Yves Bonnefoy - Trois études : la voix lointaine, la maison natale, les planches courbes

, par ANDRIOT-SAILLANT Caroline, Université de Clermont-Ferrand

I. La voix lointaine (lecture complémentaire)

L’impossible définition de la poésie manifeste le refus de Bonnefoy de l’essentialiser et la volonté de la faire tenir au plus près du réel

La section repose sur la dissociation du « je » et de la source de la parole, pour éviter que le moi se fasse illusoirement l’origine de la parole.

La « voix lointaine » est une figure de l’inspiration ou de la muse, en tant que lieu d’émergence de la parole poétique. Ce lieu d’émergence, cette matrice, le poète cherche à l’appréhender, à la définir. Mais elle révèle indéfinissable. Ou elle ne peut se fixer dans une définition. Elle demeure « lointaine », loin du langage. (vs définition essentialiste des genres littéraires par Aristote).

Je montrerai que cette impossible définition de la poésie manifeste le refus d’Yves Bonnefoy de l’essentialiser, et la volonté de la faire tenir au plus près du réel, lui-même insaisissable.
Dans cette séquence, le jeu de défiguration du locuteur actualise cette impossibilité définitionnelle tout en permettant au chant poétique de se déployer dans l’Un et l’Ouvert.

Pour les élèves, la lecture de ce texte peut permettre de dégager la représentation que le poète se fait de la poésie.

L’impossible définition de l’origine de la parole

La parole est placée sous le signe indécidable d’une présence /absence

Elle est tout entière placée sous le signe indécidable d’une présence / absence, voire d’une réalité incertaine.

Voir le début : « Je l’écoutais, puis j’ai craint de ne plus L’entendre »

Et p. 60 : « mon illusion ». Répétition de « Ne cesse pas »

Ainsi que p. 65 : « Elle chantait : « Je suis, je ne suis pas, Je tiens la main d’une autre que je suis, Je danse parmi mes ombres »

« Je est un autre » de Rimbaud. L’ombre est la métaphore de sa nature insaisissable.

Les termes employés pour cerner la « voix lointaine »

Noter le travail lexical presque conceptuel des termes employés pour cerner la « voix lointaine » dans le seul poème II : « voix », « chant », « parole », « langage », « mots », « son ». Depuis L’Improbable, Yves Bonnefoy reprend opposition saussurienne entre « langue » (l’absence, le générale, l’excarnation) et « parole » (la présence, l’incarnation) Mais la seule appréhension possible est dans le déni : « Elle chantait, si c’est chanter, mais non », p. 61 : « Elle chantait, mais comme se parlant » dans l’entre-deux : « C’était plutôt entre voix et langage », « Ni déjà la musique ni plus le bruit » : entre la matérialité sonore brute et la mise en forme esthétique.

A l’origine de la parole : un élan d’espoir : celui du sens

A l’origine de la parole, il y a l’élan d’un espoir, celui du sens : p. 59 : elle « voudrait / Franchir le pas du souffle qui espère / Et accéder à ce qui signifie ». Ce souffle évoque l’iambe : le décasyllabe employé ici, comme la dissymétrie de l’iambe, rythme brisé parfois par l’hendécasyllabe.

Ce sens relèverait de l’unité : la voix fait coexister les contraires (vs le principe aristotélicien de non contradiction) : p. 58 : « le son d’autant d’ombre que de lumière ». et la voix poétique apporte ainsi la preuve que la division tient au langage et non à l’être : p. 59 : « ce son qui réunit quand les mots divisent ».

La voix qui réunirait les éléments divisés aurait donc une puissance ontophanique, puisque l’être, c’est l’Un : 63 : « Voix qui porte de l’être dans l’apparence ».

Mais cette puissance ontophanique, conformément au principe de l’Un qui fonde l’être, n’est qu’éphémère, toujours simultanée à son propre déni : VII : « Qui et colore et dissipe les choses ».

La défiguration du je

Le « je » appartient à une temporalité indécidable

Il appartient à une temporalité indécidable, ouverte du « je » : fluctuation entre les énoncés ancrés (passé composé, présent) et énoncés coupés de la sphère de l’énonciation : l’imparfait, passé simple, futur. Sa temporalité excède les limites personnelles : p. 57 : « Quel mal souffert avant de naître ».

