L’écriture de Primo Levi dans Si c’est un homme

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Bibliographie

 Shoah, Mémoire et écriture : Primo Levi et le dialogue des savoirs. Actes du colloque de Nancy, 11 Mai 1996. L’Harmattan, Paris, 1997.
 Myriam Anissimov, La tragédie d’un optimiste (op. cit.)
 Primo Levi, Le Système périodique
 Primo Levi, La Trêve

Place de Primo Levi dans la littérature du XXème siècle

Un écrivain né de la Shoah

Primo Levi est devenu écrivain « par hasard ».

Son destin d’écrivain s’inscrit en rupture par rapport à ce à quoi le destinaient ses intérêts premiers, ses études. C’était certes un homme de culture, mais attiré d’abord par les sciences.

L’écriture est venue chez Levi sous l’impulsion de la nécessité de garder en mémoire, de mettre en réserve les détails du temps présent vécu.

En quelque sorte, c’est l’énormité de la chose vécue qui a fait naître l’écrivain.

Cette expérience est aussi la matière de ses oeuvres

Cette même expérience vécue est aussi la matière à partir de laquelle Levi fabrique ( dans le sens de créer, en pensant au grec poeiên, à la poiêsis) ses oeuvres.

Toute l’oeuvre de Levi ramène à l’expérience du Lager, jusqu’à sa poésie et ses nouvelles, par le biais, au moins, d’un réseau lexical et métaphorique. Toute son oeuvre s’inscrit en effet dans une cohérence du questionnement.

Levi écrivain est né de la Shoah enfin parce que son oeuvre est représentative de la littérature du XXème siècle, de la littérature de l’après Shoah.

La Shoah constitue en effet la frontière entre deux époques, deux temps : le temps, révolu, qui avait plusieurs dieux (l’Etat, l’Histoire) ; un temps à venir qui exige une redéfinition des catégories épistémologiques.

La Shoah, ainsi pensée, a donc exigé, entre autres, de repenser aussi l’écriture.
Il s’agissait dès lors d’écrire le silence ; et, pour ce faire, il fallait réinventer l’écriture.

L’écriture réinventée ; le rôle de l’écrivain repensé

Levi, dans Si c’est un homme, est exemplaire de la nécessité qu’il y a eu à réinventer l’écriture et à repenser le rôle de l’écrivain.

Levi s’inscrit, et même s’il s’en défend, dans ce processus d’après-guerre qui a vu poser comme nécessité l’engagement de l’écrivain.

En Italie

Elsa Morante critique la politique des genres ; il s’agit, de son point de vue, d’une convention scolaire qu’il faut dépasser. Elle veut briser les limites du genre.

Par son oeuvre, Levi s’inscrit dans la suite logique de cette réflexion, même si, une fois encore, c’est chez lui plus instinctif et inconscient que la conséquence d’une théorisation. L’écriture se veut chez Levi d’abord spontanée, née d’une nécessité qui s’est imposée à lui. Néanmoins, Si c’est un homme fait éclater la notion de genre. L’oeuvre se présente comme un récit, mais ce n’est pas un roman. Elle relève de la poésie, si l’on s’accorde à comprendre comme poétique toute écriture qui métamorphose la réalité et fait renaître un présent par la seule force de l’écriture. Il fait aussi oeuvre de mémorialiste mais Si c’est un homme ne peut pas se classer au rang des mémoires. L’oeuvre participe du biographique mais n’est pas, stricto sensu, une autobiographie.

Pour Elsa Morante, le seul système d’écriture possible est l’écriture de la réalité, une écriture qui s’inscrit dans l’expérience, dans la vie.L’écriture de levi s’inscrit dans l’expérience du Lager.

S’ensuit la notion de responsabilité : l’écrivain a la responsabilité des mots pour dire. L’écrivain a par suite une fonction : « empêcher la désintégration de la conscience humaine dans son quotidien, pénible et aliénant usage avec le monde ». Il est la conscience de la réalité. Il s’érige par l’écriture en exemple et produit d’autres consciences, ses lecteurs.
L’écriture est alors action.

En France

Une telle réflexion se retrouve.

