Théâtre et représentation

, par BRISSEAU Virginie, LEGANGNEUX Patricia, collège Jean-Jaurès, Levallois-Perret

Quelques pistes pour aborder l’objet d’étude.

Pour associer le plus étroitement possible les deux termes de cet objet d’étude et ne pas se contenter d’offrir des images comme simples illustrations de scènes de théâtre, nous proposerons ici des groupements de textes ou des œuvres intégrales qui, soit nécessitent une réflexion sur la théâtralité inscrites dans leur projet d’écriture (L’île des esclaves de Marivaux, Le roi se meurt d’Ionesco), soit seront abordées d’emblée sous l’angle de la représentation (le personnage caché de la comédie à la tragédie, la figure du roi, du pouvoir en représentation à la représentation parodique du pouvoir).

Le personnage caché au théâtre.

Ce groupement de textes peut comporter les extraits suivants, mais cette liste est bien sûr seulement indicative :

 Molière, Tartuffe,IV, 5 (fin),6, scène où Orgon est caché sous la table.
 Beaumarchais, Le Mariage de Figaro,II, 12 scène où Chérubin est caché dans le cabinet de la Comtesse.
 Hugo, Angelo, tyran de Padoue : extrait de la 2ème journée, scène 5 où Catarina a caché son amant Rodolfo dans son oratoire. Elle y est surprise par la maîtresse de son mari, la Tisbe.
 Racine, Britannicus, II, 6 Néron assiste caché à l’entretien entre Junie et Britannicus.
 Edmond de Rostand, Cyrano de Bergerac, III,7 : la scène du balcon.

Ces textes comportent presque tous de nombreuses didascalies permettant de suivre le jeu, les déplacements, les intonations de voix des personnages, parfois ils font intervenir le hors scène (bruit dans le Mariage de Figaro), des accessoires ou éléments de décor (la table dans Tartuffe, un manteau oublié dans Angelo, tyran de Padoue). Ils nécessitent tous de bien comprendre comment les lieux sont installés et où se trouvent les personnages les uns par rapport aux autres. Ils permettent enfin de définir clairement la double énonciation propre au texte de théâtre, puisque le spectateur en sait toujours plus qu’au moins l’un des personnages présents.

Le deuxième intérêt de ce groupement est de réfléchir sur les conventions théâtrales d’un topos (l’amant ou le mari caché) revisité ici de façon à chaque fois singulière (deux hommes/une femme ou deux femmes /un homme par ex.), et à chaque fois avec des effets différents. On en arrive ainsi à s’interroger sur la notion de registre : comment la même situation peut-elle être comique, devenir dramatique, pathétique, tragique ? Comment le choix du lieu où se cache le personnage a-t-il une signification particulière ? Orgon sous la table est nécessairement ridicule, car il ne peut en sortir qu’à quatre pattes, Chérubin déjà déguisé en femme dans la scène précédente est féminisé par son emprisonnement dans le cabinet de toilette, Rodolfo est sous la protection divine dans l’oratoire de Catarina, Cyrano sous le balcon est aux pieds de Roxane divinisée, ce qui permet également une intertextualité avec la scène identique de Roméo et Juliette. Enfin, la porte derrière laquelle se cache Néron, insigne du pouvoir, devient encore plus menaçante pour les deux amants.

Les différentes éditions de Tartuffe proposent en général plusieurs images de cette scène et le site du Théâtre du Soleil en donne une photographie. Une mise en scène récente de la Comédie Française est disponible en vidéo. Pour chacune de ces versions, il faut analyser la place de la table par rapport au public, la possibilité ou non de voir un peu Orgon (les pieds qui dépassent, des mouvements de la nappe qui la recouvre), la taille de cette table (chez Mnouchkine, c’est une sorte de banc qui fait lit), les déplacements d’Elmire par rapport à elle, les moyens qu’elle utilise de s’adresser en fait à son mari, en se penchant sur la table, en lui donnant des coups, etc...

On peut faire le même travail comparatif avec deux versions filmées de Britannicus, celle de Gildas Bourdet (1982) et celle d’Alain Bézu (1999).

A titre d’exemple nous donnerons ici un questionnaire des scènes 4,5,6 de l’acte II de Britannicus, proposé en classe à des élèves de Seconde comme devoir bilan de ce groupement, après une lecture autonome complète de la pièce et comme préliminaire à l’étude de l’œuvre intégrale :

Questionnaire

1) La situation.

 Expliquez qui se cache dans la scène 6 et pourquoi.

 Quel personnage est dans une situation difficile et pourquoi ?

 Expliquez ce qu’est la double énonciation au théâtre. Pour quel personnage peut-on parler ici d’une triple énonciation ? Justifiez-vous.

2) Analyse de la scène 6.

 Trouvez dans le texte des allusions au personnage caché : montrez que l’un des personnages présents est naïf. Comment l’autre cherche-t-il au contraire à le prévenir d’un danger ?

 Relevez dans les répliques de Britannicus des allusions à l’attitude (à son jeu physique) de Junie. Pourquoi agit-elle ainsi ?

 Comment Britannicus réagit-il à l’attitude de Junie ? Justifiez-vous en analysant le vocabulaire qu’il emploie, les types de phrases, les actes de parole, le jeu des pronoms (quel est celui qu’il emploie le plus ?).

 Montrez que cette scène appartient au registre tragique.

3) Analyse d’une mise en scène (photo se trouvant dans l’édition des Classiques Hachette p. 66-67. Mise en scène de Jean Leuvrais, 1987).

 Analysez le décor et les costumes : à quelle époque se réfèrent-ils ? Quel est l’élément de décor le plus important, comment est-il mis en valeur ? Pourquoi avoir choisi cela (répondez en vous aidant de ce que vous avez retenu des lieux de la pièce)

 Décrivez, analysez et justifiez les attitudes des différents personnages présents.

