La poétique de Du Bellay dans les Regrets

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres, PLAISANT-SOLER Estelle, Lycée Saint-Exupéry, Mantes-la-Jolie

Point de départ de la réflexion

Cette analyse s’appuie sur l’adresse à Monsieur d’Avanson qui ouvre le recueil des Regrets. Ce texte peut en effet se lire comme une préface dans laquelle Du Bellay donne les clefs de lecture de son recueil.

Lire l’adresse à Monsieur d’Avanson

Du Bellay, dans la lettre à d’Avanson, nous pousse à lire Les Regrets comme un recueil de poésie personnelle

Etudier la figure du monstre au collège

De fait, la matière des Regrets, de prime abord, est d’ordre autobiographique

La source d’inspiration de ce recueil est l’expérience de son voyage à Rome

Du Bellay émaille son recueil de références autobiographiques qui nous content son expérience :
 Le motif du voyage est récurrent dans le recueil : Lire les poèmes autour du thème du voyage
 De même que les allusions à Rome et l’Italie

Ces références autobiographiques font du recueil comme un journal de voyage. C’est ce que souligne Du Bellay lui-même en donnant à ses vers les noms de « papiers journaux » ou « commentaires » dans le premier sonnet du recueil. On va ainsi retrouver dans son œuvre écho à tel ou tel détail de sa vie quotidienne en Italie.
Lire le sonnet

De plus, dans le recueil, Du Bellay revient de façon récurrente sur l’expérience de l’éloignement. Il s’agit d’un double éloignement :
 éloignement affectif par rapport à ses origines
 éloignement intellectuel des milieux qui pensent et qui font la vie intellectuelle de l’époque et éloignement professionnel par rapport à la cour

Cette inspiration autobiographique le pousse à l’exaltation

Exaltation du passé par rapport au présent. Nombreux sont ainsi les sonnets reposant sur une structure antithétique passé / présent redoublée par la structure antithétique classique du sonnet quatrains // tercets. On retrouvera ce même motif au sonnet 32 où il oppose ses rêves et l’expérience de perte.
Lire le sonnet

C’est aussi l’exaltation de la France par rapport à Rome. Le plus célèbre sonnet sur ce thème est bien sûr le sonnet 31 : « Heureux qui comme Ulysse ». Rome, c’est certes l’urbs, la capitale de l’antiquité admirée des humanistes. Mais Du Bellay met en relief l’art et l’artifice qui cachent mal les ruines architecturales et morales. Opposition donc au locus amoenus de l’Anjou.
Lire le sonnet

Enfin, exaltation de l’être sur le paraître, que l’on entend déjà dans le sonnet 31 : préférence est donnée à l’authentique, à la pauvreté matérielle mais au profit d’une richesse morale, d’un bien être, de la richesse des cœur que l’on peut voir symbolisée.

Cette inspiration autobiographique trouve son expression dans une tonalité en apparence lyrique

On peut lire dans le recueil des Regrets un véritable cri de souffrance face à cette expérience de l’exil romain. De fait la souffrance est la passion qui nourrit l’œuvre des Regrets. Elle trouve son expression dans le motif de l’exil et se dit dans un langage répétitif sur le plan syntaxique et phonique, et empreint d’accents de nostalgie. C’est d’ailleurs ce que Du Bellay met au fondement de sa poésie l’écriture des regrets, et ce dès l’adresse à Monsieur d’Avanson.

Ainsi, le lexique du regret est annoncé dès le premier sonnet comme le thème majeur de son recueil.

Sonnet 1, vers 9 : « Je me plains à mes vers, si j’ai quelque regret »

Sonnet 24, les deux tercets :

"Moi chetif cependant loin des yeux de mon Prince,
Je vieillis malheureux en étrange province,
Fuyant la pauvreté : mais las ne fuyant pas
Les regrets, les ennuis, le travail, et la peine,
Le tardif repentir d’une espérance vaine,
Et l’importun souci, qui me suit pas à pas."