Sartre, dans Situation II, défend l’idée qu’il n’y a d’écrivain qu’engagé. On peut penser à des figures comme Camus, Malraux, qui, à leur façon et à leur heure, se sont engagés.

Le « nouveau roman » également qui a vu le jour dans l littérature frnçise des années 50 peut être vu comme une remise en cause du roman dans ses catégories traditionnelles et est à cet égard une autre manière de poser la question des genres.

Une figure de proue de la culture du XXème siècle

Levi s’inscrit tout d’abord dans une lignée d’écrivains et de penseurs, qui à travers les pays et les époques, ont cherché à réunir culture scientifique et culture littéraire, d’Empédocle à Galilée et de Galilée à Descartes, de Dante à Rabelais et de Rabelais à Goethe.

En fait, Levi s’inscrit à la croisée des savoirs, savoir scientifique et savoir littéraire, savoir manuel et savoir intellectuel, savoir de la matérialité des choses et savoir de la complexité de l’âme humaine.
Selon Levi, il est nuisible d’instaurer une coupure entre ces savoirs. Il cherche ainsi à explorer à travers son oeuvre ce qui relie le monde de la nature et le monde de la culture.

C’est en cela que l’on peut voir en Primo Levi une figure de proue de la culture du XXème siècle.

Conclusion

Levi n’a pas théorisé et ce serait une erreur que de le ranger dans le groupe de ceux qui ont pensé la littérature sous ses formes renouvelées, dites modernes.
Mais il a mis en oeuvre, quasi instinctivement, sous l’effet de la necessité de l’événement, de la réalité, ce qui a été pensé et théorisépar les autres.

Levi est exemplaire de la redéfinition de l’écriture et de la redéfinition de la fonction de l’écrivain qu’a connues la littérature européenne dans la deuxième moitié du XXème siècle.

Levi, enfin, est emblématique, car par son écriture il est la voix, la conscience d’une réalité qui dépasse l’entendement, qui dépasse la raison, qui dépasse les mots.

Une écriture atypique

Dans la littérature concentrationnaire

On retrouve chez Levi une caractéristique propre à toute la littérature concentrationnaire : un regard particulièrement curieux et aigu porté sur diffférentes sortes et différents niveaux de réalité.

 Pour le regard particulièrement curieux et aigu, on peut se reporter dans Si c’est un homme à la minutie de certains détails (cf. la description de la veillée funèbre, de la bourse, de son intégration au Kommando 30, du K.B. ...). C’est le regard d’un témoin qui a voulu graver son expérience dans sa mémoire.
On peut aussi rappeler que Levi commence à consigner ses observations, ses souvenirs, en cachette, au laboratoire de la Buna, comme s’il ne voulait rien perdre des détails qu’il a encore en mémoire.

 Un regard curieux et aigu donc, posé sur différentes sortes et différents niveaux de réalité.
Ainsi, Levi porte son regard tant sur le monde allemand que sur le monde des déportés. Le Kapo Alex, Pannwitz, les S.S. dont les ombres plannent sur le camp, les femmes du laboratoire, sont autant de figures permettant de croquer ce monde là, celui de l’autre côté de la paroi de l’aquarium.

 Levi s’intéresse à tous les niveaux de réalité.

  • Il rend compte de la réalité physique du Lager . Il insiste sur les sensations physiques du froid, de la faim, de la souffrance, explique que les mots ne peuvent rendre compte de la réalité de ces sensations telles qu’elles ont été physiquement ressenties. Il fait vivre la déchance physique des déportés, par ses descriptions, par les effets de zoom qu’il opère sur tel ou tel compagnon de déportation : Kraus, Kuhn ...
  • Levi s’attache également à la réalité psychique du Lager . Le chapitre le plus représentatif est Nos nuits puisqu’il y évoque les angoisses qui se cristallisent en des cauchemars par tous répétés. Dans le chapitre consacré à la corvée de soupe, Levi se donne comme spécimen pour étudier la réalité psychique du Lager. Il montre comment c’est là, pour l’esprit, l’occasion d’échapper au Lager, à son système, et de se reconstruire en faisant rejaillir dans le présent du Lager, dans le désert du Lager, le passé avec sa culture.
  • Levi rend compte finalement de la réalité au niveau de la conscience. Il est son propre cobaye et il essaie de faire apparaître comment le Lager a été vécu depuis l’intérieur de sa conscience (cf. étude sur la portée de l’oeuvre). L’étude des passages de monologue intérieur est à ce sujet intéressante.
Ce que Levi ajoute à ces caractéristiques de l’écriture concentrationnaire