Et pourtant, l’évocation d’une temporalité personnelle n’est pas absente :

p. 58 : « Et c’est presque une vie Qu’aura duré ce chant, mon bien unique »

Allusions à la vieillesse, réelle, du poète : « Des années ont passé », « Et la vie a passé ». Mais cette vieillesse est aussi celle du monde :

III : « Je l’aimais comme j’aime ce son Au creux duquel rajeunirait le monde »

La vieillesse est mentionnée, l’emploi du passé récurrent : les mots sont toujours « d’autrefois », c’est-à-dire en défaut par rapport à la présence. Mais cette conscience ne se départit pas de l’espoir : c’est à la fois une conscience de la finitude et un élan de la volonté :

VII : « nous verrons ces signes sur le sable Qu’égratigna en dansant son pied nu »

Défiguration de la parole du « je »

Défiguration de la parole du « je ». La parole du « je », notamment son effort pour appréhender la voix poétique, est toujours susceptible d’être déchirée par le silence, dans la conscience de l’insuffisance des mots : « Et l’on se tait, dans ses mots d’autrefois ».

La présence appartient à un autre registre que le langage. Elle participe du visuel : « ce lambeau d’étoffe rouge » p. 60.

Le poète lui-même doit faire l’épreuve de la mort poétique. Poème IV mais charnière de la séquence apparaît lorsque le chant de la voix lui révèle l’immanence : V : la réponse à une causalité externe est négative :

« Qui a voulu le chant dans la parole ? - Nul n’a voulu, nul n’est venu ni parle, Nul n’est passé, que nous ne sûmes pas »

Et le poème VI marque la révélation de l’acceptation joyeuse de l’éphémère et de la vanité :

« l’allégresse De ces instants qui savent que n’est rien »

La danse indissociable du rire est à mettre au compte de cette allégresse. Identification du destin et de la poésie : « la Parque » dans le dernier poème fait entendre au poète le silence.

La définition de la voix poétique est proche de la définition de l’Ouvert rilkéen

La définition de la voix poétique est proche de la définition de l’Ouvert rilkéen où se déploie la poésie (« das Offene »,huitième élégie de Duino). Définition par Jaccottet (Rilke par lui-même) : l’Ouvert relève de la totalité, de la transparence, de la coïncidence de la vie et de la mort, de la correspondance des sens et de la quête de l’unité. Cette séquence peut-être comparée aux Sonnets à Orphée, inspirés à Rilke par la mort d’une jeune femme, qui était danseuse (Véra Ouckama Knoop). En 1919, les « Sonnets à Orphée » furent conçus comme monument funéraire à Véra Knoop (cf : épitaphes chez Bonnefoy) par rapport aux élégies : ici, la tonalité est majeure : acceptation joyeuse du « retournement de l’être » (Seinsumkehr), identité du terrible et du radieux. Thèse de l’unité de la vie et de la mort. Le poète s’identifie à Orphée, qui est revenu du monde des morts, après y avoir laissé une ombre de femme.

II. La maison natale

Cette partie allie deux veines d’inspiration du recueil : le motif du rêve associé à l’eau sous forme de récit (cf : « Les planches courbes ») et l’évocation en vers des voix poétiques intérieures et des figures de la voix poétique (cf : « La voix lointaine »).

Il s’agit donc ici de déterminer si les poèmes n’inventent pas une forme neuve, le récit en rêve en vers. En quoi cette forme neuve permettrait-elle d’allier vérité et beauté ? Elle favoriserait l’émergence d’une vérité profonde et universelle qui adviendrait dans la beauté du chant poétique, elle fonderait ainsi un lieu de renaissance pour tous.

Le « je » autobiographique doit d’abord s’ouvrir à l’impersonnel du mythe pour assumer son identité de poète à visée universelle. Cette ouverture favorise la remontée du souvenir qui entre en jeu dans une dialectique du rêve et de l’éveil. Cette élucidation est la condition fondatrice d’une renaissance en poésie et de la poésie, qui transforme le poème en maison natale.

« Je » autobiographique et « je » mythique

« Je » autobiographique

Le « je » autobiographique est double :
 Le « je » du rêveur (« je m’éveillai, c’était la maison natale »), au passé souvent indécidable.
 Le « je » personnage du rêve, qui renvoie à l’enfant autobiographique : « et je riais ». Les allusions autobiographiques se font de plus en plus précises, de la fin du poème V au poème IX.

Mais les sphères temporelles se rejoignent : l’enfant anticipe sur son avenir, par un conditionnel qui a la valeur d’un futur dans le passé : « Je savais que je n’aurais pour tâche que de me souvenir », « Ce serait bien la mort ». La fin de la série est au présent : le mouvement général est celui d’une remontée du passé vers le présent.

