narration) ?
 Quels sont les différents interlocuteurs du narrateur (réels et personnifiés) ? Comment sont-ils désignés ? Quelle est la place accordée au lecteur ?
 Comment le « dehors » est-il évoqué ? Relevez le champ lexical de l’intériorité heureuse (mais douloureuse) et de l’extériorité dangereuse.
 Quel est le ton des deux premiers paragraphes ? Comment évolue-t-il dans le troisième ? Comparez les différents registres de langue utilisés. Comment l’auteur-narrateur écrit-il, crée-t-il ? Quelle est la fonction de l’écriture ?

C) Suggestions d’analyse

Le texte peut être analysé suivant deux axes :
 le « je » » autobiographique et ses interlocuteurs
 la consolation de l’écriture, l’enjeu de l’autobiographie

Cet incipit forme une sorte de préambule : le narrateur ne raconte rien, n’entame pas encore son récit rétrospectif (il commence au ch. II) dont le sujet n’est précisé qu’indirectement, au détour d’une phrase (« les mots que j’écris ne me rendront pas ma mère morte. Sujet interdit dans la nuit. »). Nous sommes dans le discours et le temps de l’écriture (présent, passé composé, futur). Pourtant le lecteur tient peu de place dans ce prologue ; aucun « pacte autobiographique » n’est engagé avec lui et l’authenticité des faits n’est pas revendiquée. Seules, l’inspiration, la plume et la mère constituent les véritables interlocutrices du narrateur.

Le récit autobiographique, réflexif, est moins destiné à un quelconque lecteur qu’à la mère disparue et au narrateur lui-même, qui écrit pour se consoler (« se consoler, ce soir, avec des mots »).

 I. Le « je » autobiographique et ses interlocuteurs

  • 1) Solitude du narrateur

Le texte commence par une sorte de vérité générale qui semble remettre en cause la légitimité de l’autobiographie : « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. »
Le narrateur se dédouble, se regarde écrire et parle de lui à la troisième personne dans le premier paragraphe, comme s’il prenait de la distance avec cette écriture autobiographique vouée à l’échec (on ne peut communiquer avec autrui, avec le lecteur) et pourtant source de consolation.
La solitude de l’homme réfugié dans les chimères de l’écriture apparaît à la fois négative (« seul, perdu ») et positive comme le suggère la métaphore de la royauté : « tout roi et défendu », « dans mon royaume ». Le texte est structuré par l’opposition de l’extériorité dangereuse et de l’intériorité heureuse (mais néanmoins douloureuse). On remarque la gradation des termes qui désignent le dehors : « tous, le dehors, les méchants du dehors, les salauds, ils mordent »), termes de plus en plus enfantins et familiers jusqu’à la métaphore de l’animalité.
Le bonheur se traduit par une métaphore de la transgression : « quel étrange petit bonheur, doux comme un péché ou une boisson clandestine » qui ne peut se comprendre qu’en référence à la fin du texte (« sujet interdit dans la nuit ») et à la culpabilité que révèle l’ensemble du Livre de ma mère : n’est-ce pas sacrilège d’évoquer la figure sacrée de la mère morte ? n’est-ce pas un « péché de vie » (voir p. 141) de continuer à être heureux (notamment par l’écriture) malgré sa mort ? Les différentes alliances de mots mettent justement en lumière l’ambivalence du bonheur : « bonheur triste et boitillant », « morosement me délecte », « tristement je me complais », « fausse paix »...

  • 2) Locuteur et interlocuteurs

Le narrateur rejoint l’ensemble des hommes au début du texte (« nos douleurs »), tout en exprimant d’emblée l’impossibilité de partager, de communiquer : « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte ». Mais la première personne apparaît seulement dans le second paragraphe sous la forme du possessif « mon », puis du pronom « moi », et enfin du « je ». Le narrateur ne s’adresse qu’une seule fois à ses interlocuteurs : « ce n’est pas moi qui vous le dirai ». Il écrit davantage contre les autres (« je ne veux pas d’histoires avec les gens du dehors ») que pour eux. Le narrateur ne s’engage pas auprès de ses lecteurs comme Rousseau (ni auprès de Dieu comme Saint Augustin). C’est avec son inspiration, sa plume personnifiée qu’il dialogue (3° §), avant de s’adresser à sa mère. Le lecteur est presque évincé, dans la mesure où on ne lui demande rien, même pas de comprendre ou de compatir.

