Les Métamorphoses d’Ovide, livres X, XI, XII

, par DUPONT Florence, Professeur à l’Université Paris VII - Denis Diderot

I. La catégorie de la métamorphose

Les Métamorphoses d’Ovide sont une œuvre purement littéraire, au sens où elle n’a aucune fonction religieuse et n’a pas pour but d’être utilisée ni récitée dans un cadre rituel. C’est une collection de récits qui se donnent pour tels, « Dicere mutatas formas », dans un ordre chronologique, en fait arbitraire. Écrit, comme l’épopée, en hexamètres dactyliques, ce travail érudit à la façon alexandrine, est un exercice de virtuosité qui consiste à transformer l’ensemble de la mythologie en récits de métamorphoses, ainsi en sera-t-il de la guerre de Troie des livres XII et XIII. Ce grand récit du monde - à la façon hésiodique - est un « exercice de style », un catalogue de métamorphoses.

1. La notion même de métamorphose est littéraire

C’est un effet d’écriture et non une catégorie de pensée propre à la culture grecque. La métamorphose n’est pas une catégorie anthropologique ou philosophique. Le terme lui-même est un mot latin forgé à partir de la langue grecque et il s’agit peut-être même d’une création d’Ovide, le mot n’étant d’ailleurs pas attesté avant lui.

Il s’agirait de ce « grec des Romains » caractéristique de la culture romaine. Une partie de la culture romaine est « grecque » non pas d’origine mais de statut : est « grec » tout ce qui relève du loisir, des loisirs du banquet (par exemple la comissatio) et de la culture littéraire. Toute une partie de la vie romaine est donc connotée grecque même lorsqu’elle est profondément romaine. D’où un vocabulaire grec soit créé soit déplacé par les Romains pour cet espace culturel.

La mythologie est un de ces domaines « grecs pour Romains ». Il s’agit d’un travail de recollection, sous formes de catalogues, de récits divers concernant les héros et les dieux grecs. Ces catalogues, réalisés, dans l’esprit alexandrin, par des Grecs, les « mythographoi », sont destinés aux Romains, on peut citer Nicandre de Colophon, Parthenios de Nicée, (3ème, 2ème s.) Hygin ou plus tard Antoninus Liberalis. Mais alors que la bibliothèque d’Alexandrie possédait un important fonds mythologique, il n’existait pas encore de catégories de classement : la création de catégories par motifs narratifs ¾ par exemple les parricides, les morts à cheval, etc. ¾ constitue un principe de classement, une catégorie a posteriori, tout comme le sera la métamorphose. Telle fut l’Anthologie palatine qui repose sur le même principe d’écriture : recollection puis production, création, sur le modèle établi par cette recollection, d’épigrammes votives, d’inscriptions funéraires, de légendes, de tableaux, etc. C’est le travail de recollection qui crée, à fin de classification, la catégorie objectivée.

Ainsi s’agit-il, pour Ovide, de réécrire les histoires pour les faire entrer dans « sa collection »

Ovide n’a donc pas écrit un poème organisant le monde mythologique ¾ préexistant ¾ des métamorphoses. La métamorphose comme vision du monde ou même comme mode narratif n’existait pas. Il ne construit pas non plus, lui-même, une interprétation « baroque » du monde, mais il utilise, ou passe en quelque sorte commande d’un catalogue de métamorphoses, en le complétant peut-être.
Plus tard, à l’âge dit baroque, on a fait de ce principe de classement une notion philosophique. On pourrait donc dire que la métamorphose est un artefact de bibliothèque.

2. La métamorphose avant Ovide

Selon Françoise Frontisi-Ducroux, L’Homme-cerf et la femme-araignée [1]

Dans de nombreux récits grecs, les héros ou dieux changent de forme, sans qu’il y ait objectivation de ces épisodes en tant que métamorphose. Le mot « métamorphose » n’existe pratiquement pas dans les textes grecs. Il est attesté pour la première fois chez Strabon, au Ier siècle, après qu’Ovide a intitulé son poème Metamorphoseon (Liber primus). Les textes disent « egeneto » (factus est en latin) pour celui qui subit, « etheken » ou « epoièsen » (fecit en latin) pour celui qui réalise le changement, le plus souvent un dieu qui se venge d’un mortel, et cela, sans qu’une attention particulière soit prêtée à la notion de forme. Et autant qu’un changement de forme ce peut être un état passager.