« Je » mythique

Le « je » change de nature sans rupture marquée, dans un glissement qui ouvre le personnel à l’impersonnel. Entre II et III, la continuité est établie par l’anaphore du premier vers. Dans le poème III, le « je » est celui de l’enfant transformé en lézard par Cérès, reconnaissable au mythème de la moquerie : « Ai-je voulu me moquer ». Cette identité est assumée au présent au discours direct : le dernier vers remplit une fonction de relais de la parole poétique : « Ainsi parle aujourd’hui ». La parole poétique fait résonner les voix immémoriales, et même celles qui précèdent la parole, celle de l’infans qui de surcroît a été privé de parole par la métamorphose.

« Je » poétique

Le « je » du poète se constitue d’une pluralité de « je » qui dialoguent, comme l’indique l’incise du poème V : « Vois, me dit-on, ce fut ta salle de classe ». Cette dissociation interne a une vertu heuristique : dans ce poème, elle révèle au poète la fatalité de la disparition du passé dans les mots, la finitude dont le langage doit porter la marque : elle lui montre « Ce dessaisissement des montagnes, des fleuves ». Cette remontée du souvenir dans sa vérité de finitude instaure une sphère temporelle dans laquelle toutes les identités du poète, mémorielles et immémoriales, sont contemporaines les unes des autres : c’est la temporalité de la finitude. L’emploi du présent marque cette unification du temps. Dans le poème VII, on hésite ainsi entre un présent de narration et un présent d’énonciation : « Mais je le vois aussi ». Celui qui voit se sait inscrit dans le mouvement de la finitude, où l’autre aussi s’inscrit. En cela, ils sont contemporains, dans une intemporalité de la condition humaine. Cette dimension est concomitante à la temporalité propre du poète : le « je » fait le bilan d’une longue expérience poétique, dont il élucide le sens : « Je comprends maintenant que ce fût Cérès » (poème XII). Il est un « je » testamentaire : « au soir » dans le poème X renvoie à la vieillesse du poète. Mais ce legs de la parole est aussi un legs à l’avenir : « Et je repars » (poème XI) est ambigu, la parole recommence et retourne d’où elle vient (le néant).

L’eau du rêve et du souvenir : le refus de l’oubli

Le passé inaccessible s’éparpille dans l’eau du rêve

Le premier poème instaure un espace fragmenté, découpé par des frontières : « comme si les collines cachaient un feu / Qui ailleurs consumait un univers ». « Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage / Que je savais qui secouait la porte » : l’imbrication syntaxique est la marque d’un enchevêtrement de l’espace impénétrable du souvenir. La véranda figure cette séparation qui permet d’apercevoir sans atteindre. « la vitre du rêve » dans « La pluie sur le ravin » lui fait écho. (cette maison évoque la maison qu’est la psyché pour Freud). Dans le poème II, c’est la surface du miroir qui suggère le caractère fugace des images du rêve :

« Ici rien qu’à jamais le bien du rêve, La main tendue qui ne traverse pas L’eau rapide, où s’efface le souvenir »

La forme générale de la séquence est elle-même morcelée : les poèmes sont courts. Les incipit procèdent du recommencement et les poèmes sont juxtaposés. Une progression se dessine cependant dans la saisie du souvenir en rêve : le poème V révèle la clôture intérieure de la conscience à travers l’image de la barque aux planches courbes : « Les yeux contre ses planches courbes »,

« Pourquoi revoir, dehors, Les choses dont les mots me parlent »

Le « je » préfère rêver son passé. Le « je » décide pourtant de franchir ses propres frontières : cette sortie de soi, exprimée par la dimension soudain dialogique du texte, lui restitue l’image exacte du passé :

« Vois, ce fut ton seul livre. L’Isis du plâtre Du mur de cette salle, qui s’écaille, N’a jamais eu, elle n’aura rien d’autre A entrouvrir pour toi, refermer sur toi. »

L’imbrication des compléments du nom dépoétise la réalité vécue : le mur du souvenir n’ouvre sur un aucun passé mythique, mystérieux.

La résurgence du souvenir dans l’eau d’une écriture

Cette reconnaissance du caractère irrémédiable de la perte se noue dans le poème suivant (VI) à un autre souvenir, celui d’une terre de renaissance, jadis entrevue. La conscience poétique se remémore la source de son espérance, dans un épisode qui se situe justement en dehors de la maison : le « je » a abandonné les modalités imaginaires de sa quête de présence. A la maison se substitue une terre où brûle le « feu des vignerons » : « Mais une flamme rouge s’y redressait ». Ce paysage est à mettre en relation avec la pastorale initiale et finale de Dans le leurre des mots, promesse de la poésie. Ce détour de la mémoire déclenche une remontée du souvenir semblable à la montée irrésistible de l’eau dans les premiers poèmes :

