Nadja d’André Breton

, par HUBERT Etienne-Alain, maître de conférences honoraire à l’Université de Paris-IV

Conférence du 20 novembre 2002

Notes prises par Françoise Carrier, professeur au collège Verhaeren, responsable des formations Lettres IUFM de Versailles et revues par Etienne-Alain Hubert


Étienne-Alain Hubert a participé à l’édition de Breton dans la Pléiade depuis l’origine et en a pris la direction à la mort de Marguerite Bonnet. Il vient de publier aux éditions Bréal, coll. « Connaissance d’une œuvre », une étude de Nadja en collaboration avec Philippe Bernier (voir bibliographie), où l’on trouve en particulier, dans l’axe du programme, une réflexion sur l’illustration et des notices détaillées sur toutes les photographies. Deux dessins inédits de Nadja y sont reproduits et il y a été tenu compte d’éléments qui ont été récemment révélés.


Difficultés de la lecture de Nadja

La lecture de Nadja demande une attention soutenue, surtout dans le début du livre. [1]. Écrit dans une période qui est sans joie pour son auteur, le « préambule » raconte une quête (« Qui suis-je ? »), en apparence discontinue, qui passe par des détours, des réflexions et des anecdotes dont l’unité profonde n’apparaît pas immédiatement au lecteur, à plus forte raison au jeune lecteur. Les phrases, à la syntaxe souvent complexe, épousent cette longue et sinueuse recherche qui s’interrompt plusieurs fois sur des blancs. D’une façon générale, le livre, au genre indécidable (un récit ? ou un « essai » comme on l’a écrit à sa publication ?) s’offre à l’auteur comme un espace d’accueil pour la rêverie, la remémoration, le questionnement.

Autre obstacle à une lecture cursive : les très nombreuses allusions, en particulier littéraires. Breton a vécu parmi les livres, comme il a vécu quotidiennement parmi les tableaux et les objets de sa collection. À la différence d’un Reverdy ou d’un Char et, en revanche, proche d’Apollinaire à cet égard, c’est un écrivain qui n’oublie jamais ses lectures, lectures à travers lesquelles, dans une certaine mesure, il s’est découvert lui-même. Il y a par exemple dans son œuvre un véritable « lexique Rimbaud ». Nadja est un livre qui renvoie à beaucoup d’autres livres souvent par des allusions, parfois par le biais de citations : ainsi l’anecdote des mots échangés rituellement par Victor Hugo et Juliette Drouet, p. 12, provient-elle de l’évocation de Louis Barthou, Les Amours d’un poète. [2]. L’écho est parfois très allusif. [3]

L’approche de Nadja peut s’avérer difficile sur le plan affectif. L’enseignant éprouvera peut-être un malaise à tenir un discours sur un livre qui est lui-même, pour une part importante, un discours sur la folie et dont les résonances auprès des lecteurs - et particulièrement auprès des jeunes lecteurs - sont parfois profondes et imprévisibles. Nadja est d’une « beauté dangereuse », comme l’a écrit Annie Le Brun il y a quelques années.

Le malaise peut surgir aussi chez le lecteur devant l’attitude de Breton à l’égard de Nadja. L’écrivain compose une œuvre à partir d’une tragédie existentielle qui se situe au delà (ou en deçà) de la littérature, « désastre irréparable » dans lequel il s’est lui-même demandé si sa responsabilité n’était pas engagée. [4] Comment celui qui avait songé à s’orienter vers la psychiatrie, comme son maître Babinski l’y avait encouragé, et qui avait fait la découverte précoce de la psychanalyse, s’est-il mépris sur la gravité de l’état de Nadja et n’a-t-il pas mesuré les risques d’une liaison avec un être aussi fragile ? Il est vrai que sa rencontre effective avec la folie s’était faite dans les hôpitaux psychiatriques de l’armée et au contact de soldats traumatisés par la guerre, ce qui ne prédisposait pas à l’approche de celle que les psychiatres rangeront parmi les délirantes. Mais, comme Breton le rappelle dans le livre et comme le confirment formellement les documents, c’est Nadja qui lui a demandé d’écrire un « roman » sur elle. Simplicité poignante de sa demande : « De nous, il faut que quelque chose reste ».