 II. La consolation de l’écriture, l’enjeu de l’autobiographie

  • 1) Changement de registre

L’écriture est donc tournée essentiellement vers elle-même. Dans le 3° §, la narrateur s’adresse à sa plume, sa plus fidèle alliée, et le registre devient alors poétique, la tonalité lyrique, alors que les sarcasmes désabusés dominaient les deux premiers § : apostrophe rhétorique (« somptueuse, toi, ma plume d’or, va sur la feuille... »), personnification de la plume mais aussi des mots et du passé (« si remplis de sanguin passé battant aux tempes et tout odorants qu’ils puissent être, les mots que j’écris... »), anaphore de l’impératif (« va » cinq fois), profusion des adjectifs ou participes, néologisme (« morosement »), métaphore des mots-patrie, phrases nominales (« Sujet interdit dans la nuit. Arrière, image de ma mère vivante... »), etc.

  • 2) Puissance et impuissance de l’écriture

L’écriture relève à la fois d’un travail inconscient (« va au hasard », « ton lent cheminement irrégulier, hésitant comme en rêve ») et d’une volonté (« cheminement gauche mais commandé ») qui réjouit le narrateur (« complais, délecte »), tout en n’effaçant pas totalement sa tristesse (« tristement, morosement »). Elle « console » et elle « venge », mais les mots sont impuissants à faire revivre la mère (« ils ne me rendront pas ma mère »). Les dernières lignes du texte ne s’adressent plus à la plume mais à la mère : la relation mère-fils sera au centre du récit.
Pourtant la mère n’est convoquée que pour être repoussée : « arrière, image de ma mère vivante lorsque je la vis pour la dernière fois en France ». Or, l’image que fuit le fils-narrateur n’est pas celle de la mère morte mais celle de la mère vivante, entrevue pour la « dernière fois », car elle traduit la culpabilité du fils qui ne s’est jamais pardonné de n’avoir pu faire sortir sa mère de France pendant la guerre, alors qu’il s’était réfugié à Londres [4]
Le récit autobiographique se veut donc peut-être aussi compensateur et rédempteur : rendre hommage à la mère disparue permet de racheter tous ses manquements, puisque le « maternel fantôme » l’obsède.

D) Activités

 Oral : on peut demander aux élèves de rechercher les différentes raisons qui poussent un écrivain à rédiger son autobiographie
 Ecriture : on peut imaginer de travailler sur le pastiche en leur demandant de rédiger un petit texte poétique fondé sur la personnification d’un objet qui leur est cher, à la manière de Cohen (avec des phrases nominales, des métaphores, etc.)

Séance 2 : Petits bonheurs de l’enfance

L’écriture du souvenir : expression de la nostalgie, temps de l’énonciation et temps de la narration, distance ironique

(Folio, ch. VII, p. 51 à 53, jusqu’à « rien de sérieux »)

Après le préambule du chapitre I, Albert Cohen évoque, du chapitre II au chapitre IV inclus, quelques scènes de sa jeunesse qui illustrent la profondeur de la relation fusionnelle qu’il entretenait avec sa mère, « sainte sentinelle à jamais perdue », « guetteuse d’amour toujours à l’affût » dont les yeux scrutent sa santé et ses soucis au point de l’indisposer parfois (p. 22). Curieusement, le récit rétrospectif ne commence donc pas par la petite enfance mais par quelques anecdotes du temps où sa mère « était déjà vieille » et où étudiant, puis « adulte, déguisé en fonctionnaire international » [5] à Genève, il rendait visite à ses parents à Marseille, pendant les vacances (p. 23), comme il l’explique au début du chapitre III. Il est possible de photocopier le chapitre II ou de travailler sur l’œuvre complète, afin de demander aux élèves s’ils repèrent à quelle époque se situe ce chapitre et quels éléments confirment qu’il s’agit bien d’une autobiographie (après leur avoir lu le résumé biographique qui précède le récit).