Variations sur la figure du roi.

Il s’agirait ici de définir la problématique théâtrale de la figure du roi et de la royauté avec un certain nombre de textes et documents, avant par exemple de lire Le roi se meurt ou Ubu Roi en œuvre intégrale.
Deux manuels de troisième proposent des séquences avec des photos couleur : Nathan, Français 3ème, A mots ouverts, séquence intitulée : « Rois de tragédie » et Belin Français 3ème, une séquence intitulée « Pouvoir et abus de pouvoir ».

Pourquoi la royauté est-elle théâtrale ? Elle a besoin, même dans la réalité, de décors, de costumes et de mise en scène pour exister. Elle fonctionne à la fois comme spectacle et comme rituel, avec des répétitions attendues de gestes et de paroles autant du roi lui-même que de ses sujets. Ceux qui ont affaire au roi doivent manifester par des signes physiques, la distance qu’ils ont par rapport à lui, leur respect (rapport théâtral à l’espace + jeu).

Le théâtre va souligner les aspects spectaculaires et rituels, les renforcer, les exhiber, les manipuler pour rendre la royauté symbolique, symbolique de l’exercice tyranique ou vain du pouvoir. Le roi de théâtre n’est pas réaliste, il est donc également une pure figure de la théâtralité : si le théâtre exhibe les conventions de la royauté, inversement la figure du roi permet de s’interroger sur les conventions théâtrales.
Les attentes et les enjeux du rôle de roi au théâtre peuvent être définis à travers :

 Un extrait de L’impromptu de Versailles de Molière (sc. 1) :

« Qui fait les rois parmi vous ? - Voilà un acteur qui s’en démêle parfois. - Quoi ? ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu ! Qui soit entripaillé comme il faut, un roi d’une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu’un roi d’une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut. Mais que je l’entende réciter un peu une douzaine de vers. » _ Là-dessus le comédien aurait récité par exemple quelques vers de Nicomède :

Te le dirai-je, Araspe ? Il m’a trop bien servi ;

Augmentant mon pouvoir...

Le plus naturellement qu’il aurait été possible. Et le poète : « Comment ? Vous appelez cela réciter ? C’est se railler : il faut dire les choses avec emphase. Ecoutez-moi.
(Imitant Montfleury, comédien de l’Hôtel de Bourgogne) : Te le dirai-je, Araspe ?
Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l’approbation et fait faire le brouhaha.« - Un extrait de Au théâtre comme au théâtre de Yoland Simon, scène intitulée : »La raison du plus fou » (Edition des Quatre vents, 1992, réédité à l’Avant-Scène) :

LE FOU : Je suis LE FOU, le seul, l’unique. Au théâtre, il faut toujours être unique, n’est-ce pas ? Exemplaire. Eh bien moi, je suis LE FOU, comme le roi doit être LE ROI. Dans la vie, il y a des rois, de moins en moins il est vrai, mais il y en a. Alors, au théâtre, il y a LE ROI. (Il interpelle quelqu’un) Vous, Monsieur !

UN HOMME : Moi ?

LE FOU : Oui vous. Je vous vois bien en roi.

L’HOMME (qui commence à prendre la pose) : Vraiment ?

LE FOU : (le bousculant sans ménagement pour l’obliger à prendre une allure plus royale encore) Mais il faut être parfait.. Roi de haut en bas, de la perruque au bout des ongles ! Plus droit, Monsieur, plus droit.. Et le regard plus... plus.. royal. On ne sourit pas. Les lèvres serrées. Un peu de mépris aux commissures.. Bien, bien. C’est que, voyez-vous, il faut être parfaitement roi, totalement roi, absolument roi. Comme une carte à jouer.. Plus droit, encore une fois, plus droit le roi !

LA JEUNE FILLE : Et vous, le fou, vous commandez le roi ?

LE FOU : S’il est question de son image, le roi accepte tout. Sinon, c’est raté.

LA JEUNE FILLE : Raté ?

LE FOU : Oui, raté. Vous imaginez une entrée du Roi, et le public s’interrogeant : qui c’est celui-là ? Qu’est-ce qu’il fait ? Il vient d’où ? Il sort de quand ? Non, dès qu’il met hors de la coulisse le plus petit bout de cothurne, il faut qu’on sache que c’est le Roi, le Roi de toujours, le Roi de partout. Que le mensonge soit à hurler de vérité. Que l’on crie : c’est le Roi ! Vive le Roi ! A mort le Roi !

Juste après la lecture de ces deux premiers textes, on peut proposer aux élèves par groupes de 4 ou 5 de jouer une entrée muette du roi et de comparses (gardes, reine, courtisans etc..) et de les faire s’installer dans un espace qu’ils auraient disposé à leur convenance (utilisation ou non de l’estrade, d’une chaise, du bureau qui peut servir de podium), puis de se figer dans une image-tableau.

On commente les différentes propositions, on se demande lesquelles sont les plus efficaces, lesquelles permettent d’identifier aussitôt les personnages présents, grâce à quelle répartition dans l’espace, à quels gestes. Ensuite on donne les autres documents :

 La didascalie de décor du Roi se meurt ainsi que le début de la pièce quand les personnages sont présentés et introduits par le Garde.

 Un document sonore, l’enregistrement du monologue d’Auguste (Cinna, IV, 2) dit par Jean Vilar dans Théâtre aujourd’hui n°2.