Les éléments dont on dispose actuellement sur la personne de Nadja et sur les péripéties d’une liaison complexe mais bien réelle (songer que certains critiques universitaires affirmaient naguère sans preuves que Nadja était un personnage de roman, le livre étant considéré comme une fiction) ajoutent au caractère troublant du texte. Ayant accompagné les recherches menées par Marguerite sur Nadja vers 1985, nous ne pouvons oublier Elisa Breton ouvrant pour nous le dossier de lettres et de dessins de Nadja, manifestant un respect de l’intimité égal à celui dont Breton entourait cette partie de son passé. La dernière lettre de Nadja, d’un ton testamentaire (« Merci, André, j’ai tout reçu... », février 1927) était renfermée dans une enveloppe dont l’aspect froissé et sali semblait bien indiquer qu’elle avait été précieusement et longtemps conservée dans une poche ou un portefeuille. On comprendra que, par égard pour les proches et leurs descendants, le chercheur se refuse à des divulgations indiscrètes.

Née en 1902, Léona D. est originaire d’une famille modeste de la banlieue de Lille. Ayant donné naissance en 1920 à une petite fille, elle se rend à Paris vers 1923, comme le suggère le livre, et mène une existence difficile, aux frontières indécises des emplois précaires, de la prostitution et du monde du spectacle. C’est, pensons-nous, à l’ « étrange Nadja », danseuse connaissant une certaine vogue dans les milieux de l’ésotérisme, qu’elle emprunte le prénom sous lequel elle se présente, excluant significativement le « nom de famille » (Breton fera plus tard la connaissance de cette autre Nadja par la photographe et écrivain Claude Cahun et correspondra avec elle). À signaler que la connaissance de Nadja a été récemment enrichie grâce à un collectionneur qui a fait bénéficier d’images et de textes inédits de Nadja les visiteurs de l’exposition La Révolution surréaliste (Centre Pompidou, 2002) . Quand Breton la rencontre le 4 octobre 1926, elle mène une existence incertaine, « perdue » écrit-elle, au hasard des rues et des cafés : les quelques jours d’intimité exaltée avec Breton sont suivies par une période de rencontres plus espacées et d’échanges de correspondance. Désargentée, elle est secourue par Breton qui vend un tableau pour lui venir en aide. Les signes de déséquilibre s’intensifient. Le 21 mars 1927, le patron d’un l’hôtel de la rue Becquerel où elle a échoué après plusieurs changements de domicile, appelle la police qui la transporte à l’Infirmerie spéciale du dépôt, puis à l’Hospice Sainte-Anne. Trois jours plus tard, elle est internée à l’hôpital de Perray-Vaucluse, près d’Épinay-sur-Orge et y reste un an, jusqu’à ce que ses parents la fassent transporter dans un hôpital psychiatrique du Nord de la France où elle meurt en 1941.

Nadja dans une approche du surréalisme

Le surréalisme est connu du grand public sous ses aspects spectaculaires ; l’image de Breton est souvent caricaturale, comme en témoigne l’usage persistant de l’expression « Pape du surréalisme » qu’avaient lancée il y a plus de soixante-quinze ans des journalistes et d’anciens amis devenus adversaires. En outre, le surréalisme est rangé banalement et à tort parmi les « mouvements littéraires ». À travers le récit des surgissements étranges d’Eluard et de Péret, Nadja nous fait sentir qu’il s’est constitué non pas autour d’un programme « littéraire », mais qu’il s’est formé sur le mode de la rencontre, avec tout ce que ce mot peut comporter d’aléatoire et de fort. Alors que l’enjeu est une nouvelle définition de l’homme, la critique a toujours tendance à réduire son apport à la découverte de l’écriture automatique, ainsi qu’à quelques audaces que le temps a forcément émoussées aux yeux du public.