Le chapitre V marque une rupture, signalant d’emblée l’impossible quête du fils-narrateur : « Pleurer sa mère, c’est pleurer son enfance. L’homme veut son enfance, veut la ravoir [...]. J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas » (p. 33). Le récit d’enfance commence alors au moment où la famille Cohen émigre de l’île de Corfou à Marseille (le narrateur a cinq ans) et se poursuit (ch. VI) par l’évocation des difficultés de l’intégration (« nous étions des rien du tout sociaux, des isolés sans nul contact avec l’extérieur », p. 44). Le récit n’est ni linéaire, ni chronologique : il se concentre sur quelques moments privilégiés ou douloureux, le plus souvent situés dans la dixième année de l’enfant.

Le chapitre VII déverse poétiquement les nostalgiques litanies de l’enfance perdue, du bonheur indicible, avant de narrer l’anecdote ironique de la visite du médecin venu soigner « la lèpre de l’isolement » maternel (p. 52).

A) Questions sur le texte

Quelles sont les deux parties du texte ? En quoi leur ton, leur registre et leur style s’opposent-ils ? Donnez un titre à chaque partie. Quels termes et quelles figures de style traduisent la nostalgie ? Quel âge le narrateur ne veut-il pas dépasser ? Dans la seconde partie du texte, quels termes révèlent la distance ironique du narrateur face au petit garçon qu’il était ? Quelle métaphore traduit le sens que prend la visite du médecin pour la mère ?

B) Suggestions d’analyse

On peut suivre l’ordre du texte pour organiser une analyse selon deux axes :
 nostalgie du paradis perdu
 distance ironique

 I. Nostalgie du paradis perdu

  • 1) Invocation de la mère

Dans l’ensemble du Livre de ma mère, la mère n’est pas seulement mise en scène, elle est aussi invoquée, comme « prêtresse de son fils », « majesté qu’ [il] fut trop longtemps à reconnaître » (p. 15) et « regard de Dieu » (p. 167). Ici, le narrateur s’adresse à elle à trois reprises : « Maman de mon enfance, auprès de qui je me sentais au chaud », « Maman, qui fus vivante et qui tant m’encourageas », « Maman, de là-haut, vois-tu ton petit garçon... ? »
Le narrateur l’invoque à la deuxième personne et en même temps l’évoque à la troisième personne (« ses tisanes ») : elle est à la fois présente et absente, toujours vivante et à jamais perdue...
Le texte marque un retour du fils-narrateur (âgé de 59 ans) vers le paradis de son enfance, vers l’âge de dix ans qu’il ne veut pas dépasser : « vois-tu ton petit garçon obéissant de dix ans ? ». Ce refus de grandir et d’assumer des responsabilités s’exprime plus clairement quelques pages plus loin : « Ton enfant est mort en même temps que toi. Par ta mort, me voici soudain de l’enfance à la vieillesse passé. Avec toi, je n’avais pas besoin de faire l’adulte. » (p. 54). La mère apparaît donc comme celle qui permet la survivance d’une part d’enfant dans l’homme, la pérennité de son âme enfantine.

  • 2) Litanie du regret

La première partie du texte est rythmée par une sorte de litanie lyrique exprimée par l’anaphore du « jamais plus » (qui revient quatre fois), par le ô lyrique : « O meubles disparus de ma mère » (p. 51) et par l’imparfait de répétition, d’habitude, tandis que la seconde partie sera structurée par l’anaphore de « je la revois » ou « je revois » (7 fois).
Le regret des petits bonheurs de l’enfance ombre le texte de poésie, ce qui masque un temps la pauvreté et l’exclusion sociale dont l’enfant et la mère sont victimes.