  Des images. Par exemple, celle de la tragédie de Macbeth (mise en sc. de J. P. Vincent, 1985) dans Nathan 3ème p. 159 ; celle du Roi se meurt (mise en sc. de Werler, 1994) dans Belin 3ème, p. 194 ; des images d’Auguste dans des mises en scène de Cinna ou de Néron dans Britannicus (par ex. celle de Gildas Bourdet où Néron est Louis XIV) que l’on peut trouver dans les éditions classiques ou dans Théâtre aujourd’hui n°2, « Dire et représenter la tragédie classique », CNDP, 1993 ; des images d’Ubu Roi (par ex. les images de la mise en scène de B. Sobel en 2001).

A partir de ces différents documents, on essaiera de montrer que le roi est un corps conventionnel, majestueux, guindé, droit, avec un visage et un regard dominateur, une façon de parler : l’emphase dont parle Molière que l’on peut retrouver dans la déclamation solennelle du monologue d’Auguste par Jean Vilar où l’on entend autant la voix dominatrice que les doutes du pouvoir, les fêlures du rôle. Un corps affublé d’un costume somptueux ou du moins marqué par des éléments distinctifs (par ex. la pourpre, l’or), portant des accessoires : la couronne (de laurier pour l’empereur romain), le sceptre. Son arrivée est nécessairement remarquable, par une démarche, un parcours rituel, un cortège, etc..

Le roi occupe un espace fortement hiérarchisé avec le trône mis en évidence : le décor du Roi se meurt apparaît alors comme détournement de la convention. Le trône bien au milieu du panneau du fond, les deux petits trônes de part et d’autre, les deux petites portes qui s’opposent à la grande porte, les deux petites fenêtres en face à face proposent un espace géométriquement parfait. Tous les éléments signifiants la royauté sont présents, même la référence à une historicité royale : le Moyen-Âge et le temps de Louis XIV (musique). Mais sont introduits des éléments de désordre : « vaguement délabrée » ainsi que « un vieux garde » = l’ensemble n’a pas vraiment une allure royale.
Dans la première mise en scène du Roi se meurt de Werler (1994), il n’y a même pas de trône mais un podium de plusieurs marches recouvert de pourpre (le roi est donc toujours assis par terre et les autres personnages ne peuvent « respecter » de la même façon cet espace royal). Le roi porte un costume qui ressemble presque à un pyjama avec une longue tunique brodée d’or par-dessus. Il a des sortes de pantoufles aux pieds. La couronne entoure un bonnet rouge. Dans la deuxième mise en scène de Werler (2004, photo in Théâtres, oct-nov.2004), le décor est une salle du trône dévastée avec un siège à moitié brisé monté sur une estrade faite de planches superposées, semble-t-il en vrac. Le roi porte un pourpoint-jupe, des chausses blanches tirebouchonnées, un grand manteau chamarré rouge mais déguenillé dans le dos, et des charentaises rouges. Il est donc nettement ridicule, ressemble à un gros poupon, ce qui sera amplifié par le jeu de Michel Bouquet qui joue le vieillard retombé en enfance, à la limite de la sénilité.
Il s’agira ici de montrer (mais on peut aussi le faire avec des images d’Ubu roi) comment les codes sont encore visibles mais détournés, pour ridiculiser la figure du roi, la questionner et, à travers elle, questionner la condition humaine (thème particulier de Ionesco).

L’étape suivante consiste en la lecture analytique de différents extraits qui vont du roi envisagé tragiquement dans les tourments du pouvoir, au roi parodié dans l’exercice violent et tyrannique de cette puissance royale.

  Corneille, Cinna : II, 1,le roi en position de demande de conseils (cf. sur les images disponibles de cette scène comment sont placés les différents personnages par rapport au trône, l’ambiguïté d’une situation de communication où le « roi » devient un « ami ») et IV, 2 (écouter attentivement l’enregistrement de la voix de Vilar et réfléchir aux changements d’intonations, de rythmes correspondant aux deux fonctions de ce monologue, à la fois lyrique et délibératif).

  Jarry, Ubu Roi : III, 2 la mise à mort des nobles avec la gestuelle mécanique, grand guignolesque du passage à la trappe. Dans cette parodie de procès, Ubu essaie d’abord de donner une certaine solennité à ses actes royaux, mais la machine s’emballe en quelque sorte, et la scène finit en jeu de massacre où les nobles sont des marionnettes broyées par le pouvoir tyrannique.

  Ionesco, Macbett, p. 51-54 : le roi Duncan donne un thé à sa femme et lui offre le spectacle de l’exécution de milliers de traîtres. La superposition de l’espace convivial du thé et de l’espace de mort, avec des centaines de guillotines qui doivent apparaître progressivement, rend à la fois grotesque et horrible l’ensemble de la scène. En même temps que se joue une parodie tragique de procès, lady Duncan séduit Macbett, lui fait du pied sous la table et sous le nez de son mari, selon la tradition du vaudeville.

Le Roi se meurt : ritualité et théâtralité.

Nous donnerons ici quelques pistes pour aborder d’un point de vue dramaturgique et spectaculaire la lecture intégrale du Roi se meurt. L’intérêt de ce texte, comme de tous les textes de Ionesco, est qu’il comporte beaucoup de didascalies : l’auteur écrit en pensant à la représentation et ne veut pas la laisser à la libre interprétation du metteur en scène.

La conception que Ionesco a de la théâtralité : Ionesco recherche avant tout l’émotion par le langage du corps et de l’espace. Il fait appel à des successions d’images qui doivent toucher directement l’inconscient. Il veut provoquer chez le spectateur un étonnement fondamental, c’est pourquoi il joue avec l’extraordinaire, qui passe à travers des phénomènes de prolifération (d’objets par ex. ou de rhinocéros), ou de métamorphose. Les idées doivent toujours être matérialisées en images concrètes.
Sur les registres comiques ou tragiques : « Sur un texte insensé, absurde, comique, on peut greffer une mise en scène, une interprétation grave, solennelle, cérémonieuse. Par contre, pour éviter le ridicule et les larmes faciles de la sensiblerie, on peut, sur un texte dramatique, greffer une interprétation clownesque, souligner par la farce, le sens tragique d’une pièce. » Notes et contre-notes, p. 60-61.