S’agissant de l’écriture automatique, sa découverte doit être replacée dans un itinéraire qui passe par la révélation de la pensée de Freud à travers la lecture, en 1916, d’un livre imparfait mais stimulant et novateur, La Psychoanalyse des névroses et des psychoses, qu’ont publié en 1914 les Drs Régis et Hesnard. Breton, tout de suite, voit le retentissement de l’approche psychanalytique et psychiatrique sur son idée de la littérature. Dans le premier temps, c’est l’inquiétude : si les œuvres de Rimbaud, de Jarry relevaient de la psychopathologie ? Dans un second temps, inspiré par les analyses auxquelles Freud ou Jung soumettent des passages d’œuvres littéraires (la chanson de Marguerite dans Faust, l’histoire des trois coffrets dans Shakespeare) et grâce auxquelles ils détectent les contenus latents que la censure a estompés, Breton conçoit l’idée de la production de textes qui, écrits par des sujets affranchis des conventions littéraires et des impératifs de toute sorte, échapperaient au contrôle de la censure, permettant alors d’accéder au « minerai brut » de l’inconscient qui est au plus profond de nous. Généralisant la méthode des « associations » utilisée aux débuts de la psychanalyse et notamment par Jung, le livre se constitue à partir du relais qu’une voix peut trouver dans une autre voix. L’écriture des Champs magnétiques va durer quelques semaines épuisantes du printemps 1919, menée en commun avec Philippe Soupault dont la disponibilité d’esprit et l’inventivité font un partenaire sans égal.

Breton n’a jamais considéré cette pratique comme une recette infaillible ou un programme exclusif, affirmant même que « l’histoire de l’écriture automatique dans le surréalisme serait [...] celle d’une infortune continue » (« Le Message automatique », 1933). L’écriture automatique, dit-il encore, est « la limite à laquelle le poète surréaliste doit tendre ». Nadja ne procède évidemment pas de l’écriture automatique. Reste que plusieurs passages montrent la productivité de l’abandon aux associations verbales et que, s’agissant de Nadja, Breton relève scrupuleusement ses trouvailles de langage incontrôlées. Nadja a souvent la voix de l’oracle.

L’imprégnation freudienne de Nadja se révèle aussi dans la prise à partie de la psychiatrie et du système asilaire et, surtout, dans l’attention portée aux actes manqués, aux lapsus (à propos desquels la théorie de Freud est jugée réductrice par Breton), aux halos d’appréhensions, aux attirances inexpliquées, aux ambivalences de sentiments (ainsi l’attraction-répulsion exercée par la statue d’Étienne Dolet). La théorie des « faits-glissades » et des « faits-précipices », au début du livre, est, à mon avis, une transposition du lapsus dans le domaine existentiel : dérapage mineur (« glissade ») ou grave (« précipice »), mais toujours révélateur, par lequel l’événement laisse entrevoir une signification enfouie. On songe aussi aux pages dans lesquelles on entend Nadja répondre par des phrases oraculaires aux sollicitations des tableaux ou des objets d’art primitif qu’elle découvre dans l’atelier de Breton. Quant à la présence du rêve , elle est singulière. Breton fait mention d’un rêve inspiré par l’atmosphère très glauque de la pièce déjà cauchemardesque, Les Détraquées. Le rêve est si « infâme » qu’il ne peut le raconter : la notion d’inavouable subsiste fortement en lui. En revanche, il analyse assez longuement le rêve qu’il vient de faire lors de son séjour au Manoir d’Ango, recourant même à la notion de surdétermination qu’il a trouvée chez Freud.