Le topos « ubi sunt ? » nourrit toute l’œuvre. D’où une tonalité élégiaque qui fait de Du Bellay un précurseur.

Mais le recueil trouve aussi son originalité dans le mélange avec une dimension satirique. C’est le « doux-amer » mentionné par Du Bellay dans l’adresse à d’Avanson, mélange de plaisir et de peine, de création et de critique. On le retrouve aussi dans l’oxymore « douce satire »
 satire contre Rome
 satire contre ceux qui sont restés en France
 satire contre soi-même : auto-dérision

A ne prendre qu’un exemple, prenons le sonnet 68, dans lequel les trois degrés de satire se retrouvent.

Du Bellay, Les Regrets, sonnet 68

Je hais du Florentin l’usurière avarice,
Je hais du fol Siennois le sens mal arrêté,
Je hais du Genevois la rare vérité,
Et du Venitien la trop caute malice :

Je hais le Ferrarois pour je ne sais quel vice,
Je hais tous les Lombards pour l’infidélité,
Le fier Napolitain pour sa grand’ vanité,
Et le poltron Romain pour son peu d’exercice :

Je hais l’Anglais mutin, et le brave Ecossais,
Le traître Bourguignon, et l’indiscret Français,
Le superbe Espagnol, et l’ivrogne Thudesque :

Bref, je hais quelque vice en chaque nation,
Je hais moi même encor’ mon imperfection,
Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque.

Du Bellay revendique dans les Regrets une poésie personnelle

Du Bellay refuse une écriture artificielle dont le modèle référentiel reste celui de l’écriture pétrarquisante

C’est d’abord le refus de la dialectique pétrarquiste. Du Bellay exprime sa méfiance et son refus vis-à-vis d’une rhétorique complexe, encore qu’il sache en retrouver l’ampleur quand son écriture même devient un commentaire de ce qu’il ne veut plus que sa poésie soit, ou quand elle est représentation de ce qu’est l’écriture de Ronsard. Ce refus se fait au profit d’une écriture simple qui entend laisser toute sa place à la subjectivité.

C’est aussi le refus d’une poétique de la médiateté. Du Bellay s’inscrit en faux par rapport à la conception néo-platonicienne qui nourrit la poésie du temps, et qui a nourri la sienne propre, notamment, du moins en partie, dans l’Olive. Il récuse par suite « une écriture métaphorisante qui désigne et transforme plutôt qu’elle ne nomme directement », pour reprendre les propos de Floyd Gray (ch.IV, p.59).

Du Bellay entend au contraire mettre en place une écriture plus immédiate, simple et naturelle qui participe, pour reprendre le concept utilisé par Floyd Gray, du sermo pedestris en conférant justement à ce sermo pedestris une dimension poétique qu’il n’a pas en soi.

Par conséquent, Du Bellay s’affirme également contre un certain pédantisme, qu’il dénonce d’ailleurs dans le dernier vers du sonnet 68 précedemment cité :

Sonnet 68 : « Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque. »

Du Bellay refuse aussi la poétique ronsardienne

Pour élaborer et construire sa propre poétique, Du Bellay entreprend une sorte de dialogue avec Ronsard au travers des Regrets. Il met en opposition et de ce fait définit deux poétiques.
Lire les poèmes consacrés à Ronsard

Tout d’abord, il construit un éloge de Ronsard dont les thèmes sont :
 la faveur auprès du roi
 la grandeur des sujets / porté par la fureur inspiratrice
 les succès qui lui permettent d’acquérir de son vivant l’immortalité.

Mais il faut y voir là un éloge paradoxal. Cela lui permet aussi d’élaborer et de prendre possession de son propre domaine poétique.
 Face à la faveur royale, il affirme le choix d’une poésie gratuite pour lui-même dans laquelle il place son moi en son centre.
 Face aux sujet traditionnels, il revendique une poésie qui s’aventure sur des terrains inconnus.
 En renonçant à l’innutrition, il revendique la richesse et le plaisir de l’invention même si elle suppose les chemins d’une écriture difficile.