  • 3) Poésie de l’enfance

Le narrateur fait appel à toutes les sensations pour faire resurgir ce paradis perdu : visuelles bien sûr (« l’ombre de la table du salon sous laquelle je me croyais un chef arabe », etc.), mais aussi olfactives (« odorante armoire aux piles de linge à la verveine »), gustatives (« ses tisanes », « sa belle armoire de cerisier [...] sombre et fruitée de confitures »), auditives (« son trousseau de clefs qui sonnaillaient au cordon du tablier ») et tactiles (« je me sentais au chaud », « son coffret plein d’anciennes bricoles d’argent avec lesquelles je jouais quand j’étais convalescent »)...
Toutes ses sensations se mêlent dans des phrases nominales dont le noyau représente toujours un meuble ou un objet : le temps s’est arrêté à l’époque des dix ans de l’enfant.
Cette première partie est saturée par une impression de sécurité totale que traduisent les adjectifs : « chaud, rassurantes, calme, réconfortante, donneuse de force », les verbes « m’encourager aveuglément », « avec d’absurdes raisons qui me rassuraient » (p. 51-52) et les métaphores liées à la notion de maîtrise et de mérite : « son trousseau de clefs [...] qui étaient sa décoration, son Ordre du mérite domestique ».
D’autres métaphores parcourent le texte pour évoquer le paradis perdu du royaume de l’enfance dans l’ombre de la mère nourricière : « sa belle armoire de cerisier que j’ouvrais tous les jeudis et qui était mon royaume enfantin, une vallée de calme merveille, sombre et fruitée... », métaphore renforcée par l’harmonie des sonorités (notamment : m/v/l/r). Rappelons que dans l’incipit de ce récit autobiographique (séance 1), le narrateur exprime le douloureux bonheur d’écrire « seul dans son royaume » (p. 9) : l’écriture permet de retrouver le temps perdu.

Le narrateur poursuivra quelques pages plus loin (p. 55-56) l’évocation poétique de ce qu’il nomme « petites paix, petits bonheurs », « charmes, sons morts du passé, fumées enfuies et dissoutes saisons », mais entre temps surgit l’éclair d’un souvenir particulier, celui de la visite - fréquente [6] - du médecin, ce savant rival, qui vient troubler l’osmose entre mère et fils.

 II. Distance ironique

Si le narrateur se remémore son enfance comme un paradis impossible à retrouver et s’il idéalise sur le mode lyrique la relation fusionnelle qui l’unissait à une mère totalement dévouée, il ne manque pas cependant d’apporter un contrepoint à cette harmonie en introduisant une note plus discordante : le rôle du médecin met en lumière -a posteriori- le manque maternel et l’exclusion sociale.

  • 1) Révélation de l’exclusion sociale

L’enfant remarque l’effet des visites du médecin sur sa mère « émue », « vivifiée », « plus distinguée » (temps de la narration), mais seul le narrateur adulte peut comprendre les raisons d’une telle transformation : « ces visites payées, c’était un événement mondain, une forme de vie sociale pour ma mère » (p. 52) ; « il laissait tomber du haut de son éminence des considérations politiques, non médicales, qui réhabilitaient ma mère ». La métaphore de la lèpre révèle la quête de reconnaissance et l’exclusion de la mère : « ôtaient, pour quelques minutes, la lèpre de son isolement ». Le médecin vient autant guérir la souffrance morale de la mère que la douleur physique du fils ; il apporte à la mère ce que le fils ne peut lui donner : un semblant de vie sociale.
C’est toujours le narrateur adulte qui fait des suppositions sur ce que sa mère pouvait ressentir ou penser ; rien, dans le texte n’autorise à penser qu’elle lui en ait parlé, comme le montre la locution adverbiale : « Sans doute se rappelait-elle alors que son père avait été un notable ». L’importance du temps de l’énonciation dans ce texte frappe d’autant plus que le narrateur semble quêter l’approbation du lecteur, et renverser les rôles : la mère apparaît comme une enfant « rougissante » (p. 53) et admirative : « Que c’était beau, n’est-ce pas, pauvre Maman si peu blasée, si sevrée des joies de ce monde ? ».