Il y a dans Nadja un horizon politique et même un contenu subversif. Il faut se référer à l’histoire du surréalisme et tout simplement à l’histoire pour les saisir dans leur ampleur pas toujours perceptible de nos jours. Au départ, ces êtres jeunes que sont les futurs surréalistes semblent peu perméables à la politique ; s’ils ont pu être éprouvés intérieurement par la guerre, leurs productions n’en révèlent rien, alors que tant d’écrits contemporains l’exaltent ou la maudissent. Il est significatif qu’en 1924, défiant avec une vraie audace les conformismes de droite ou de gauche, ils publient le pamphlet collectif Un cadavre contre Anatole France, considéré à peu près unanimement comme le plus éminent représentant de l’esprit français. La guerre coloniale du Rif d’une part, d’autre part le besoin de réagir contre l’entreprise de « Défense de l’Occident » menée par les intellectuels de l’Action française vont les conduire à opposer à l’Occident l’idée d’« Orient », notion au contenu composite (l’Orient est mystique pour Artaud ; pour d’autres, il représente l’Est où se lèvent les révolutions, etc.). À partir de 1925 et de 1926, les engagements politiques des surréalistes s’affirment par leur entrée - sans lendemain durable - au Parti communiste.

Le contexte de l’époque est difficilement imaginable aujourd’hui. Le Parti communiste - exactement la « Section française de l’Internationale communiste », ce qui montre bien la dépendance par rapport à Moscou - maintient l’insurrection à son horizon. Bien qu’ayant attiré à lui des militants d’autres bords comme les anarcho-syndicalistes, il reste un petit parti, voire un groupuscule en certaines années (30 000 militants en 1930) ; ses publications, comme Le Militant rouge, sont imprégnées d’esprit révolutionnaire et d’antimilitarisme. De l’autre côté, le pouvoir, qu’il s’agisse du Cartel des gauches (1924-1926) ou des gouvernements d’Union nationale (Poincaré, Tardieu), réprime : témoin les nombreuses arrestations qui suivent les manifestations insurrectionnelles d’août 1927 contre l’exécution de Sacco et Vanzetti, évoquées dans Nadja. Si, malgré leurs réticences devant l’étroitesse d’esprit de certains dirigeants, les surréalistes se tournent pour quelques années vers le Parti communiste, c’est qu’ils veulent rejoindre le groupement politique qui leur paraît au plus près de l’image qu’ils se font de la Révolution. Quand ils se retrouvent en 1925 et 1926 avec d’autres organisations de gauche dans un « Comité », leurs modèles vont être le Comité de salut public ou la cellule révolutionnaire, comme le montrent, dans les comptes rendus de séances qui ont été conservés, un ton âpre de sommation, des interventions parfois inquisitoriales et des procédures d’exclusion [5] publiés par Marguerite Bonnet, Gallimard, 1988 et 1992]].

La politique affleure dans Nadja à travers des réflexions désabusées (« Allons, ce n’étaient pas encore ceux-là qu’on trouverait prêts à faire la Révolution », p. 71-72), dans des passages comme la tirade contre le travail aliénant (Breton allant beaucoup plus loin que les théoriciens marxistes), ou dans l’évocation même de Nadja, être sans perspectives d’avenir, que sa pauvreté met à l’écart d’une clinique psychiatrique acceptable. Une phrase aussi simple que « Elle s’appelle Fanny Beznos » (p. 64) est un signal fort mais prudemment elliptique en direction d’une jeune Bessarabienne, militante du Secours rouge, à laquelle Breton a apporté son aide, facilitant son passage en Belgique, mais qu’il ne veut pas compromettre. C’est Fanny Beznos, comme me l’avait appris sa sœur, que l’on voit à gauche sur la photographie du Marché aux puces, de dos. Elle sera déportée pendant la guerre et mourra dans un camp.