On peut à ce sujet citer Floyd Gray :

« La référence à Ronsard est pour Du Bellay une manière indirecte de défendre et d’illustrer la poétique des Regrets, d’exposer sa propre originalité par rapport à une œuvre plus intéressée. » ( ch. V, p.89 90)

Du Bellay s’affirme pour une pratique originale de l’écriture poétique

L’humilité n’est qu’alibi pour affirmer les possibilités d’un renouvellement poétique. D’une certaine manière, son écriture s’instaure par l’annonce de ce qu’elle n’est pas.

Il revendique ainsi une écriture qui progresserait au hasard, « à l’adventure », comme il le dit lui-même aux sonnets 30 et 40.
Lire le sonnet 1
Lire le sonnet 30
Lire le sonnet 40

Sonnet 1 : « Soit de bien, soit de mal, j’escris à l’adventure. »

Sonnet 30 :
"Quiconques (mon Bailleul) fait longuement séjour,
Sous un ciel inconnu, et quiconques endure
D’aller de port en port cherchant son aventure,
Et peut vivre étranger dessous un autre jour"

Sonnet 40 ( comparaison avec Ulysse) :
« Pallas sa guide était, je vais à l’aventure »

Du Bellay recherche une écriture authentique et immédiate, prône une écriture du resserrement, de la transparence, et revendique ainsi un nouveau style.

A travers cette réflexion sur l’inspiration personnelle des Regrets, Du Bellay assigne à la poésie des fonctions spécifiques, qui fondent sa poétique

La fonction phatique : poésie et parole

Pour Du Bellay, la poésie est parole, mais non plus parole inspirée, soit inspirée par le divin, soit soufflée par la fureur qui investit le poète s’exprimant dans un délire verval, sur une tonalité lyrique disant l’emportement du poète.

La poésie doit êre une parole immédiate, expression du moi intérieur, parole spontanée et inspirée par le vécu. C’est ce que nous apprennent les poèmes consacrés à Ronsard, et ce dès le début du recueil. On retrouve ainsi la revendication d’une parole spontanée inspirée par le vécu dans les sonnets 3, 4, 22, et une critique satirique des démons de l’inspiration dans le sonnet 98.
Lire le sonnet 3
Lire le sonnet 4
Lire le sonnet 22
Lire le sonnet 98

Cette nouvelle parole est-elle une parole incantatoire ? Du Bellay pratique l’anaphoe et la répétition, d’où les nombreux effets de refrain et de litanie du recueil. Mais s’il redonne à la parole poétique une dimension magique, c’est par d’autres moyens que Ronsard. Et surtout, cette dimension incantatoire est comme désamorcée par d’autres caractéristiques de l’écriture de Du Bellay :
 La parole poétique de Du Bellay semble parfois se déconstruire en s’énonçant par les nombreux effets de recul, de commentaire sur soi.
 C’est aussi une parole qui se dépoétise : Du Bellay use de la répétition au point de faire perdre tout pouvoir incantatoire à sa parole.

Bref, la dimension sacrée de la parole poétique se trouve remise en question dans l’œuvre de Du Bellay, ce qui fait dire à Floyd Gray que Du Bellay est un "explorateur audacieux de l’inconnu (ch.I p.19)

La fonction spéculaire : poésie et exploration

Cette fonction spéculaire de la poésie de Du Bellay se lit d’abord dans les allusions à la vie du poète. La poésie est une parole exploratrice du quotidien du poète : du contexte dans lequel vit, des contingences auxquelles il est confronté, des tracas et soucis qui sont les siens.

L’écriture poétique devient ainsi le miroir de son intériorité, de son ressenti, de ses sentiments.