La ritualité a également une grande importance dans ses œuvres : la peur de la réalité pousse en effet les personnages à se réfugier dans un rite qui n’a rien perdu de sa signification ni de sa fonctionnalité, malgré l’univers absurde dans lequel ils sont plongés. Ionesco s’oppose enfin à Brecht dans sa conception du théâtre : son but n’est pas de raconter une histoire mais de répéter inlassablement des schémas symboliques qui tiennent lieu d’action.

Ainsi, dans Le Roi se meurt (pagination de l’édition Folio), l’apprentissage à la mort consiste dans la soumission à un cérémonial dont Marguerite connaît et fixe les étapes. Il s’agit en fait d’abandonner le désordre de la vie, l’oubli de la règle dans lequel Marie a plongé Bérenger pour accéder à une sorte de cérémonial finalement proche de celui de la royauté :

 p. 23 « Il faut que cela se passe convenablement. Que ce soit une réussite, un triomphe. »
 p. 51 « le garde : La cérémonie commence ».
 L’idée du rituel est indiquée dans une didascalie p. 78 pour dire des répliques comme lors d’une cérémonie religieuse. On peut ainsi analyser plusieurs moments de ce rituel et le rôle qu’y jouent le garde (il en annonce les étapes) ou Juliette tantôt servante tantôt infirmière.
 p. 63-65 : accepter de se débarrasser des insignes du pouvoir et de s’asseoir dans le fauteuil d’infirme.
 p. 86-87 : faire avec Juliette le bilan d’une vie humaine.
 p. 107-108 : le garde passe en revue les œuvres du roi pendant que Juliette le promène dans le fauteuil (opposition visuelle entre le pouvoir passé et l’infirmité présente, la conquête du monde avec les machines inventées et le voyage immobile, en rond dans la salle du trône délabrée).
 p. 121-123 : le moment pathétique où il ne reconnaît plus Marie, où il se lève du fauteuil et prend une démarche mécanique, saccadée.

A chaque étape de ce rituel, le corps du roi se dégrade, devient faible, incontrôlé, ses mouvements, ses déplacements sont peu à peu pris en charge par les autres personnages. La progression de l’agonie va se jouer à travers la montée difficile de Bérenger vers le trône, et ses essais de marche avec chutes, scène qui est répétée à plusieurs reprises dans le texte, et de façon de plus en plus pathétique, mais la dernière marquera la victoire de l’acceptation. Possibilité de lire la trame de la pièce à travers les didascalies de déplacement de Bérenger :

1ère p. 34 : « il réussit péniblement à s’asseoir »
p. 42-45 : chutes, perd sa couronne et son sceptre
p. 58 : se déplace vers la fenêtre
p. 62 : Juliette apporte le fauteuil d’infirme que le roi refuse d’abord d’utiliser
p. 63 : il n’arrive pas à monter les marches du trône. S’assied sur le trône de le Reine.
p. 66 : il va se mettre « difficilement » sur l’autre petit trône
p. 85-86 : il essaie de monter sur son trône = échec. S’écroule dans le fauteuil d’infirme.
p.107-112 : Juliette le promène.
p. 123 : se relève avec des gestes mécaniques. Il est devenu aveugle et doit être guidé par Juliette. Enfin c’est Marguerite qui diriger son dernier parcours comme un metteur en scène p. 135. Il monte les marches et va s’asseoir sur le trône : ascension pour atteindre sa propre verticalité : « monte plus haut, encore plus haut » (p. 136). Puis immobilité absolue qui correspond à la disparition progressive de l’espace auquel se substitue une lumière grise qui s’efface à son tour = évacuation de l’espace et du temps.

Le rapport à l’espace est enfin essentiel : correspondance entre l’agonie de Bérenger et la dégradation de l’espace hors-scène, ainsi que le rétrécissement de l’espace scénique visible :

 p. 15 : radiateurs en panne, soleil en retard, nuages, fissure dans le mur.
 p. 23 : qui s’agrandira avec les battements du cœur du roi .
 p. 119 : « son palais est en ruines. Ses terres en friche. » La disparition du moi coïncide avec la disparition du monde extérieur dont ce moi n’a plus conscience. C’est ainsi que Ionesco envisage le thème de sa pièce : « chaque fois qu’un homme meurt, il a le sentiment que le monde entier s’écroule, disparaît avec lui. »
La salle du trône est délabrée et il est prévu qu’elle disparaisse peu à peu (un metteur en scène, J. Lavelli, en 1976, avait même prévu une structure gonflable qui se dégonflait). La musique off doit varier également : musique du 17ème au début ; le garde réclame la musique à l’entrée du roi (p. 29) ; Bérenger réclame les fanfares (p. 84) et des « sortes de fanfares très faibles » ; faible écho (p. 59 : « le roi va mourir », « au secours »).
Finalement, c’est le cœur du roi qu’on va entendre et qui va fissurer davantage le mur (p. 119).

Exemple de lecture analytique des pages 42-45. Le rapport du texte au spectacle : un corps de roi qui ne se contrôle plus.

I. La déchéance du roi.

  • Ses gestes contredisent ses paroles.