Rome et la Grèce sont deux cultures de l’immanence et non de la transcendance, donc sans aucune problématisation de la rencontre d’une âme et d’un corps qui seraient de nature hétérogène. L’âme est matérielle, mortelle, tout comme le corps, et elle lui est homogène même si elle est d’une autre matière car dans l’Antiquité gréco-romaine, tout a une matérialité.

Et de la même manière, le divin est présent parmi les hommes, dans cette conception de l’unité de l’être. Il n’y a pas d’ordre transcendant fixé, instituant des règnes, animal, végétal, minéral ... ¾ notion aujourd’hui arbitraire, tant les frontières sont floues. L’homme participe du divin par sa culture, sa nourriture cuite et par toutes ses formes de mémoire, le mariage, etc., et il participe aussi de l’animalité par sa mortalité, sa nourriture, sa reproduction. L’humain n’est donc pas de l’ordre de la nature mais de la culture ; aucune barrière ne sépare les hommes, les dieux et les animaux, et le rituel central des religions grecque et romaine ¾ le sacrifice ¾ rappelle sans cesse cette répartition qui est toujours à refonder.

Les analyses structurales, celle de Marcel Detienne dans les Jardins d’Adonis [2] par exemple, ont montré que les catégories définissant les activités humaines, appartiennent aux dieux mais aussi aux hommes, aux animaux et parfois aux plantes.

Ainsi la Métis est-elle une catégorie culturelle transversale qui existe chez les animaux ¾ le renard, le poulpe¾, chez les dieux ¾ Athéna par exemple ¾, chez les hommes ¾ le marin, le conducteur de char, Ulysse, Socrate. Les divinités à métis sont indéfiniment transformables, il s’agit de changement, pas de métamorphose, elles échappent ainsi aux questions des hommes : c’est le cas pour Protée, comme toutes les divinités marines, pour Métis elle-même.

Le changement d’un homme en animal dit cette unité du monde et cette fluidité des formes. Il en est de même pour les dieux qui apparaissent aux hommes sous une apparence humaine, socialement intelligible et qui permet la communication.

Un exemple significatif : Arachnè, la tisserande excessive (livre VI)
On retrouve cette transversalité dans l’histoire d’Arachnè dans laquelle s’inscrit la figure récurrente de la vengeance divine contre un humain qui excelle en un art et défie les dieux. Arachnè excelle par ses propres qualités humaines mais provoque la déesse à un concours. Athéna vient à elle sous les apparences d’une vieille femme pour lui conseiller la mesure et le respect des dieux. Arachnè la chasse et la compétition avec la déesse commence. L’ouvrage humain est si parfait que la déesse irritée déchire la toile et frappe la jeune fille qui de dépit se suicide. Pallas la transforme alors en araignée. Il y a ici deux questions liées à la transformation : dans l’orgueil de la jeune fille qui prétend tisser aussi bien qu’Athéna, est mise en question la distinction entre humain et dieu et par ailleurs la transformation en araignée lui conserve sa qualité de tisseuse mais l’animalité crée un écart plus grand avec la déesse. Le passage est là, déjà existant : de l’araignée (fileuse-tisseuse), à la tisserande (comme toutes les femmes dans leurs maisons) à la déesse Athéna.

Cette continuité est représentée dans les images d’hybrides, hommes-dauphins, homme-cheval.

C’est bien ici une catégorie culturelle qui permet la transformation. On peut noter que la métamorphose se produit toujours de l’homme vers l’animal ou du dieu vers l’animal, avec des va et vient. Cette direction témoigne de l’anthropocentrisme de la culture grecque, l’homme n’est jamais un animal politique ou civilisé, l’animal est un homme déculturé par une hypertrophie d’une catégorie culturelle. Si Arachnè perd son corps de femme, elle garde son aspect culturel.

Ovide quant à lui va jouer avec la tradition : c’est le plaisir des histoires, de ces écarts qui font l’intérêt des Métamorphoses.

II. La création de la catégorie « Métamorphose » et son exploitation

1. Une modalité narrative

Avant Ovide, la métamorphose n’est pas une façon de penser le monde ou de le problématiser par des fictions philosophiques ; c’est une modalité narrative qui intervient dans des contextes divers et permet a posteriori d’ unifier des récits de toutes sortes : par exemple les transformations de Zeus pour séduire une mortelle ¾ en taureau pour enlever Europe, en Amphitryon pour séduire Alcmène, en pluie d’or, en cygne ..., ou la transformation de Io en génisse pour la soustraire au courroux d’Héra ; les châtiments de mortels ¾ Arachnè, Actéon, Niobè qui en fait est ainsi libérée de son deuil éternel ; les moyens d’échapper à l’autre ¾ Syrinx est transformée en roseaux pour échapper à Pan, mais aussi Protée, Nérée pour échapper à ses questionneurs, Métis pour échapper à Zeus. Il peut s’agir aussi et même souvent de victimes de morts prématurées, Hyacinthos tué accidentellement par Apollon ou Myrrha, l’incestueuse, devenue arbre à myrrhe.