Allons plus loin : cette écriture miroir du moi se lit également à travers la récurrence du thème de la mer dans les Regrets. Par ses résonnances humanistes, l’exploration maritime d’Ulysse devient aussi exploration du moi. En effet, le thème du voyage d’Ulysse revêt, pour les poètes de la Renaissance, une interprétation plus profonde que la simple comparaison.
Lire les poèmes consacrés à Ulysse

Le nom d’Ulysse, la mer, la tempête sont autant de références à une symbolique du voyage très riche pour les humanistes :
 La mer est une image de la vie humaine
 Les récifs et les sirènes sont les tentations
 Le naufrace symbolise le risque de mort spirituelle
 L’arrivée à bon port est une image du salut

L’Odyssée est ainsi pour les humanistes une longue parabole de la quête de la sagesse et du bonheur, symbolisés Ithaque et Pénélope, que l’homme peut atteindre après maintes épreuves initiatiques. En trouvant dans l’Odysséeles figures poétiques de son destin personnel, Du Bellay donne aussi, par le biais de cette lecture spirituelle et humaniste du mythe, une dimension intérieure à son voyage. Ainsi, le thème de la mer revêt toujours de manière implicite une dimension spéculaire : explorer la mer, c’est explorer son propre trajet intérieur et spirituel.

La fonction cathartique

Dernière dimension personnelle de l’écriture de Du Bellay, sa fonction cathartique. Par le biais de l’écriture, Du Bellay donne libre cours à ses rêves, à son onirisme. Mais il se libère aussi de ses ressentiments à travers une parole souvent dénonciatrice, voire destructrice. On peut retrouver cette dimension cathartique dans le sonnet 14 :

Du Bellay, Les Regrets, sonnet 14

Si l’importunité d’un créditeur me fâche,
Les vers m’ôtent l’ennui du fâcheux créditeur :
Et si je suis fâché d’un fâcheux serviteur,
Dessus les vers (Boucher) soudain je me défâche.

Si quelqu’un dessus moi sa colère délâche,
Sur les vers je vomis le venin de mon cœur :
Et si mon faible esprit est recru du labeur,
Les vers font que plus frais je retourne à ma tâche.

Les vers chassent de moi la molle oisiveté,
Les vers me font aimer la douce liberté,
Les vers chantent pour moi ce que dire je n’ose.

Si donc j’en recueillis tant de profits divers,
Demandes-tu (Boucher) de quoi servent les vers,
Et quel bien je reçois de ceux que je compose ?

Enfin, cette écriture poétique revêt presque une dimension thérapeutique, capable de soulager et de transfigurer la souffrance de son exil. Du Bellay fait de la poésie, par l’intermédiaire de ses vers, son interlocuteur :

Sonnet 1 :
"Je me plains à mes vers, si j’ai quelque regret,
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,
Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires."

Comme Floyd Gray l’écrit, « Du Bellay pense à l’écriture comme à une confession, un registre du quotidien » (ch.I p.19).

Si inpiration personnelle il y a dans les Regrets, il faut cependant pas y limiter la poétique de Du Bellay

Jusque dans quelle mesure peut-on parler d’écriture « personnelle » ?

Qui est ce « je » ?

Certes le lecteur se trouve face à un moi qui se donne comme sujet, mais qui ne se donne à voir que sous une forme fragmentée. De plus, si Du Bellay donne l’impression d’exprimer des sentiments personnels, on est loin du moi romantique. La Renaissane est l’âge du sujet, de l’individu, mais dans la poésie lyrique du XVIème siècle, cela ne conduit pas pour autant à l’expression d’un « je » autobiographique. Chez Du Bellay, chez Ronsard et chez de nombreux autres poètes on trouve le thème de l’enfance, de l’aventure personnelle, de la confidence, thèmes d’ailleurs présents de manière privilégiée dans l’élégie et la poésie amoureuse. Cependant, ce sujet lyrique est tour à tour lui-même et un autre, inspiré par la vie personnelle, et par les attentes du genre. Il n’y a pas de véritable introspection. Comme l’écrit Gilbert Gadoffre dans Du Bellay et le sacré :

« Du Bellay trouve dans l’Odyssée les figures poétiques de son destin personnel ET de la condition humaine. Car l’Ulysse des Regrets est une figure poétique plus qu’une projection biographique, et la personne qui dit je, l’exilé chagrin, las d’errer, n’est pas davantage la personne réelle qu’on a voulu y voir. Au témoignage de ceux qui l’ont connu, le Du Bellay historique, administrateur perspicace et ferme, est un tout autre homme que l’exilé gémissant des Regrets dans lequel il faut voir un masque, une création poétique. »