La présence des photographies dans Nadja et leur nature mériteraient également un effort de mise en perspective historique. À notre époque où le livre illustré est dans toutes les vitrines, où l’image est omniprésente, il est difficile de mesurer l’innovation que représente l’illustration de Nadja. On ne saurait considérer comme des précédents les photographies qui, dans des romans populaires, remplacent par économie les figurations dessinées des scènes principales. Breton a certainement été encouragé à enrichir son livre par son expérience de la revue La Révolution surréaliste, apparue à la fin de 1924. Pour la première fois en France (car il y a des précédents à l’étranger, comme Der Querschnitt), une revue offrait en abondance au lecteur, une iconographie d’une hétérogénéité troublante : des photographies, des montages photographiques, des reproductions de tableaux ou de sculptures, des dessins, des documents, etc. Dans La Révolution surréaliste comme dans Nadja, l’illustration, répondant à des besoins multiples (remplacer la description littéraire, authentifier le contenu du texte, troubler le lecteur, faire connaître des œuvres plastiques, etc.) se plie difficilement aux procédures utilisées actuellement dans l’analyse de l’image et appelle plusieurs types de commentaire.

Lectures autour de Nadja

L’apport critique essentiel a été fourni en 1988 par la notice et les notes du tome I des Œuvres complètes, dirigé par Marguerite Bonnet (Bibliothèque de la Pléiade, p. 1495-1965), dont on peut constater que toutes les publications ultérieures sur Nadja et les biographies de Breton ont largement bénéficié.

Pour situer Nadja, c’est Breton qu’il faut relire : les Entretiens de 1952 (dans la Pléiade, t. III, ou dans la collection « Idées » chez Gallimard) ; le court mais fulgurant texte de 1930 publié dans le catalogue de la vente Gaffé (on le trouvera dans l’étude de Nadja aux éditions Bréal, 2002) ; Les Vases communicants, où Nadja et « X » (Suzanne Muzard) resurgissent à la faveur d’un rêve ; L’Amour fou, qui contient une relecture de la notion de « beauté convulsive » ; Le Surréalisme et la peinture (1928-1965), depuis peu disponible en collection de poche, où on lira particulièrement les passages sur Braque (modérément apprécié par Breton), Ernst, Chirico.

Le catalogue André Breton. La Beauté convulsive, dirigé par Agnès de La Beaumelle et Isabelle Monod-Fontaine (Centre Georges Pompidou, 1991) fournit une remarquable documentation chronologique ; parmi les essais qu’il comporte, lire celui de Marguerite Bonnet, « Le regard et l’écriture », en partie consacré à l’image dans Nadja. Le texte d’’Agnès de La Beaumelle, « Le grand atelier », évoque le décor saisissant, bourré d’œuvres, dans lequel Nadja est introduite. Lire aussi, d’Isabelle Monod-Fontaine, « Le tour des objets ». - Dans le catalogue de l’exposition La Révolution surréaliste organisée par Werner Spies au Centre Georges Pompidou en 2002, deux pages reproduisent des documents inédits de la main de Nadja, appartenant à la collection Paul Destribats.

La revue Mélusine (n° 4, 1982) a publié un article utile de Jean Arrouye, « La photographie dans Nadja »

Sur l’œuvre de Breton et son écriture, l’essai fervent et suggestif de Julien Gracq, André Breton. Quelques aspects de l’écrivain (Corti, 1948) garde tout son pouvoir pénétrant..

Quelques thèmes de Nadja

« Au rendez-vous des amis ». Le titre de la célèbre toile de Max Ernst (1923) pourrait s’appliquer au « préambule » de Nadja, quand, dans le texte ou dans l’illustration, apparaissent successivement Eluard, Péret, Desnos, Aragon . L’évocation de leurs rencontres est significative : ce sont des surgissements étranges mais décisifs dans la trajectoire personnelle de Breton ; le groupe surréaliste - loin des représentations simplistes qui ont cours à l’époque et maintenant - s’est constitué à partir d’une sorte de constellation et vit d’échanges.