« J’aurai barré Cent fois ces mots partout, en vers, en prose, Mais je ne puis Faire qu’ils ne remontent dans ma parole »

Alors s’inverse la dynamique première de dissolution du souvenir. L’eau qui montait irrésistiblement dans les premiers poèmes est maintenant reconnue comme souvenir vrai : le rêve révèle sa fertilité. Et chaque laisse de texte, chaque poème peut être lu comme une vague, une crue du souvenir, qui fait écho anaphoriquement à la vague précédente. Dans le poème XI, le sens des mots de Keats est ainsi « revenu du fond de ma vie ». La reconnaissance de ce qu’on portait en soi opère une courbure du temps.

Vieillir et renaître

Imminence de la disparition

Cette remontée des mots a lieu sur fond de silence, d’obscurité, de distance temporelle entre les êtres :

« A ce passage-là, aperçu de loin, Soient dédiés les mots qui ne savent dire » (poème VII)

L’émergence des figures n’éclaircit pas leur mystère :

« Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière, Je ne le savais pas, je ne sais encore ».

Cependant la dédicace du poète à ces figures de proches courbe le temps, infléchit la mort vers une naissance : il réitère l’échange de la parole qui fait naître, secret de la parole qui lui a été transmis par la génération précédente. Dans le poème VIII, le poète regarde ainsi ses parents qui échangent des paroles dans le jardin : « Il sait que l’on peut naître de ces mots ». Ce don salvateur de la parole au proche, au-delà de la disparition, a lieu au moment décisif où la disparition du « je » est présentée comme imminente : « je suis bientôt à deux pas du rivage » (poème XI).

L’espérance d’une terre : le symbolisme de Cérès

La confrontation de la mère et de Cérès met à jour la soif d’espérance de cette poésie. Cette confrontation est induite par la proximité de deux figures mythiques : la figure biblique de Ruth, faucheuse dans le champ de blé, exilée (l’Ancien Testament nous dit qu’elle a suivi sa belle-mère Naomi), et Cérès. Ruth est « en larmes » (« in tears »). Elle est évoquée dans le texte anglais de Keats, qu’Yves Bonnefoy a pourtant traduit. Le choix de cette langue étrangère pour dépeindre Ruth associée à la mère introduit une distance vis-à-vis de cette figure dont la présence est qualifiée d’ « évasive ». Dans le poème XII, Cérès paraît proche de Ruth. Elle aussi est liée au blé (« dans la flamme des jeunes blés ») et à la souffrance. Cependant cette figure complète celle de la mère : elle est dotée de l’espérance. Le dernier mot du poème XI « perdu » est corrigé dans le poème XII : « Parce qu’était perdu mais retrouvable ». Cette figure est donc porteuse d’espérance, leçon dont le poète est dépositaire :

« Et en nous cette odeur de la paille sèche Restée à nous attendre, nous semblait-il, Depuis le dernier sac monté, de blé ou seigle » (poème X).

Le poète va ensemencer la terre qu’il rendra à nouveau habitable.

La parole de renaissance comme don

Après avoir recueilli, le poète est donc celui qui donne : le poète se fait passeur. Il s’agit d’un acte d’amour et de compassion. Toutefois cet acte a déjà eu lieu et a échoué, dans le poème III. Le « cri d’amour » de l’enfant n’a pas été entendu comme tel : « Cérès moquée brisa qui l’avait aimée ». C’est que ce cri d’amour a été poussé « avec la bizarrerie du désespoir ». Courber le temps, c’est donc aimer avec espérance :

« Comment garder Audible l’espérance dans le tumulte » (poème XII)

Cet amour se définit comme agapè : il est don gratuit, indépendant de la valeur de l’objet. Il n’attend pas de réponse : « Cris d’appels au travers des mots, même sans réponse » (poème XII). L’acte compassionné contredit le « Suave, mari magno » de Lucrèce » auquel il est fait allusion dans le poème XI. L’adage de Keats (“Ode à une urne grecque”, « Beauty is truth, truth Beauty, - that is all / Ye know on earth, and all ye need to know ») qui est repris au début du poème XII doit s’entendre comme intégration de la mort (vérité), compassion envers la finitude de l’autre et maintien de la beauté indissociable de l’espérance. Cette signification est le don de la figure de Cérès (poème XII) :

« C’était d’un coup sa beauté, sa lumière Et son désir, aussi, son besoin de boire Avidement au bol de l’espérance »

Conclusion

Le récit en rêve écrit en vers met en œuvre la catégorie rilkéenne de l’Ouvert : la conscience du poète n’a plus de contours, le travail sur la pluralité du « je » lui permet de prendre en charge l’immémorial du mythe, la mémoire autobiographique, et même l’avenir de la parole. Un moment décisif opère cette ouverture : celui où le « je », cesse de quêter une vérité transcendante de salle en salle, de poème en poème. La vérité qui est essentiellement la révélation de la finitude émerge spontanément dans les mots du souvenir et les figures signifiantes. Cette vérité était présente depuis l’origine. La reconnaissance du sens opère une courbure majeure du temps, le don du sens dans la parole permet d’identifier le poème à une « maison natale ».