  • 2) Rivalité et ironie

Le narrateur ne cesse de souligner l’admiration que mère et fils portaient au médecin (« que nous admirions éperdument », « qui nous paraissait la merveille du monde », « et dont j’adorais tout » et développe le champ lexical de l’adoration mystique : « serviette neuve à laquelle il avait droit divin », « cette nécessité magique », « le talisman de l’ordonnance », « l’inspiration du grand homme en transe de savoir »...
A l’admiration enfantine du temps de la narration succède l’ironie du temps de l’énonciation : le narrateur dévalorise au plus haut point le pauvre médecin qu’il abreuve d’insultes : « un pontifiant crétin parfumé », « sonore niais », « le crétin médical », et d’antiphrases répétées : « il me prenait génialement le pouls tout en tenant génialement sa belle montre dans sa main »/ L’expression « pif majestueux », aux connotations antithétiques semble condenser temps de la narration (le révérencieux adjectif « majestueux ») et temps de l’énonciation (le nom familier et moqueur : « pif »).
Sans négliger la dimension comique de cette description sarcastique, on peut néanmoins se demander pourquoi le narrateur adulte s’efforce de ridiculiser cette innocente victime médicale, si ce n’est par dépit, par jalousie inconsciente. Alors que le fils-narrateur ne cesse d’évincer le père de ses écrits autobiographiques, lui conférant, de textes en textes, une place de plus en plus restreinte et de plus en plus anodine, il affronte alors un autre rival en la figure du médecin qui vient troubler l’osmose mère-fils et qui vivifie la mère, la séduit et lui rend son innocence de jeune fille : « je la revois, charmée, émue, jeune fille, le raccompagnant à la porte [...], rougissante » (p. 53). Si la perception de la scène par le personnage de l’enfant et par le narrateur adulte semble s’opposer (admiration d’un côté, mépris de l’autre), on peut cependant penser que ce dernier ne fait que mettre au jour, sous couvert d’humour, le sentiment de rivalité jalouse qui s’était instauré à l’époque entre l’enfant diminué (malade) et le médecin trop valorisé.

Deux autres dimensions de l’autobiographie se révèlent donc ici : retrouver le temps, le bonheur perdus et se venger des blessures de l’existence.

C) Activités d’écriture

 Imitation : évoquer à l’aide d’objets familiers et d’atmosphère particulières le paradis perdu de l’enfance (en utilisant le champ lexical des sensations)
 Changement de point de vue : réécrire la scène de la visite du médecin du point de vue de la mère

Séance 3 : Péché d’amour

Ambivalence de l’autobiographie et pièges de l’aveu, remords et réparation.

(folio, ch. XIII, p. 107 à 110, jusqu’à « confiante adoration »)

Après avoir longuement évoqué dans les chapitres précédents la joie des retrouvailles entre mère et fils (une fois par an, à Genève), le narrateur s’attarde maintenant sur le douloureux souvenir du départ en train de sa mère. La construction alternée du texte (douleur maternelle/bonheur sacrilège du fils dans les bras de son amante) révèle la culpabilité du fils-narrateur qui a osé préféré, selon ses propres propos (au chapitre XII) « un agréable arrangement de chairs à la bonté la plus sacrée, à l’amour de [la] mère » et qui cherche la rédemption en avouant et en condamnant sa faute, tout en se laissant à nouveau tenter par l’écriture du désir : l’aveu hésite entre remords et fascination pour la faute.
Contrairement à la stratégie de Rousseau (épisode du ruban volé) qui avoue ses fautes passées pour se justifier et gagner l’absolution du lecteur, Albert Cohen avoue certes pour se libérer et se faire pardonner de façon posthume par sa mère, mais aussi pour revivre l’intensité du péché.