Breton n’utilise pas encore l’expression de « hasard objectif », qui fait son apparition en 1932 dans Les Vases communicants avec une définition qui se réfère à Engels. Si le prévisible de l’existence, l’explicable, le déterminé sont disqualifiés parce que vides de sens, ce sont en revanche les interventions du hasard qui constituent dans Nadja les temps forts de la vie et qui apportent les révélations majeures, qu’elles soient émerveillantes ou angoissantes. La rencontre, la trouvaille, la coïncidence, existent sous des formes multiples : apparition de Nadja dans la rue, rencontre entre un propos de Nadja et la gravure illustrant un livre de Berkeley, etc. Du côté du sujet Breton c’est alors la stupéfaction qui est éprouvée, garantissant l’authenticité de l’expérience.

L’espace urbain est le théâtre habituel des manifestations du hasard. Très tôt, dès 1919, les futurs surréalistes font de l’errance dans les rues une expérience forte, toujours neuve, comme Aragon ou Soupault l’ont évoqué. La ville dans Nadja n’est pas représentée par ses monuments célèbres, mais par des quartiers - le passage de l’Opéra, l’île de la Cité, les boulevards, les environs de la place Clichy, etc. Si le café est un lieu essentiel, c’est peut-être parce qu’il est à la fois public et privé, ouvert sur la rue et préservé. Les lettres de Nadja à Breton sont souvent écrites sur des feuilles portant l’en-tête d’un café, comme le Terminus de la gare Saint-Lazare. Il est éclairant de confronter sur ce point Nadja avec Le Paysan de Paris, que Breton n’a nullement désapprouvé, comme le dit une légende tenace, mais dont il a encouragé l’achèvement. Dans l’un et l’autre ouvrage, la ville devient une sorte de paysage mental, parfois même un territoire de l’inconscient. Dans Nadja, la place Dauphine est ainsi un lieu électif du malaise [6].

La rencontre par excellence est celle de la femme inconnue, qui surgit dans un décor réel, sans préparation. On opposera sur ce point Breton aux romanciers comme Gide ou Proust privilégiant le lent devenir, la naissance progressive du sentiment, puis son déclin. Si Breton est fasciné par Nadja, « l’âme errante », qui lui apparaît comme l’incarnation spontanée de l’esprit surréaliste et comme un génie créateur , il nous dit clairement que le sentiment qu’il éprouve n’est pas l’amour. En revanche, ce sont les « grandes orgues de l’amour humain » (l’expression se lit dans L’Amour fou) qu’on entend dans les dernières pages : la rédaction du livre, qui aurait dû trouver son achèvement, est brutalement relancée quand l’écriture en novembre 1927 est rattrapée par la vie, c’est à dire quand il rencontre Suzanne Muzard, l’amie d’Emmanuel Berl et conçoit pour elle une passion immédiate. C’est elle qui, par un souci de discrétion compréhensible est désignée par « toi » dans les dernières pages, ce qui a occasionné quelques contresens chez les critiques de l’époque. L’amour, sentiment en quelque sorte totalitaire, n’existe qu’à l’état intense, occupant tout le présent du sujet.

Quant au personnage de Nadja, il demande une étude qui ne peut trouver place dans une conférence unique : voir notre publication sur Nadja.

On sait que la notion de surréalité a connu des formes différentes. Fin 1924, dans Une vague de rêves, texte contemporain du Manifeste du surréalisme, Aragon définit la surréalité comme le surpassement dialectique de l’opposition du réel et de l’irréel. Breton a plutôt l’idée d’une contagion par laquelle le surréel se mêle au réel et, à peu près à la même époque que Nadja, s’exprime ainsi dans Le Surréalisme et la peinture :

« Tout ce que j’aime, tout ce que je pense et ressens, m’incline à une philosophie particulière de l’immanence d’après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même, et ne lui serait ni supérieure ni extérieure. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. Il s’agirait presque d’un vase communicant entre le contenant et le contenu. »