III. « Les planches courbes »

C’est le texte éponyme du recueil. On suppose donc qu’il exerce un rayonnement sur l’ensemble des textes ou concentre une signification dont participent tous les textes de manière plus ou moins étroite. Plus que les autres, ce texte peut-être travaillé dans une perspective d’ouverture par rapport à l’ensemble du recueil, l’enjeu étant de donner sens au titre. Cette démarche répond à l’approche des textes en terminale, qui ne consiste pas dans une lecture méthodique.

L’essentiel pour les élèves est de comprendre comment un poète invente une forme et un langage à partir de formes et de langages déjà existants dans son œuvre et en dehors pour poursuivre une interrogation intime qui trouve dans cette forme (ici à la fois synthétique et syncrétique) nouvelle une nouvelle formulation. Et comment celle-ci se réfracte dans l’ensemble du recueil. Nous montrerons que cette interrogation engage la question éthique du rapport entre la vie vécue et les mots, que cette question se pose dans les Planches courbes à travers la relation père-fils. Les métamorphoses de l’imaginaire de la traversée imposent la vision d’une ouverture maximale et confiante dont on trouve d’autres versions dans le recueil. Cette vision est mise en œuvre à travers une double modalité rhétorique : celle de la parole discursive réflexive (« Dans le leurre des mots », « L’encore aveugle ») et celle de la rêverie poétique sur la figure de l’enfant (« Les chemins », « La maison natale »).

Le travail du genre : vers l’incarnation éthique de la voix narrative, la fusion du penseur et du rêveur

A la croisée du genre du conte et du récit en rêve

Le texte se situe à la croisée du genre du conte et le récit en rêve d’Yves Bonnefoy, dont on trouve des exemples dans le recueil. Dans l’ordre des prépublications :
 « Jeter des pierres ».
 « L’encore aveugle » (poésie réflexive, où le « je » ne se manifeste que comme relais de la parole des théologiens, sauf dans le dernier poème de la section).
Puis « Les planches courbes ».

C’est le texte du recueil qui se donne à lire le plus immédiatement comme appartenant à un genre : le conte, la fable. On note l’absence du « je » comme sujet lyrique ou même poétique. Le genre est impersonnel.

Indices génériques et indices du détournement du genre

 La rencontre de l’enfant et du géant apparaît comme l’une des épreuves initiatiques que doivent subir les jeunes héros, soit ils doivent affronter plus grand que soi par la ruse dans un combat inégal (comme le petit tailleur), soit ils doivent trouver la formule pour s’attirer la bienveillance d’une créature semi-divine qui va se mettre à leur service (comme le génie d’Aladin). Ici, l’enfant semble mis en échec : il est incapable de répondre aux questions du géant. Mais cela n’a aucune incidence sur la traversée du fleuve, l’initiation : comme si d’avance, il était doté du pouvoir de vaincre le géant, symbolisé par l’argent. Le conte ou l’épisode du conte devrait s’arrêter p. 103 « le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres ». Mais il n’est pas fait mention du don de la pièce de monnaie : faut-il comprendre au sens métaphorique « J’ai de quoi payer le passage » ? Il n’a pas encore payé le passage : quelque chose est laissé en suspens, sa véritable épreuve. ne consisterait-elle pas dans ses larmes qui arrivent plus tard, autrement dit dans sa faiblesse d’enfant ?

 Mais surtout la fonction des personnages s’inverse : l’enfant devient l’interrogateur, le demandeur : « Ecoute, dit l’enfant, veux-tu être mon père ? » L’épreuve devient celle du géant : il éprouve de plus en plus en difficulté à faire traverser le fleuve et est obligé de se justifier de ne pas répondre favorablement à la demande d’adoption de l’enfant. Toutefois ce refus est une épreuve pour l’enfant lui-même.