A) Questions sur le texte

Expliquez la construction du texte : que veut montrer le narrateur ? quelles expressions de temps signalent la simultanéité des actions ? Quels procédés révèlent que le narrateur n’ose pas directement avouer sa faute ? Relevez plusieurs alliances de mots : que traduisent-elles ? en quoi révèlent-elle l’ambiguïté de la narration ? Quelles expressions montrent que le narrateur tente de ridiculiser la passion qui l’animait alors et quelles autres suggèrent qu’il est encore sous le charme ?

B) Suggestions d’analyse

2 axes éventuels :
 construction alternée : mise en scène de la culpabilité filiale
 ambivalence de l’écriture

 I. Construction alternée : mise en scène de la culpabilité du fils-narrateur

  • 1) composition

Le chapitre commence par l’image de la mère défaite par le malheur du départ et la décrit tout au long du premier §. Le narrateur cède ensuite la place à un narrateur-relais qui est l’image transparente de lui-même, comme la transition (dernière phrase du 1er §) le montre : Albert Cohen refuse d’endosser la responsabilité de son indifférence face à la souffrance de sa mère lors de la séparation. Il n’ose pas avouer directement qu’il se console sur le champ dans les bras de son amante : « peut-être allais-je le soir même vers mon amante », « un fils m’a dit, et c’est lui qui parle maintenant »... Une série d’incises (« m’a dit ce fils », « dit ce fils », « me dit ce fils ») rappelle dans les paragraphes suivants la difficulté de l’aveu.
Dans le 2ème et 3e §, les évocations de la mère folle de chagrin alternent avec celles de l’amante folle d’amour. La simultanéité des actions est renforcée par des expressions temporelles comme « le soir même de son départ », « en ce moment même », « tandis que ». Le narrateur décrit les différentes scènes de façon omnisciente, puisqu’il contemple à la fois sa mère accablée de malheur tout au long du voyage en train et son amante extasiée.
La mère est omniprésente dans le 1er § où l’amante n’apparaît en pointillé que dans la dernière phrase. L’évocation de la mère n’occupe plus ensuite que la moitié du second § et deux lignes seulement dans le dernier qui en compte 34 : « Tandis que ma mère pleurait dans son train et se mouchait... »
Ainsi, la construction même du texte souligne le remords tout en laissant percevoir la fascination qu’exerce encore la faute, la séduction qu’exerce encore l’amante (cause de la faute).

  • 2) Remords et modalisation

Le narrateur ponctue de ses remords chacune des évocations de la mère ou de l’amante. Le temps de l’énonciation, de l’écriture vient sans cesse interrompre le temps de la narration, du passé : « au lieu de pleurer toute la nuit »... Les commentaires et jugements négatifs apparaissent dans des phrases non verbales : « Etrange, je ne prenais pas assez ses larmes au sérieux. Etrange que je ne m’aperçoive que maintenant que ma mère était un être humain... », dans des incises : « me dit ce fils qui me déplaît », dans des répétitions révélatrices : « sans presque plus penser à ma mère », « sans plus penser à sa mère », dans les adjectifs péjoratifs qui qualifient la passion : « chants écœurants de stupide passion », « pécheur plaisir de dire ce nom » ou l’amante : « une comparable » (adjectif substantivé)...
Ce regard critique permet au narrateur d’opposer deux figures entre lesquelles son cœur continue à hésiter : celle de la mère, passionnément maternelle et dévouée, et celle de l’amante, passionnément amoureuse et sensuelle.

 II. Ambivalence de l’écriture (description ambiguë de deux figures opposées)
L’ambiguïté transparaît tout autant dans la description du malheur maternel que dans celle du bonheur de l’amante.