C’est la mise en catalogue et le fait d’isoler ces séquences narratives en les racontant toutes sur des modèles semblables qui ont créé la catégorie littéraire de la métamorphose. De nombreux récits de transformations vont dès lors devenir des « métamorphoses » et Ovide va en faire un module de son catalogue.

2. Un jeu de langage

Il convient de donner une définition narrative propre à Ovide de la métamorphose. L’objectivation de cette forme narrative en sujet ¾ le même principe vaut pour l’inceste, l’infanticide etc. ¾ s’effectue à partir du langage.

L’écriture même de la métamorphose est la réalisation d’une comparaison épique ou d’une métaphore : là se trouve la matrice du récit.

C’est le cas par exemple dans l’histoire de Hyacinthe, livre X, 187-207, où la comparaison avec la fleur puis la couleur rouge du sang permettent le passage au lys martagon. Il en est de même de la pétrification des Propétides : la rougeur (rubor) suppose une sensibilité, pour que le sang monte au visage, et « avoir le sang dur » signifie être impudique ce que sont les Propétides dont « le(ur) sang durci ne rougissait plus le(ur) visage » ; tout se joue chez Ovide à l’intérieur même de la langue. De même pour Midas que son « écoute stupide » conduit à être affublé d’oreilles d’âne.

La métamorphose permet l’arrêt du temps narratif, le passage d’un récit individuel inscrit dans le temps à une sorte d’éternité, le temps immobile des « espèces ».
La métamorphose s’inscrit dans une poésie étiologique

Ovide accroche une série de figures sur des lieux, sur des objets, voire sur certains animaux. Céyx et Alcyone transformés en oiseaux présages de calme et de paix sur les mers, la nymphe Syrinx transformée en roseau vont resurgir aux yeux de ceux qui croient voir en mer des oiseaux ou qui verront des roseaux au bord d’une rivière.

Dans des récits hétérogènes, ces figures, que le principe du catalogue a isolées, sont des monumenta, des « points d’ancrage de la mémoire » à partir desquels Ovide fabrique ou associe des récits qui « réenchantent » en quelque sorte le monde, qui créent le plaisir de lire, de découvrir un univers dans lequel tout est possible, tout peut être métamorphose, tout est récit potentiel. Et n’est-ce pas ce que, dans le livre I de L’Ane d’or, cherche Lucius lorsqu’il va en Thessalie ? « un monde réenchanté » ? Après Ovide, le module narratif de la métamorphose est entré dans la culture !

III. Hétérogénéité des modèles narratifs

Ovide a réutilisé des récits appartenant à un tout autre type narratif pour le « métamorphoser » en un autre genre.

Analyse de quelques exemples

1. Myrha ou la tragédie

Le récit de Myrrha a été repris et analysé par Marcel DETIENNE dans son ouvrage sur la mythologie des aromates comme exemple de pratiques utilisant des plantes aphrodisiaques. [3]

La myrrhe est une plante aphrodisiaque utilisée comme parfum : la jeune fille, le jour de son mariage, suit les gestes rituels et se parfume de ce parfum à base de myrrhe. Myrrha est une « numphè excessive » : jeune fille en âge de se marier, elle commet cette faute de refuser de se marier, faute envers Vénus, qu’ainsi elle méprise (tout comme Atalante...). La punition ne saurait tarder : ce qui aurait dû se faire à l’extérieur ¾ séduction le jour du mariage ¾ va se faire à l’intérieur ¾ séduction dans l’inceste, séduction de celui qu’elle aurait dû garder à distance, son père ¾ Si l’on va plus loin dans le récit, après sa transformation en arbre à myrrhe, Myrrha donne naissance à Adonis, le dieu de l’érotisme non matrimonial. On voit bien ici la transversalité entre la plante, la femme, la divinité. La catégorie culturelle est hypertrophiée, Myrrha devenant plante devient parfum érotique.

Dans cette histoire, le genre littéraire que choisit Ovide est la tragédie. L’histoire de Myrrha comporte tous les éléments constitutifs d’une tragédie : le furor tragique qui envahit Myrrha (ce sont les Furies qui lui ont inspiré cet amour monstrueux), le monologue, très long, pendant lequel Myrrha hésite à commettre l’acte qui l’affole, la nourrice ¾ figure tragique traditionnelle ¾ qui apparaît au moment où la jeune fille va se tuer et la fait changer d’avis selon le code tragique, la poussant à commettre le scelus nefas.