Enfin, le moi dont il est question dans les Regrets est aussi en grande partie un moi métaphorique. Il y a en effet chez Du Bellay une tendance à universaliser ses sentiments, à en dégager une leçon générale, ce qui se lit par le ton sentencieux de nombreux sonnets. Loin d’être exclusivement celui d’une personnalité particulière, le « je » qui s’exprime dans ces poèmes est souvent un « je » ouvert. Ainsi du recours au mythe d’Ulysse, dont nous avons vu plus haut la dimension spéculaire. Métaphore de l’expérience personnelle de Du Bellay, exilé à Rome et languissant de son retour en France, Ulysse est aussi la figure humaniste du voyageur, c’est-à-dire de la condition humaine toute entière, au cours de ce voyage métaphorique qu’est la vie.

Dans quelle mesure peut-on dire de l’écriture de Du Bellay qu’elle est sincère ?

Il faut d’abord se demander de quelle sincérité on parle. Pour comprendre ce que signifie sincérité chez Du Bellay, il faut commencer à s’interroger sur ce qu’est le mensonge, où est pour lui le mensonge ? Il le voit dans une parole poétique métaphorisante qui cache au lieu d’énoncer, qui transforme le réel au lieu de dire ce qui est, dans une parole poétique inspirée qui trouve donc sa source dans un élément extérieur, étranger.

Or si du Bellay revendique la sincérité, ce n’est pas à lui qu’il la demande, mais à ses vers :
 Adresse à d’Avanson : « d’un vers fait sans art »
 Sonnet 1 : « Aussi ne veulx-je tant les [mes vers] pigner et friser, / Et de plus braves noms ne les veulx desguiser »

On peut d’ailleurs s’appuyer sur la réflexion menée par Floyd Gray : qui sait d’ailleurs s’il ne donnait pas au mot « sincère » son sens étymologique, s’il ne voulait désigner par là une poésie sine cira, c’est-à-dire sans mélange, pure, dépouillée de tout élément étranger, et s’il ne revendiquait pas par là une voie poétique difficile qui tend à laisser entendre sa voie secrète.

D’ailleurs, l’écriture de soi peut apparaître comme un motif littéraire, et la « sincérité » un motif de poésie, un sujet à cerner et à travailler dans son recueil plutôt qu’un mode d’écriture.

Quelles sont dès lors les spécificités de la poétique de Du Bellay ?

Un discours poétique ambigu

Du Bellay semble s’engluer dans un discours d’opposition par rapport aux modèles anciens et par rapport à une poésie inspirée. On pourrait penser, à la suite de Floyd Gray, que :

« Du Bellay s’efforce sans doute de se distinguer comme conscience scripturale et de s’attribuer un langage particulier, mais il ne parvient pas à dépasser le mouvement d’opposition qui l’annonce. » ch.IV p.61

Mais le discours de Du Bellay est feinte. Une feinte simplicité et une feinte humilité. Certes, il sa poésie « médiocre » ses arguments « bas », mais c’est pour revendiquer une poésie « qui serait savante par et dans son dépouillement, qui aurait la clarté et la sûreté qui proviennent d’une maîtrise éprouvée du matériau poétique. »

Ainsi, les Regrets sont avant tout un recueil qui met au centre de la réflexion et de l’inspiration le langage poétique lui-même.

Les Regrets, un exercice linguistique

Cette réflexion a déjà été développée dans la Défense et illustration de la langue française. Déjà, Du Bellay y définit la poésie comme un exercice linguistique. Il se tourne précisément du côte de la langue pour montrer comment la poétiser ; il établit non pas un « art » mais une grammaire. Ainsi, on peut dire avec Floyd Gray que :

« La Deffence est une des créations les plus étonnantes de la littérature française. Elle part de rien pour aboutir à un rêve, son utopie linguistique ». ch.I, p.20.