Il est d’abord assis sur son trône et l’exercice, l’expression de son pouvoir va être de se lever : identification « je veux/ je peux ». Il n’en est plus à ordonner à d’autres d’agir : on le lui ordonne (« lève-toi ») et il doit montrer qu’il est encore capable de le faire.
Mais dès le départ, ce simple mouvement est pénible : didascalie « il fait un grand effort en grimaçant » contredite par la phrase de Marie : « tu vois comme c’est simple » reprise par le roi lui-même, qui prend les autres à témoin : « vous voyez comme c’est simple » .
Aussitôt alors qu’il triomphe et répète « je peux tout seul », il s’effondre et se relève encore plus péniblement, encore seul, mais appuyé sur son sceptre = détournement pathétique de l’accessoire qui est preuve de son pouvoir. _ Il y a plusieurs chutes et plusieurs gestes pour se relever, l’un fait même tomber la couronne, autre signe de la perte de l’identité de roi : dans ses propos, mélange d’illusion (« j’avais glissé tout simplement », « cela peut arriver. Cela arrive ») et de lucidité : « ma couronne ! C’est mauvais signe » répété + le sceptre qui finit aussi par lui échapper, il n’arrive plus à le tenir. On ne sait pas comment il finit : à nouveau assis sur son trône ?

  • Le guignol tragique.

Mélange de registres dans cette scène : le guignol = référence aux marionnettes. Idée de gestes mécaniques, incontrôlés, répétés et comiques = l’absurde.

Ce qui renforce le comique de répétition, c’est que le garde crie en même temps « vive le Roi et Le roi se meurt ou »le Roi est mort« = à la fois célèbre sa puissance et annonce prématurément sa mort. Le Roi lui-même traite les autres de »farceurs, conjurés, bolcheviques" = semblant d’autorité absurde : ce qui frappe son corps, est forcément provoqué par un complot.

Tragique = le pathétique (le roi a beau se débattre, il n’arrive plus à contrôler son corps, il n’a même plus de pouvoir sur lui-même) + idée que c’est inéluctable, que la mort l’attend au bout = le discours du médecin qui lui enjoint : « soyez lucide. Allons, un peu de courage ». La résignation appartient aussi au registre tragique, alors que les efforts vains, stériles sont pathétiques.

II. Le rôle des autres personnages : l’accompagnement à la mort.

Marie et Juliette essaient de nier la déchéance du roi : Juliette veut soutenir le Roi lors de sa première chute, puis elle fait des allées et venues, elle reparaît à chaque fois pour encourager le roi en criant « vive le Roi », au contraire du garde qui passe de « vive le Roi » à l’annonce de la mort. On a l’impression que c’est elle qui pousse celui-ci à finir sur « Vive le Roi ! »
C’est Marie qui a le rôle le plus actif : presque toutes ses répliques sont adressées en particulier au roi (1ère didascalie) : elle encourage le Roi à se lever (les impératifs : « lève-toi », « relève-toi », « n’y crois pas, tiens-le.. ferme le poing »). Elle refuse le « Roi se meurt » du garde et tente d’imposer « Vive le Roi ». Elle s’occupe des deux accessoires, le sceptre et la couronne, qu’elle remet en place. Elle tient un discours rassurant : « tu vois comme c’est simple »... « vous voyez, cela va mieux. »

Marguerite et le médecin sont au contraire du coté de la mort et de la lucidité. Ils sont complices : plusieurs didascalies indiquent qu’ils parlent entre eux, que ce soit pour confirmer le diagnostic : « c’est le mieux de la fin » ou pour essayer de limiter le pouvoir de Marie : « il faut la calmer celle-là... elle ne doit plus parler sans notre permission ».
Ce sont eux (surtout Marguerite) qui ont le pouvoir réel, qui décident du sort des autres, et en particulier du roi. Ils prennent les choses en main dans la 2ème partie de l’extrait, quand Marie cesse d’agir après « elle ne doit plus parler » (didascalie : « Marie s’immobilise »).
Marguerite refuse de considérer les mouvements du Roi comme de bons signes : « quelle comédie » insiste sur l’aspect artificiel de la scène, ainsi que le registre « comique » = on est au théâtre (exhibition de la théâtralité) et les efforts du roi sont fictifs.
Elle aussi adopte des phrases injonctives pour s’adresser au roi : « finie la réussite. Tu dois t’en rendre compte ».. « tu devais t’y attendre ». Elle insiste sur la nécessité d’accepter la situation.
Le médecin fait le lien entre les événements à l’extérieur du palais et la santé du roi : monde fantastique où le temps n’existe plus : « une dizaine d’années, ou il y a trois jours » gagné = perdu ; perdu = reperdu. La ruine s’étend partout : « récoltes ont pourri... désert a envahi... fusées ne partent plus... retombent. » = signes à la fois agricoles et techniques, ce qui faisait la force économique, la puissance d’un pays. La santé du roi se mesure à tous ces éléments extérieurs : les « accidents techniques » sont comme les « courbatures, douleurs ».
Ce médecin n’est donc qu’un pseudo-scientifique : il parle de « signe » et c’est aussi un astrologue. Il annonce la mort du roi, plus qu’il n’essaie de la retarder ou de l’empêcher.

CCL : Dans cette scène, il est important d’opposer l’agitation vaine de Marie autour des efforts pénibles du roi à la distance immobile de Marguerite et du médecin qui ont tout prévu et regardent cela comme un spectacle lamentable où l’on perd son temps. Mais justement, l’heure et demie de spectacle n’est-elle pas une façon d’arrêter le temps ?

L’île des esclaves, mis en scène par I.Brook.

 Avant le spectacle (et peut-être même avant la lecture de l’œuvre).