Mais, Levi ajoute à cela :

 un point de vue :

  • le point de vue du scientifique qui observe et analyse.
  • le point de vue du penseur qui réfléchit l’expérience.

 une voix : la voix d’un formidable conteur qui élabore des récits intercalés denses qui font revivre la scène dans le présent de l’écriture et de la lecture.

Dans l’écriture mémorialiste

L’oeuvre de Levi ressort à l’écriture mémorialiste.

C’est une oeuvre de témoignage du fait du référent - clairement identifiable -, un témoignage en direct, du fait de la période couverte et du moment de la composition de l’oeuvre.

Comme tout mémorialiste, Levi est un témoin méticuleux qui se propose un champ d’observation strictement délimité, comme l’atteste le bornage chronologique de l’oeuvre.
Il emprunte au genre mémorialiste ses catégories formelles : le « je », la référence au présent de l’écriture, un récit qui se présente tout entier comme une analepse.

Si c’est un homme, comme toute oeuvre qui relève de l’autobiographie, présente un « je écrivant » qui se penche sur le moi devenu ainsi un autre parce que mis à distance par et dans l’écriture. Levi écrivant en 46-47 porte son regard sur le déporté qu’il a été en 44-45 (travail sur le jeu des voix dans l’oeuvre, cf. un récit autobiographique).

Mais, la référence au présent de l’écriture est évanescente, essentiellement au début et à la fin de l’oeuvre.

Dès le deuxième chapitre, la distance qui sépare le présent de l’écriture du passé vécu, le je du moi, est abolie. Est abolie la distance temporelle. De fait, le présent prend la relève comme temps du récit. L’écriture colle alors à l’événement. Le lecteur entre ainsi de plain pied dans le présent de la réalité vécue.

En définitive, Si c’est un homme se présente comme un discours à la composition remarquable.

Au-delà de la linéarité du temps qui a passé, Levi présente cette tranche de vie comme une masse temporelle finie, étanche.

Il transmet du coup la logique et le code de l’anéantissement qui soustend le programme concentrationnaire. Levi fait se fondre structure et signification.

Si c’est un homme tient de ce point de vue une place à part dans la production de Levi.

Dans les autres oeuvres, l’écriture du mémorialiste est à maturité. Il se joue des catégories formelles. Mais ici, l’écriture du mémorialiste est dans sa phase de première élaboration.

Le système des temps n’est pas uniforme. Les zones du passé et du présent s’articulent de façon non transparentes. Ce sont finalement des indices de l’inquiétude et du désarroi de celui qui écrit.
L’écriture devient ainsi, en même temps, la mise en mémoire de l’état de conscience, de métamorphose, de renaissance de celui qui écrit dans le temps même de l’écriture.

Ecrire le silence

Une écriture en retrait

Levi écrit un ton en dessous par rapport à ses émotions, par rapport au message qu’il tend à faire passer. Deux explications sont récurrentes. Levi est piémontais, il est un homme des montagnes, réservé, peu expansif. De plus, il est chimiste. Levi revendique le modèle d’écriture que peut constituer le rapport de fin de semaine.

L’écriture de Levi est d’une grande retenue, d’une grande sobriété. La voix est calme, certes, mais riche en pathos.

C’est la narration elle-même qui fait la rhétorique. Levi a de grandes qualités de narrateur. Il peint des personnages vrais et reconstruit l’ambiance de l’univers concentrationnaire.

Les réseaux lexicaux

Les réseaux lexicaux sont le moyen utilisé par Levi pour faire se fondre structure et signification, récit et analyse. C’est ainsi que Levi, tout à la fois, raconte, explique et réfléchit les camps.

 Des réseaux lexicaux fondamentaux permettant la construction du sens :

  • L’homme et la bête
  • Le corps et le regard

 Des métaphores filées :

  • La métaphore du théâtre
  • La métaphore scientifique

 L’image de l’enfer

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