Dans la continuité de La Défense, on peut dire que chaque sonnet des Regrets peut être lu comme une variation sur l’art de dire le regret, en somme un exercice de style. De plus, dans les Regrets, la langue poétique s’interroge elle-même pour se construire. Et finalement, les Regrets sont un des lieux de réalisation de cette utopie linguistique.

Enfin, l’exercice linguistique est un des sujets majeurs du recueil ; c’est donc la démarche même du poète. Ainsi apparaît l’importance des 25 premiers sonnets qui constituent comme un nouveau manifeste.
 Le métalangage qui prend le pas sur le langage : l’important est alors l’intention, la volonté du poète. On peut se reporter pour cette question au sonnet I.
 Du Bellay cherche à définir un nouveau langage. Floyd Gray écrit ainsi que « Les premiers sonnets des Regrets contiennent une réflexion sur leur démarche ; Du Bellay s’astreint à y définir un nouveau langage. Plutôt que de présenter son sujet, il s’interroge sur le moyen de présenter, ce qui entraîne des vers essentiellement analytiques. » ch.IV p.60

Les Regrets ou l’aventure de l’écriture

Finalement, on peut avoir des Regrets une lecture globalement métaphorique :
 Le voyage, l’exil ne sont là que métaphores de la difficulté à écrire.
 L’écriture est ce voyage, cette aventure dans laquelle se lance Du Bellay, une aventure périlleuse où il craint la perte de l’inspiration le silence d’une écriture qui ne réussirait pas à naître.
 C’est une écriture tentant d’aborder à des rivages inconnus, explorant des terres nouvelles.

L’aventure des Regrets a ainsi pour objectif de mettre en place une poétique nouvelle : une poétique du sermo pedestris qui confère au langage une fonction mimétique. Une autre figure du poète se dessine alors, d’où l’abondance des métaphores du poète dans le recueil : image du labeur poétique, métaphores du pélerin et de l’aventurier, métaphore du prisonnier. Ces métaphores du poète deviennent métaphore de la poétique qu’il met en place, métaphore de ce qu’il veut faire de la parole poétique, de ce qu’est ou doit être la poésie. Les deux tercets du sonnet XII sont riches d’enseignement :

Du Bellay, Les Regrets, sonnet 12

Vu le soin ménager, dont travaillé je suis,
Vu l’importun souci, qui sans fin me tourmente,
Et vu tant de regrets, desquels je me lamente,
Tu t’esbahis souvent comment chanter je puis.

Je ne chante (Magny), je pleure mes ennuis :
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voila pourquoi (Magny) je chante jours et nuits.

Ainsi chante l’ouvrier en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pelerin regrettant sa maison,

Ainsi l’aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.

Cette aventure de l’écriture aboutit à la naissance d’une poétique.
 Poétique de l’oscillation entre maintenant et avant, entre poésie d’adresse et langage parémiologique . D’ailleurs, cette poétique de l’oscillation est le résultat d’une nécessité d’ordre scriptural.
 Poétique d’une poésie qui n’est pas établie mais en devenir, une poésie qui se cherche. D’où l’importance de l’onomastique : l’onomastique met en place les contre modèles. D’où aussi une poétique qui établit les lieux du voyage scriptural qu’entreprend Du Bellay.
 Une expérience poétique qui est aussi une expérience scripturale : le recueil des Regrets est une expérience poétique qui est comme l’aboutissement de sa réflexion poétique.

C’est ce qui fait avant tout la particularité et la modernité de la poésie de Du Bellay

On peut voir en Du Bellay un aventurier du vers qui a su, le premier, s’interroger sur ce qu’est la poésie et faire de cette question sujet même de sa poésie.

Un poète éminemment moderne

Du Bellay adopte une position d’extériorité face à cette poésie qui naît au fur et à mesure qu’il la nie et qu’il la commente. Floyd Gray écrit à ce propos :

« La dynamique des Regrets est un désir d’écriture qu’accompagne un sentiment d’échec, une conviction de vivre dans la poésie comme en une terre étrangère, de l’habiter comme en exil et de porter sur elle un regard à la fois intérieur et distant. » ch. V, p.119.