On peut imaginer de proposer un exercice d’images-tableaux montrant la relation maître/serviteur avec toutes sortes d’accessoires. Par deux, les élèves prennent chacun un objet (l’un caractéristique du maître, l’autre du serviteur), et se mettent dans une posture indiquant clairement le rôle de chacun. Puis, l’objet appartenant au maître est laissé au sol. Le serviteur entre et, se croyant seul, s’empare de l’objet pour imiter son maître. Celui-ci arrive et le surprend : comment réagit-il ?
Ces exercices permettent de réfléchir autant aux activités imparties à chacun, qu’au rapport au corps (corps dominateur dans la verticalité/corps soumis tourné vers le bas), au regard, la façon dont l’autorité ou la soumission se disent sans parole. Le changement d’accessoire induit soit une forme de révolte du serviteur ou au contraire montre sa fascination pour celui qui le domine. En général, le maître réagit très violemment à cette imitation et renvoie son serviteur à sa fonction première, voire l’humilie davantage encore.

 Voir le spectacle.

Plus difficile que l’analyse d’images fixes ou de vidéo, l’exploitation d’un spectacle demande une préparation et exige un gros effort de mémoire de la part des élèves comme du professeur. Il sera d’ailleurs intéressant de noter que chaque spectateur est sensible à des éléments différents du spectacle. Pour aider à cet effort de mémorisation, il peut être utile de donner un questionnaire aux élèves avant la sortie pour orienter leur attention sur les différents aspects d’une représentation : le décor, les lumières, les costumes, les maquillages, la musique, le jeu des acteurs, l’utilisation de tel ou tel accessoire.
Le livre de Chantal Dulibine et Bernard Grosjean, Coups de théâtre en classe entière (CRDP de Créteil, 2004) propose un questionnaire très complet (p. 238-239).
On peut imaginer aussi répartir les élèves par groupes chargés d’être plus particulièrement attentifs à telle ou telle scène (il n’y en a que 10 dans L’île des esclaves) qu’ils pourraient ensuite commenter devant leurs camarades et, pourquoi pas, en rejouer un court extrait en retrouvant certains gestes des acteurs.

 Le théâtre dans le théâtre.

Certes, L’île des esclaves peut être abordée d’un point de vue argumentatif autour de l’idée d’utopie ou de réflexion sur les rapports sociaux au XVIIIe siècle. Mais l’on peut prendre un biais plus spectaculaire pour faire ressortir ce « message ». A plusieurs reprises, il est d’ailleurs question de se donner la comédie :

sc. 3, Cléanthis : « je vous ai diverti, j’en suis bien aise »
sc. 5, Arlequin : « vous demandez la comédie.. ma foi, c’est une farce.. nous en rirons. » Le personnage même d’Arlequin issu de la commedia dell’arte inscrit la pièce dans une tradition théâtrale de farce.

C’est bien le parti pris d’Irina Brook. Pour exhiber la théâtralité de l’œuvre, elle a fait appel à l’esthétique du film burlesque, du cirque (les clowns) ou du music-hall, donnant un rythme trépidant à l’action envisagée comme un jeu permanent (par ex., le passage de danse de la sc. 5 est un numéro de music-hall où Iphicrate est entraîné par Trivelin et Arlequin). D’ailleurs, l’épée d’Iphicrate est remplacée par le gendarme de théâtre, bâton qui servait à frapper autrefois les trois coups.

  • Penser d’abord l’île en terme de lieu à définir spatialement.

La didascalie initiale indique : « une mer et des rochers d’un côté, et de l’autre quelques arbres et des rochers. » On a donc à la fois un lieu sauvage, difficile d’accès et dont on ne peut s’échapper et de l’autre quelques éléments de civilisation, mais les habitants seront représentés par le seul Trivelin, et les maisons ne sont utilisées par les personnages que dans le hors-scène pour se changer (fin sc. 2) : ils sont bloqués en quelque sorte à mi-chemin entre l’eau et la cité, en perpétuelle tension entre l’envie de repartir pour les uns et l’envie de s’installer ici pour les autres.
Le décor choisi par I. Brook refuse des références aussi réalistes ; il affiche au contraire son artificialité : un monticule de sable recouvert d’un drapé de velours rouge (= un rideau de théâtre) occupe le centre de la scène et rend visible les murs du théâtre, les acteurs sont en partie visibles quand ils sont en coulisses (derrière le monticule) pour se changer. Le sol est partiellement recouvert de sable. En avant-scène, une grande malle cache une trappe par laquelle apparaîtront, comme par magie, Trivelin, puis les accessoires nécessaires au jeu : table, fauteuil, chaises, etc... Aucune recherche de réalisme donc dans ce décor : seul le sable rappelle que l’action se passe sur une île, et le monticule insiste sur le fait qu’au-delà de ce décor, il n’y a rien (les maîtres font une fois le geste de l’escalader pour s’échapper, mais c’est en vain leur rappelle Trivelin). C’est un pur espace de jeu et d’expérimentation des relations. L’espace théâtral est le seul lieu de l’utopie, du non-lieu.

La première scène pourrait être analysée suivant cette problématique spatiale : un lieu qui pour l’un est angoissant, et pour l’autre libérateur. Se demander ce que cela implique en termes de déplacements, d’exploration de cet espace.
Dans la mise en scène d’I. Brook, Iphicrate, totalement en décalage avec son costume de citadin et son gros manteau, s’agite, essaie de communiquer avec le monde extérieur par le biais d’un téléphone portable en panne et d’un appareil de radio qui diffuse des musiques orientales, exotiques (cette radio deviendra une charge d’esclave posée sur son dos, sc. 5). Il essaie également de s’orienter avec une carte et un guide qu’il consulte. Il monte sur le monticule, regarde vers la salle avec des jumelles, forme d’appel à l’aide dérisoire aux spectateurs.
Pendant ce temps, Arlequin se met à l’aise (enlève chaussures et chaussettes), explore tranquillement la malle dont il sort toutes sortes d’objets (crabe, étoile de mer, et surtout un crâne qui est un clin d’œil à Hamlet, mais est interprété par Iphicrate comme une image de sa mort prochaine). Il s’apprête même à se « jeter à l’eau », le bord de la scène, puis s’installe tranquillement pour boire sa bouteille une fois qu’il a compris où il était. Le rapport totalement opposé des deux personnages à l’espace indique donc nettement les tensions qui vont s’y jouer. La désobéissance d’Arlequin est d’abord un refus de suivre son maître dans une recherche d’autres survivants ou de moyens de s’échapper.