 L’écriture va dans le sens d’une absence de clôture narrative, d’une indécidable répartition des rôles. La caractéristique physique de la taille des personnages qui définissait leur différence, voire leur opposition, s’efface : p. 103 : « ce qu’il faut voir, c’est que la barque semble fléchir de plus en plus sous le poids de l’homme et de l’enfant, qui s’accroît à chaque seconde ». « Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà ». La traversée peut donc se lire comme une traversée de sa propre identité vers celle de l’autre, selon une trajectoire courbe qui peut évoquer celle des planches de la barque dans laquelle les deux personnages se trouvent réunis. C’est une traversée vers l’indifférencié de leur destin, qui reste en suspens à la fin (pas de situation finale) : « il nage dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles ». Voir l’indifférenciation du haut et du bas. C’est la venue de l’enfant qui déclenche ce processus : grâce au début in medias res, cette venue est un surgissement alors que dans le conte, le lecteur serait déjà familiarisé avec le personnage qui aurait été présenté au début.

 Conséquence : Le texte se présente comme un apologue qui résout l’affrontement et la différenciation des fonctions dans le conte par un rapprochement qui relève d’un point de vue éthique surplombant. Toutefois la voix poétique du « penseur » ou du « fabuliste » s’incarne tout autrement que dans une persona rhétorique qui viendrait énoncer une morale ou une leçon à la fin de l’apologue.

L’affleurement d’une voix de narrateur qui orienterait l’interprétation

Notons l’affleurement très discret d’une voix de narrateur, qui orienterait l’interprétation : « ce qu’il faut voir ». Yves Bonnefoy prend peut-être modèle sur les apologues de Baudelaire (ex : « Chacun sa chimère ») où le fabuliste exprime une vision très personnelle et n’emprunte pas une persona rhétorique. Ici, il s’agit plus d’une voix de rêveur plus que de fabuliste : la scène est baignée d’une atmosphère onirique. Elle est placée sous le signe de la « lune » et de l’eau. On peut analyser le travail de la prose poétique : Yves Bonnefoy ajoute au surnaturel des contes (la métamorphose de l’enfant, la dissipation de la barque) un onirisme envoûtant, comme si la conscience du rêveur faisait de ce récit un chant, une chanson qui évoquerait sans que le chanteur le sache une scène primitive comme les berceuses. Les systèmes d’échos sont soulignés par le travail sur l’ordre inhabituel des mots, notamment la place de la proposition relative : voir dans le premier paragraphe, « qui se tenait sur la rive ». Jusqu’à l’attelage : « d’une voix claire mais qui tremblait parce qu’il craignait » : rythme quaternaire. Plus loins, l’adjectif est antéposé et un rythme binaire est employé pour évoquer le chant des mères : « il y a ces jeunes et douces femmes, dit-on, qui allument le feu, qui vous assoient près de lui, qui vous chantent une chanson ». Ce travail poétise la parole narrative qui gagne même la parole des personnages, il brise tout effet de réel ou illusion mimétique : une étrangeté onirique qui inscrit le texte dans une conscience rêveuse.

Rapprochements avec les autres récits des Planches courbes

On peut rapprocher ce texte avec les autres récits dans Les planches courbes : on trouve dans « Rouler plus vite » et « route nocturne », la même dimension cosmique, le dernier se clôt sur le mot « étoiles » (mais « sans étoiles »). Dans « Jeter des pierres », il s’agit encore d’une scène nocturne : « Et nous étions là, dans la nuit, à jeter des pierres ». Ce qui est visé, c’est le rêve ou le désir d’avenir commun : c’est peut-être une autre version, moins angoissée, du destin commun des « Planches courbes » : p. 124 : « Comme nous les jetterions loin, là-bas, de l’autre côté sans nom, dans le gouffre où il n’y a plus ni haut ni bas ni bruit des eaux, ni étoile. Et nous nous regardions en riant dans la clarté de la lune, qui surgissait de partout sous le couvert des nuages ». Dans ce texte ultime, l’informe du destin est rêvé dans la joie. Il est doté de la même caractéristique que le « Dieu » de « L’encore aveugle », qualifié de « sans nom ». L’image en rêve de gouffre ou de l’abîme étoilé ou non, proche d’une fusion en un dieu qui cherche à s’incarner, opère le croisement du poème méditatif impersonnel et du récit en rêve personnel dans « Les planches courbes ».

« Les planches courbes » et le mythe

Indécidabilité de l’interprétation de la progression initiatique : superposition du mythe de Saint-Christophe et du mythe de Charon

La progression initiatique, symbolisée par la traversée du fleuve, passerait par une régression dans l’anéantissement de soi. Les récits en rêve de la fin se closent ainsi sur un effacement de la création biblique comme séparation des éléments : « Et ce fut à nouveau la grande nuit d’avant, sans étoiles », « l’incréé », « l’absence ». Ce retour signifie-t-il une mort ou une renaissance spirituelle ?