Le lecteur romain repère ces modèles tragiques, codifiés par la tradition en « scènes » bien identifiables. Ovide montre ainsi qu’il peut transformer une tragédie en métamorphose, alors que traditionnellement, et contrairement à la pantomime, une tragédie ne peut se terminer par une métamorphose. Jeu culturel sur le genre, jeu culturel entre la Grèce et Rome rendu possible par une série de glissements, du grec au romain avec l’introduction par exemple d’une divinité bien romaine Juno Lucina, la déesse qui aide aux accouchements. Ne pourrait-on pas voir aussi dans la figure de la nourrice, celle de l’entremetteuse, figure de la comédie ?

2. Echo et Narcisse (livre III) ou la pantomime

Narcisse est une autre figure d’humain puni pour avoir refusé l’amour et condamné à être amoureux de son image. Écho, de son côté, punie par Junon pour avoir trop parlé ne peut que répéter les derniers mots prononcés.

Le récit présente donc deux personnages, eux-mêmes en miroir, jouant une pantomime à quatre personnages, quatre acteurs. Écho, par amour, répète les paroles de Narcisse qui croit parler à un autre mais ne fait que se parler à lui-même.

3. Orphée, X et XI : un catalogue dans le catalogue

Il s’agit d’une sorte de sous catalogue par emboîtement : les métamorphoses amoureuses constituent une sous-catégorie de la catégorie « Métamorphose ». Ovide récupère ainsi la figure emblématique de la poésie mélique grecque et lui consacre toute une partie de son poème par la voix d’Orphée. Mais pour faire entrer ce récit dans le catalogue, comment métamorphoser Orphée lui-même ? Le récit de son massacre au livre XI exige de trouver la parade à une objection attendue : pourquoi Orphée n’a-t-il pas chanté pour vaincre la fureur des Ménades ? Ovide résout le problème en ayant recours à une interférence, celle de la procession des Galles, prêtres eunuques, liée au culte de Cybèle à laquelle la flûte de Bérécynthe fait référence.

Ultime protection, Phébus métamorphose en pierre le serpent qui s’élance sur la tête d’Orphée échouée sur les rivages de Lesbos... centre de la poésie mélique. Ainsi Ovide permet-il à Orphée de vivre une sorte de « happy-end aux Enfers » puisqu’il « peut enfin se retourner sans crainte pour regarder son Eurydice. » L’histoire s’achève avec la métamorphose des Ménades elles-mêmes, arrêtées dans leur course et transformées en arbres.

Conclusion

Faut-il donner un « sens général » aux Métamorphoses, comme le fait Gilles Sauron pour lequel Ovide représenterait l’ordre et le désordre, le chaos du monde remis en ordre par Auguste ? Ce sens n’est-il pas plutôt un effet produit par la fiction ?

Faut-il construire une interprétation littéraire à partir de l’exil d’Ovide et accorder foi à ses déclarations sur l’écriture et la destruction de l’œuvre ? Il s’agirait plutôt d’une figure du « j’ai brûlé » que l’on retrouve pour l’Enéide et qu’il convient de lire comme le motif d’une modestie de l’inachèvement.
Dans ce cas, quel pourrait être le but d’Ovide : être reconnu pour avoir introduit, le premier, un nouveau genre à Rome, une sorte d’ « Epic Fantaisy » avant la lettre ? Est-ce cette invention qui aurait pu lui valoir la grâce ?

La figure du catalogue, comme forme littéraire sans clôture, système ouvert qui pourrait toujours être augmenté d’autres récits, car elle a une dimension arbitraire dans son inachèvement et possède en elle la potentialité d’un déploiement, constitue pour le lecteur d’aujourd’hui un des intérêts des Métamorphoses.
Les listes, séries, collections, catalogues sont liés à la catégorie du mémorable, au monumentum. En cela, l’inventaire du mémorable est une activité anthropologique. Et s’il renvoie à la tradition et à la pratique alexandrine, il devient chez Ovide une forme littéraire, une fiction littéraire.

Notes

[1Françoise Frontisi-Ducroux, L’Homme-cerf et la femme-araignée, Éditions Gallimard 2003

[2Marcel DETIENNE, Les jardins d’Adonis, La mythologie des aromates en Grèce, Éditions Gallimard, 1972.

[3Marcel DETIENNE, ibid. chapitre 1 : « Les parfums de l’Arabie »

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