  • Des rôles clairement définis.

Irina Brook invente un prologue montrant les relations avant l’arrivée sur l’île, prologue que l’on pourra mettre en relation avec le jeu proposé aux élèves en début de séquence : quatre chaises ont été installées dos à dos et les vêtements des maîtres y sont posés. Les deux couples arrivent et les serviteurs habillent leurs maîtres, ceux-ci se montrent agacés, violents, face aux maladresses des deux autres qui sont ensuite chargés de porter les valises. Les chaises sont alors disposées face public deux par deux, Trivelin accueille les voyageurs dans cet « avion » improvisé (modernisation de l’histoire que l’on pourra discuter avec les élèves, est-elle utile ou démagogique ?). Il y a d’abord conflit pour savoir qui va s’installer aux sièges avant, ce sont les maîtres qui s’octroient finalement ces places, après en avoir rejeté brutalement les serviteurs.
Cette première scène explique ainsi le mode de relation tyrannique que les serviteurs avaient à subir, l’humiliation permanente, la brutalité, l’opposition entre travail et oisiveté. La séance d’habillement insiste sur le rôle des apparences sociales, les formes de séduction qu’elles impliquent. Les costumes ridicules des serviteurs habillés et maquillés en clowns avec des couleurs très vives (rouge/orange pour Cléanthis et bleu/vert pour Arlequin avec un pull et un bonnet à carreaux faisant référence à son modèle de la commedia ; tous deux portent de grosses chaussures) tranchent avec les vêtements chic et luxueux des maîtres (robe de soie décolletée, fourrure, boa, bijoux, costume classique, chapeaux, chaîne de montre, bottines blanches pour la femme et chaussures en croco bicolores pour l’homme). Le premier changement de costume à vue sera l’échange bonnet/chapeau pour les hommes et bonnet/boa pour les femmes (fin sc. 2), et c’est son bonnet qu’Arlequin récupère également quand il veut reprendre son rôle sc. 9. Marivaux ne donne aucune indication dans ce sens. Le couvre-chef est un accessoire de théâtre pratique et immédiatement parlant, et il fait peut-être référence ici, mais en l’inversant, au bonnet phrygien des affranchis de la Rome antique devenu symbole des révolutionnaires.

  • Des jeux de miroir.

Les scènes 3 et 6 peuvent être analysées comme des scènes de théâtre dans le théâtre. Le long portrait que Cléanthis brosse de sa maîtresse dans la scène 3 doit non seulement être étudié d’un point de vue rhétorique mais aussi sur le plan du jeu et de la gestuelle. Irina Brook a eu la bonne idée de faire jouer son rôle à une Euphrosine transformée en marionnette par la magie de Trivelin : d’abord installée sur les genoux de Cléanthis, sa tête et son visage sont manipulés par la servante et elle fait ce qui est décrit (« Madame parle, Madame rit, etc.. »).
Puis la sortie est jouée avec une Cléanthis devenue cheval qui mène une Euphrosine continuant à jouer son rôle et minaudant vers la salle. Enfin pour la scène de la « maladie » où Euphrosine est censée recevoir une amie puis la scène de la séduction avec un homme, Euphrosine dit ses propres répliques, tandis que Cléanthis est l’amie puis l’amant.
Cette mise en scène dynamise le portrait, nous transporte dans la vie passée des deux femmes et insiste sur l’artificialité de la maîtresse qui est sans cesse en représentation. La rapidité du jeu montre aussi le caractère instable, changeant, capricieux d’Euphrosine, qui soit est gaie, volubile, hyperactive, soir maussade, et incapable de se regarder dans une glace (son visage est alors enveloppé dans son boa comme momifié).
A intervalles réguliers, Euphrosine retrouve sa lucidité pour se plaindre, mais Trivelin relance la machine. Il est d’ailleurs intéressant de se demander où il est placé, lui qui est à la fois spectateur et juge impartial. Il ne se laisse pas gagner par les émotions de Cléanthis, de plus en plus virulente et finit par lui faire quitter la scène. Il encourage Euphrosine et compatit à sa souffrance. Dans le spectacle, il est installé dans le fauteuil pour assister au spectacle.
La scène de parodie de séduction de la scène 6 entre Cléanthis et Arlequin se joue devant les seuls maîtres et à l’initiative des serviteurs. Cléanthis veut se donner le pur plaisir de vivre comme sa maîtresse. Irina Brook a même imaginé qu’en plus de prendre la robe de soie d’Euphrosine, elle s’était couverte de bijoux (colliers, diadème), alors qu’Arlequin n’a pris que la chemise blanche et le pantalon noir d’Iphicrate qu’ils portent de façon décontractée (chemise ouverte et pas de souliers). C’est la servante enfin qui met en scène la galanterie : elle décide des rôles (« c’est à vous à faire vos diligences ; me voilà, je vous attends »), du type de langage à utiliser (« traitons l’amour à la grande manière.. allons-y poliment ») et de la mise en espace (« qu’on nous apporte des sièges pour prendre l’air assis.. »), mais comme Iphicrate rechigne à apporter des chaises, elle décide de marcher (« promenons-nous plutôt de cette manière-là »). Ce changement d’idée est un indice de son intérêt pour Iphicrate qu’elle ne veut pas humilier, alors qu’elle ne s’en est pas privée pour sa maîtresse. I. Brook ne montre pas cela : les deux maîtres ont les chaises à la main, et les serviteurs semblent ne pas savoir où les placer, donc décident de marcher.
La mise en scène d’I. Brook exagère de façon ridicule les mimiques et contorsions de Cléanthis pour jouer à la grande dame, tandis qu’Arlequin n’est capable que de naturel. Il a un rapport au corps grivois et cherche sans cesse à réduire la distance physique que Cléanthis, selon les convenances sociales, voudrait lui imposer. Pour l’aider, Cléanthis lui dessine même les moustaches de son maître sur le visage, le repousse plusieurs fois, mais elle-même s’agace de tant de manières : « je vous dispense des compliments. » Le geste conventionnel de l’amant agenouillé avait déjà été joué par Cléanthis dans la sc. 3 quand elle imitait un amant d’Euphrosine, mais ici il marque la limite que se donne Arlequin, qui décide d’arrêter là le jeu. Le spectacle est donc aussi vite démonté que monté, car il ne satisfait ni les acteurs ni les spectateurs : dans le spectacle d’I. Brook, les maîtres sont assis an haut du monticule et tournent le dos à leurs serviteurs.