  • 1) Passion maternelle

La description de la mère au moment du départ et dans le train est dominée par le champ lexical du malheur et de la folie, parfois dépréciatif et condescendant : « elle me considérait avec folie et malheur », « un peu folle de malheur », « panique de malheur », « abrutie de douleur », « un peu imbécile de malheur »... La mère est toujours, dans l’ensemble des récits autobiographiques, du côté de l’excès, comme le suggère d’emblée l’hypallage : « lorsque la locomotive lançait son hystérie de folle désespérée » ; aussi le fils-narrateur refuse-t-il de croire à ce théâtral chagrin dont il ne prend conscience qu’au moment de l’écriture : « étrange que je ne m’aperçoive que maintenant que ma mère [...] était un être autre que moi avec de vraies souffrances ».
La douleur de la mère transparaît dans son apparence physique (« en larmes », « la tête dodelinait », « défaite et décoiffée », « le chapeau mal mis et absurdement de travers »), qui comme le révèle l’adverbe, laisse le fils-narrateur mal à l’aise : la souffrance maternelle est ressentie comme excessivement, tragiquement, mise en scène. La majorité des adjectifs qui qualifient la mère exprime une défaite, un échec, une exclusion : « défaite, exposée, déconfite, vaincue, paria ». L’amante a gagné. Le fils-narrateur semble ne pas avoir pu supporter l’excessive dépendance de sa mère (qui ne peut que le rendre coupable, [7] ) : « si dépendante et obscure ». Au désespoir maternel ne fait écho que la vague tristesse filiale : « triste mais vite consolé ». Le séjour qu’elle conçoit comme une merveille (« merveille d’être ensemble ») est sans cesse déprécié par diverses alliances de mots : « la pauvre fête de sa vie », « la pauvre féerie de sa vie », comme si le narrateur voulait en relativiser l’importance. Cependant, la mère est enfin reconnue, après sa mort qui instaure le manque et grâce à l’introspection que permet l’écriture autobiographique, comme « l’incomparable », alors que l’amante, « une comparable » parmi d’autres, porte la responsabilité de la chute.

  • 2) Passion sensuelle

La désignation de l’amante ne manque pas non plus d’ambiguïté, comme le montrent les oxymores : « exquise diablesse », « blonde démone ». Elle est à la fois du côté du diable (« diablement jalouse ») et du côté de Dieu : « religieuse d’amour », « élancée et fervente », « à moi seul consacrée », « confiante adoration ». A la religion de l’amour maternel (la mère incarnant « la bonté la plus sacrée », « la preuve de Dieu », p. 167) s’oppose la religion de l’amour sensuel. Et si le narrateur qualifie de péché le plaisir d’évoquer le nom de l’amante (« pécheur plaisir de dire ce nom »), il ne peut néanmoins s’empêcher d’ériger en anaphore « le nom bien-aimé » (quatre fois dans le 2ème § et trois fois dans le 3e). Si le narrateur qualifie sa passion de « stupide » et ses chants d’amour dans le taxi d’ « écœurants », il prend néanmoins plaisir à raconter pendant une quarantaine de lignes les retrouvailles amoureuses, ce qui n’était pas nécessaire à son mea culpa, à son acte de contrition.
Peu à peu l’ambiguïté des désignations s’estompe, et les trois quarts du dernier paragraphe (p. 10 notamment) consacre la splendeur de l’amante, mise en relief par les superlatifs (« la plus belle et fastueuse des jeunes filles »), par les adjectifs mélioratifs (« élancée, fervente, intelligente, haute, vive, poétesse, athlétique, sensuelle, idéaliste, etc. ») et par l’insistante déclinaison du verbe aimer : « afin que l’aimé sût tout de suite combien l’aimante aimée l’aimait sans cesse... »
A l’allure misérable de la mère (« petite dans son train ») s’oppose la beauté de la fastueuse jeune fille, « haute en sa blanche robe de toile » ; à l’obscurité maternelle (« si dépendante et obscure ») s’oppose le rayonnement de l’amante : « vive et ensoleillée », « nourrie de soleil et de fruits », et à l’imbécillité de la souffrance maternelle (« abrutie de douleur, » un peu imbécile de malheur « ) fait écho l’imbécillité du bonheur amoureux : » je t’aime comme une imbécile et je me dégoûte de t’aimer tellement, mon bien-aimé ".