On voit dans Nadja comment la réalité peut être infiltrée jusqu’à la saturation par des coïncidences étranges (le jet d’eau des Tuileries rappelant celui du livre, les associations entre la place Dauphine, le bar du Dauphin et l’animal emblématique, etc. ), par des signaux (la fenêtre allumée), par des apparitions (la tête renversée vue par la portière du train), etc. Être singulièrement doué pour capter le surréel, Nadja crée autour d’elle un halo de mystère qui fascine ou inquiète

Quelques remarques sur les images : fonction de la photographie dans Nadja

À relire les articles qu’a suscités Nadja à sa publication et qui sont dans l’ensemble favorables, il est étonnant que si peu de critiques aient remarqué les photographies. Pourtant, Breton tient fermement à cette illustration qui est, comme il l’écrit à Gaston Gallimard en 1940 à l’occasion d’une possibilité de réédition, une « partie intégrante de l’ouvrage ».

La photographie sert d’abord à « éliminer toute description » (p. 6). Valéry, qui par ailleurs condamne la peinture de paysage et qui y voit un renoncement lâche à la « partie intellectuelle » de l’art, a incité Breton à une extrême défiance à l’encontre des facilités de la littérature. Songer que le Premier Manifeste du surréalisme, avec une ironie iconoclaste, s’en prend à la description de la chambre de Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski. Breton cite avec jubilation le passage où on lit que la chambre « ne renfermait rien de particulier ». Alors, pourquoi la décrire ?

La comparaison avec Le Paysan de Paris d’Aragon, où certaines descriptions, d’une extrême minutie, vont jusqu’à se faire copies ou décalques, serait instructive ; c’est à partir d’une pléthore de notations de détail qu’Aragon fait sentir l’étrangeté de ce qui nous entoure. Cela dit, il arrive que, chez Breton, le même objet soit évoqué par l’image et par le texte. C’est le cas du gant offert par Lise Meyer (Lise Deharme) ; seuls les mots peuvent traduire l’étrange impression que procure à celui qui le manie le contraste entre le poids du bronze et les suggestions de féminité mondaine, mêlées de fétichisme, qui sont appelées par la vue de l’objet.

À la même époque que Nadja, dans les pages consacrées à Man Ray dans Le Surréalisme et la peinture, Breton propose une précieuse et dense réflexion sur la photographie (voir le commentaire dans notre étude de Nadja, p. 91) :

« L’épreuve photographique prise en elle-même, toute revêtue qu’elle est de cette valeur émotive qui en fait un des plus précieux objets d’échange (et quand donc tous les livres valables cesseront-ils d’être illustrés de dessins pour ne plus paraître qu’avec des photographies ?), cette épreuve, bien que douée d’une force de suggestion particulière, n’est pas en dernière analyse l’image fidèle que nous entendons garder de ce que bientôt nous n’aurons plus. »

D’un côté l’image photographique appose un certificat d’authenticité sur un récit qui se veut au plus près de la réalité du vécu ; d’un autre côté, elle agit en apportant un supplément de poésie.

Au lecteur, la photographie fait voir les lieux tels que Breton et Nadja les découvrent. À signaler que les images de rues, qui ont pour nous le charme des vues d’un Paris disparu, étaient assurément plus banales pour le public de 1928 ; elles sont loin de la « photographie d’art » (qui prétendait rivaliser avec la peinture), loin aussi de la photographie à tendance géométrique incarnée par de très grands noms de l’époque. Cette sobriété semble avoir été voulue par Breton, qui a dû donner des instructions à cet effet à son ami Boiffard, auteur de la majorité des clichés. La présence rare ou discrète de personnages est une caractéristique habituelle des vues de villes de l’époque, les temps de pose longs s’accommodant mal de la proximité de passants. Ces photos un peu grises (même dans l’édition originale) ont une force d’authentification que ne possède pas l’illustration dessinée, encore courante à l’époque.