La superposition du mythe de Saint-Christophe et de celui de Charon rend l’interprétation à partir du matériau mythique indécidable.

Quelques remarques sur la réécriture

La légende du Christophore, le « porte-Christ » s’est transmise à l’Occident chrétien grâce à La légende dorée de Jacques de Voragine. La réécriture procède par effacement d’un certain nombre d’indices de l’origine chrétienne de la légende. De plus le récit mêle à cet hypotexte des matériaux païens. (Ovide n’évoque pas Charon). Peut-on en conclure que le sens général chrétien de la légende disparaît ? Le passage du fleuve par Christophe portant le Christ sur ses épaules est une sorte de baptême qui fait son salut et le pousse à la conversion. Dans la suite du récit, Christophe part pour Samos, reçoit du Saint-Esprit le don de parler la langue locale, et convertit beaucoup de monde en plantant son bâton en terre et en obtenant de Dieu qu’il le fasse reverdir. Il meurt en martyr après avoir encore converti deux filles très belles qu’on avait fait rentrer dans sa prison afin de l’inciter au péché.

La réécriture de l’enfant-Christ

Le Christ appelle trois fois le passeur.

Ici : l’enfant est silencieux, ce qui a pour conséquence de situer le passeur seulement dans le monde des signes au début du texte. Le silence de l’enfant et l’oubli de la vie terrestre en font-ils un enfant mort avant d’avoir accédé à la parole ? Cet élément inscrirait le texte dans une relation au mythe de Charon.

Toutefois, cette absence d’identité fait de ce personnage de l’enfant un personnage mystérieux, comme le Christ qui ne déclare pas d’emblée son identité. Et l’enfant est bien la créature la plus proche de Dieu chez Bonnefoy : c’est en lui que dieu veut s’incarner pour être, dans « L’encore aveugle ». Dans « Dans le leurre des mots » p. 75, il est associé au Christ par le symbole de la vigne.

L’enfant chez Yves Bonnefoy offre le modèle d’un être-au-monde dans l’immédiateté de l’incarnation. Yves Bonnefoy qui réfute toute croyance dans la divinité chrétienne retient du dogme l’idée d’incarnation. Dans « Les chemins », les guides sont des « enfants » mais qui mènent vers l’obscurité. L’enfant est en-deça du savoir, dans l’innocence joyeuse. « Il allait, où n’est plus : Rien que l’on sache ». L’enfant, c’est le monde terrestre, il est lié à la terre. Il est la figure de « ce monde » dans « Que ce monde demeure ! » : une figure de la fragilité, à travers la plaie de l’enfant. Il suscite donc la vertu de charité. L’enfant est abandonné puis recueilli sur le fleuve : c’est Moïse du Moïse suavé des eaux de Poussin :

p. 31 : « L’enfant naisse du rien Du haut du fleuve Et passe, dans le rien, De barque en barque »

Il incarne notre finitude, voire ici notre vanité.

L’apparition conjointe de l’enfant, du fleuve et du passeur se produit déjà dans Dans le leurre du seuil : à la fois l’apparition de la vie terrestre comme épiphanie dans la figure incarnée de l’enfant, révélation de la fragilité de cette vie dans la même figure de l’enfant, notamment par l’intermédiaire du tableau de Poussin (l’enfant est un orphelin), la figure de la barque des morts qui souligne la finitude, et la figure du passeur qui est à la fois le passeur dans la mort et dans la vie. La conjonction de ce couple (enfant-passeur) est le mythème du mythe personnel de l’incarnation chez Bonnefoy.

La barque et le passeur

La barque n’appartient pas à la légende de Saint Christophe, qui traverse le fleuve à pied. La barque et la « petite pièce de cuivre » évoquent donc plutôt la barque des morts de Charon qui apparaît dans Dans le leurre du seuil.

Ce qui est nouveau ici, c’est la mise en danger du passeur, la dissipation de la barque qui oblige le passeur à nager. C’est le résultat de la contamination par la légende de Saint Christophe. Cette contamination infléchit la signification du mythe chez Bonnefoy : le personnage devient un homme et il y va de son salut spirituel tout autant que de sa survie. La fragilité de l’enfant est d’abord celle du passeur.