Ainsi, si le temps critique de l’énonciation perturbe la narration au début du texte pour exprimer la culpabilité filiale, la fascination du souvenir et la joie de l’évocation du bonheur amoureux, fût-il fautif, l’emporte dans l’écriture ambivalente du manque et du désir.

Suggestion pour une dernière séance

Il est possible de terminer l’analyse de l’œuvre en étudiant le double élargissement des chapitres 28 et 29 :

Le chapitre 28 se présente comme une lettre ouverte aux « fils des mères encore vivantes » (les filles étant dépourvues de mère chez Albert Cohen !) et le chapitre 29 constitue une prière de gratitude adressée à « Nos Dames les mères », qui rappelle les différents temps du dévouement maternel (petite enfance, enfance, adolescence, âge adulte) et renvoie par moments au modèle du « je vous salue Marie » (l’auteur n’est pas chrétien mais voit en Marie l’incarnation de la mère juive).

Deux autres « genres » viennent donc élargir le champ de l’autobiographie.

Notes

[1Disponible dans le commerce et à l’Atelier Albert Cohen, 115 avenue Henri Martin, Paris 16° ; ainsi que toutes les cassettes audio des entretiens radiophoniques (notamment Radioscopie d’Albert Cohen, entretien avec Jacques Chancel, du 3 mars 1980 au 4 avril 1980) et tous les articles, thèses, et travaux de recherche élaborés sur cet auteur

[2Le père, très présent dans les premiers textes, se trouve presque totalement évincé dans Le Livre de ma mère. L’analyse des variantes qui parsèment les textes autobiographiques permet de saisir dans quelle mesure le narrateur gomme peu à peu le rôle et l’affection paternels pour mieux mettre en avant la relation maternelle et filiale. Certains mérites du père sont même déplacés vers la figure maternelle.
Certaines scènes où ce dernier manifeste son affection envers son fils sont d’ailleurs mises au compte de la mère.

[3Et un « processus de métaphorisation et de symbolisation » : J. Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte, PUF, 1996, 2° édition, p. 267-268.

[4Albert Cohen a quitté la France avec sa seconde épouse et sa fille en juin 1940. A Londres, il travaille avec le gouvernement de la France Libre, devient le conseiller juridique du Comité intergouvernemental pour les réfugiés et continue à publier des textes. Sa mère (Louise Judith Coen, née Ferro qui vit à Marseille dans la crainte de la Gestapo meurt d’une crise cardiaque le 10 janvier 1943.)

[5Albert Cohen a fait ses études universitaires à Genève, avant d’être attaché à la Division diplomatique du Bureau International du Travail.

[6Albert Cohen était très souvent malade et... heureux de l’être : la maladie était l’occasion d’un tête à tête avec la mère qui s’arrêtait de travailler. Aussi évoque-t-il avec délice les « angéliques médicaments » de son enfance, dans Le Livre de ma mère comme dans Carnets 1978 : « jamais plus, le baume tranquille dont j’aimais le nom, chère huile verte qu’avec une boule de coton elle étendait sur mon dos... Jamais plus, alcool camphré, sirop de tolu, eau des Carmes, élixir de Garus, alcoolat vulnéraire, sirop de polygala, charmants guérisseurs de mon enfance » (Carnets 1978, Gallimard 1979, p. 43).

[7Quelques pages plus loin, la culpabilisante dépendance maternelle se dévoile davantage : « Elle attendait tout de moi avec sa figure un peu grosse, toute aimante, si naïve et enfantine, ma vieille Maman. Et je lui ai si peu donné. Trop tard. Maintenant le train est parti pour toujours, pour le toujours » (p. 111).

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