Parfois, la réalité reproduite contient déjà par elle-même un effet d’humour ou d’étrangeté. Par exemple, sur la photo de l’Hôtel des Grands Hommes, on voit au rez-de-chaussée de l’immeuble l’enseigne de l’entreprise de pompes funèbres Henri de Borniol. Exemple d’image recelant l’énigmatique : l’enseigne du Sphinx-hôtel (aujourd’hui Hôtel de Suède), qui a attiré Nadja à son arrivée à Paris, semble surdéterminer le mystère.

A propos des dessins de Nadja

Parmi les « images d’images » (reproductions de tableaux, etc.), les dessins de Nadja ont une place prépondérante. À la différence des dessins d’aliénés, auxquels les surréalistes se sont intéressés et qui leur ont été révélés entre autres par les livres de Marcel Réja (1907) et de Hans Prinzhorn (1922), ces compositions ignorent la tendance au remplissage sans frein de la page et la propension au stéréotype décoratif. Si les textes qui ont été conservés d’elle restent émouvants mais d’un langage parfois conventionnel, les dessins manifestent une inventivité remarquable.

Nadja a une imagination mythique, transformant son amant en être surnaturel à la chevelure aspirée vers le haut [7]. Elle se dessine elle-même - non sans narcissisme - en fée, en sirène, en dame aux atours vaguement médiévaux [8]. Elle invente La Fleur des amants, emblème qui suggère l’éclosion de deux regards jumeaux portés sur le monde et qui inscrit l’entente amoureuse dans l’harmonie végétale.

Extériorisant son univers intérieur symbolique, Nadja ajoute des titres, des légendes, des phrases, dont l’intention censée être explicative est souvent débordée par l’inspiration et l’irrationnel. Ce qui est remarquable, c’est qu’interrogée par Breton, elle a du mal à commenter sa production. Ainsi, elle ne peut expliquer pourquoi deux cornes d’animal se superposent au visage d’une sirène (p. 146). Cet embarras a de quoi fasciner Breton, qui a toujours été retenu par les béances ou les apories dans les commentaires que les grands créateurs ont pu fournir de leur œuvre. Lui-même a souvent consigné sa perplexité devant l’opacité inspirante de ses « phrases de réveil » ou devant les tournants imprévisibles qu’emprunte la genèse de ses poèmes.

Un livre « battant comme une porte »

Julien Gracq, suivi bientôt par toute la critique, a été le premier à explorer cette formule saisissante qui se lit dans le livre de Breton. S’instaurant en marge des formules éprouvées du champ littéraire, échappant à son auteur au moment de l’achèvement pour puiser un nouvel élan dans la rencontre de Suzanne, jalonné d’espaces blancs, le récit de Breton est le contraire d’un univers clos qui, saturé de sens, se fermerait sur un point final. Puisse Nadja continuer d’échapper à toute détermination paralysante et poursuivre une vie renouvelée à travers de jeunes lecteurs.

Notes

[1L’enseignant a peut-être intérêt à commencer avec ses élèves sur le récit de la rencontre, p. 71 et suiv., et à revenir plus tard sur les pages 9-69

[2Documents inédits sur Victor Hugo, paru en 1919

[3voir l’annotation fournie dans le tome I des Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1988

[4voir ce questionnement et les réponses qui lui sont apportées p. 169 et suiv.

[5voir les deux volumes d’archives, Vers l’action politique et [[Adhérer au Parti communiste ?

[6remarquer à ce propos que Breton, beaucoup plus tard, y verra l’intimité féminine et troublante de la ville, ce qui lui inspirera « Pont-Neuf », recueilli dans La Clef des champs

[7voir l’évocation dans le livre, p. 141 et le dessin très proche qui est reproduit dans le catalogue La Révolution surréaliste

[8par exemple sur l’autoportrait inédit de la collection Paul Destribats reproduit p. 97 dans notre étude de Nadja

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