La navigation de la barque aux planches courbes est une image de l’esprit qui donne forme à la matière et trace le sens de l’expérience. Or cette navigation se fait grâce à la perche, qui s’appuie sur le lit du fleuve :

p. 103 : « Le passeur put prendre alors la perche à deux mains, il la retira de la boue, la barque quitta la rive, le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres »

L’esprit s’appuie sur l’informe, l’innommable. Or dans Dans le leurre du seuil :

« Le nautonnier Pesait de tout son corps contre la perche Qui avait pris appui, tu ignorais Où, dans les boues sans nom du fond du fleuve » p. 254

Ce « sans nom » : rejoint l’incréé mais aussi le divin, p. 111. Le mot « étoiles » clôt le texte. La perche ne devient pas un arbre miraculeux planté dans la terre comme dans la légende de Saint Christophe. Mais ici le corps qui rejoint l’informe sous la surface de l’eau est aussi en contact avec le divin, dans le risque : « elle atteint le haut de ces grandes jambes qui sentent se dérober tout appui dans les planches courbes ».

Le père et l’enfant : les signes, malgré tout

Le salut passe donc par un anéantissement éthique de l’identité et dans l’anéantissement des prétentions de l’esprit. Ce renversement du néant en être peut s’opérer grâce à l’histoire d’adoption qui change la nature des signes dans le texte.

Le père instaure ici un dialogue fondé sur des signes qui ne recouvrent aucune réalité pour l’enfant. Lui-même découvre au fil du texte l’inanité de ce système de signes et sa capacité à susciter le désir, c’est-à-dire la souffrance du manque. L’initiation de déroule en trois temps, le dialogue est divisé en trois moments :
 « Souvent, on n’a pas eu de père, c’est vrai » : découverte de la coupure entre le langage et la réalité vécue.
 « Ecoute, dit l’enfant, veux-tu être mon père ? » : découverte de la soif de présence que suscite le langage, présence qui ne se donne pas dans les mots. Découverte du leurre des mots dont l’enfant est victime :
 insistance : « sois ma maison ». La traversée du langage aboutit à un renoncement au langage : « Il faut oublier les mots ». De même la barque se dissout.

Voix du passeur est « basse » et « dans la nuit » vs « légère », « claire », « cristalline » de l’enfant.

Mais ce dialogue n’exclut pas les signes.
 Les paroles paternelles du géant entrent en contradiction avec son refus d’être père : « mon petit », « Allons, dit-il. Tiens-toi bien fort à mon cou ! » « N’aie pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt. »
 L’histoire de l’adoption peut se lire dans l’histoire des signes que produisent les corps. Le corps du géant apporte un démenti du refus : « absent de soi comme il semblait l’être, l’avait déjà aperçu, sous les roseaux ». Dès le début, il porte une attention à l’autre que les apparences démentent. Les corps se rapprochent. « Sa voix vint de moins loin dans la nuit ». « Il s’était approché du passeur »

C’est la découverte du signe vrai comme geste, du le langage incarné. Voir la place des gestes, de la respiration, du tactile, qui s’oppose au visuel dans le texte. Le passeur se maintient dans les signes extérieurs : il dit « vois, d’ailleurs ». Mais l’intervention du narrateur dans le récit suggère l’opacité, l’énigme persistante du visuel. Ce sont les gestes assurés du passeur qui suscitent la demande de l’enfant tout autant que ses premiers mots : voir la progression du récit. Dans « La maison natale » : le poète s’arrête également aux gestes du père silencieux.

p. 90 : « tant de fatigue Alourdissant ses gestes d’autrefois »

Geste du fils pour rendre l’espoir à son père p. 91.

p. 92 : « La fatigue Qui a été le seul nimbe des gestes Qu’il fut donné à son fils d’entrevoir »

La responsabilité éthique, qui est assumée par le passeur qui garde l’enfant sur ses épaules, engage la question du rapport aux signes : le texte met en évidence une conscience de leur inadéquation douloureuse au désir de présence, qu’ils exacerbent. Il engage à la prise en charge de la finitude dans le geste non seulement de compassion, mais d’adoption. Cette prise en charge est une prise de risque mais aussi la seule possibilité d’ouverture à l’infini de soi. La poésie aurait à se déployer dans cette dimension éthique.

Conclusion

« Les planches courbes » vise l’expression d’une poétique fondée sur des valeurs éthiques : celle de compassion, celle d’incarnation. On en trouve des traces dans tout le recueil. Cette dimension axiologique et peut-être spirituelle se donne à lire dans un texte de la narration impersonnelle qui accomplit sa visée en laissant percevoir la voix incarnée du rêveur. Voilà pourquoi on perçoit aussi des liens entre ce texte et des passages plus intimes de l’œuvre, notamment concernant le rapport au père.

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)