C’est aussi une poésie qui n’est que dans et par le langage :

« La nouveauté de la Défense consistait à situer l’avenir de la poésie française dans l’indéfini de la langue et à assurer son progrès par contamination intertextuelle. » Floyd Gray, ch. I p.17-18

Enfin, c’est une poésie dont le propos est de s’interroger sur l’essence même de la poésie :

« C’est parce qu’il conçoit la possibilité de changer la nature profonde de la langue poétique française qu’il remet tout en doute - il est le premier à se poser la question de son essence, à se pencher sur les moyens de sa profération ; c’est donc avec lui que la poésie devient une problématique et s’identifie au sujet du poème. » Floyd Gray, ch. I, p.18-19

Un poète qui, avant Baudelaire, fait émerger une poétique de l’immonde

« Du Bellay, avant Baudelaire, est l’auteur d’une sorte de comédie urbaine dans laquelle intervient une vue dénigrante de ses tares et de ses habitants les plus vicieux et défavorisés, mais tares qui sont les ingrédients de la véritable beauté. Du Bellay a dû voir dans les ruines l’image d’une poétique qui, par contraste avec celle de Ronsard, se fonde sur le difforme ; en effet, pour exister, elle se réfère au maladif et à l’anormal - prostituées, pédérastes, fous - comme à des images poétiques plus fructifiantes que si elles étaient restées conformes au beau traditionnel » écrit Floyd Gray p.15

Un poète qui, même, par certains aspects, annonce la réflexion poétique d’un Mallarmé

On voit chez Du Bellay la conscience du texte en action, libéré des contraintes de la métaphorisation :

« Il faut insister sur ce terme de « commentaires » dont il désigne lui-même son œuvre. Les commentaires qui sont, dans les textes contemporains, l’objet de l’ironie de Rabelais et de Montaigne, sont pris par Du Bellay dans le sens constructeur - et moderne - de témoignage de la conscience, chez l’auteur, du texte en action. » écrit Floyd Gray ch.IV, p66.

Il dit plus loin : « Aucun poète avant Mallarmé n’a su étendre dans de telles proportions un tissu poétique si ténu, fondé sur des bases aussi limitées. » ch.IV p.78

« L’oscillation entre fureur et mutisme à l’égard du chant, qui est la charnière des premiers sonnets des Regrets, finit par devenir un véritable sujet. Au lieu de perpétuer l’écriture du passé ou de proférer celle qu’il se propose de lui substituer, Du Bellay continue d’hésiter entre les deux, de trouver dans la mince épaisseur qui les sépare une matière poétique qu’il ne cesse de découper en « regrets ». »

Enfin, Du Bellay place sa poésie sous le signe de l’hiver « hyperboréen » : « Du Bellay place l’œuvre de Ronsard sous le signe du soleil qui régénère la sienne sous celui de l’hiver qui est sa « saison mentale » (selon l’expression d’Apollinaire). N’y a-t-il pas dans cette référence métaphorique l’annonce de l’hiver mallarméen, « saison de l’art serein », donc d’une poésie difficile et serrée ? » ch. V p.80

Conclusion

On peut conclure avec Floyd Gray que « Lire les Regrets comme un journal, c’est ne rien comprendre aux intérêts primordiaux de leur auteur. Son originalité essentielle se trouve dans la façon dont il se situe par rapport à son écriture : dans un minimum de sujet, il découvre un vrai sujet de poésie, son mal et son remède. » ch V p. 119.

L’expérience du malheur devient dès lors expérience poétique : « Dans toute une série de sonnets, Du Bellay fait allusion au fait qu’il est malheureux sur le plan poétique et il énumère ses malheurs ; mais ces obstacles à une poésie plus heureuse finissent par être métaphores d’une poésie intérieure, faite des victoires qu’il aurait remportées sur lui-même. »

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