  • La rupture de ton.

La scène 8 où Arlequin échoue à séduire Euphrosine marque le tournant sérieux de la pièce. Cette scène montre une inversion progressive du rapport de force marquée par la différence de longueur des répliques et, dans le jeu, une grande animation d’Arlequin au début et sa réduction au silence et à l’impuissance à la fin. Euphrosine qui essaie de se défendre d’abord avec le mépris finit avec un ton paternaliste : elle retrouve le tutoiement et l’appelle « mon enfant ». Arlequin, face à une femme froide, puis en pleurs, perd ses moyens.
Irina Brook a appuyé ces écarts de ton : Arlequin arrive en conquérant avec un plateau supportant des flûtes à champagne, il joue un véritable ballet. Il a apporté une chemise rouge qui sert d’abord de nappe puis, il essaie de l’enfiler et n’y arrive pas, s’en drape simplement après avoir enlevé comme dans une séance de strip-tease sa chemise blanche. Euphrosine est prostrée dans son fauteuil, affolée, et en larmes. D’abord ridicule aussi dans cette attitude de poupée (Cléanthis l’a coiffée avec une queue de cheval mise de côté), elle prend véritablement la posture de la victime à la fin de la scène et peut sortir sans qu’Arlequin fasse un geste pour la retenir. Il faut cependant remarquer qu’à cause du registre burlesque de cette mise en scène, on est davantage dans une scène mélodramatique que pathétique.
Le discours de Cléanthis dans la sc. 10 est le moment « politique » de la pièce. Le revirement est obtenu de Cléanthis contre son gré. L’actrice d’Irina Brook souligne sa violence et sa rancœur avec les intonations de sa voix. Elle rend, au fur et à mesure qu’elle énumère les biens des riches, ses bijoux à sa maîtresse. Elle utilise le fauteuil comme une tribune, pour lancer son discours à une plus vaste assemblée. La disposition des personnages dans l’espace est significative : les deux maîtres sur la droite, et elle est tournée vers eux, Arlequin à gauche, et Trivelin en arrière-plan. Les embrassades et les pleurs qui viennent ensuite semblent bien forcés : d’ailleurs Iphicrate donne un mouchoir à Euphrosine qu’elle devrait donner à sa servante et qu’elle garde pour elle !
Malgré tout, Irina Brook termine son spectacle par un épilogue muet sur fond musical de gospel : un pique-nique de la réconciliation réunit tout le monde. Les personnages sont tous habillés en blanc, image d’un paradis retrouvé où il n’y a plus ni hiérarchie, ni place imposée (tous sont assis par terre à la différence du prologue avec les chaises) : Euphrosine séduit alors ouvertement Arlequin ! Trivelin, installé sur la butte, jette un regard bienveillant sur son œuvre, telle une sorte de dieu tutélaire.

Conclusion.

Pour terminer sur cette séquence, on peut faire le bilan des relations entre les personnages et distinguer les deux couples maîtres/serviteurs. Arlequin, personnage de théâtre dont on pourrait attendre une capacité de métamorphose, ne quitte en fait jamais son rôle, ne se prend jamais au sérieux dans celui de maître. Personnage de farce, il est sans cesse dans le rire, la danse, la chanson. En face de lui Iphicrate, désarmé en fait par sa désinvolture, est dans une impuissance totale jusqu’à la sc. 9 où il ne réintègre son rôle que parce qu’Arlequin le lui rend.
Au contraire, Cléanthis veut se venger d’Euphrosine et devient de plus en plus violente, hargneuse. Dans la mise en scène d’I. Brook, elle est souvent brutale, emportée avec Euphrosine, en particulier dans la sc. 7 où elle lui donne ses instructions pour se laisser séduire par Arlequin. De façon paradoxale, elle le fait en la coiffant (elle reprend donc son rôle de servante), mais manipule la brosse avec violence et lui tire les cheveux. Euphrosine est un personnage qui joue sur les sentiments en permanence, essayant d’attendrir Trivelin ou Cléanthis.
Enfin, Trivelin est le véritable sujet de la pièce, celui qui a un projet et en établit les règles : son arrivée hors de la malle dans la mise en scène d’I. Brook en fait une sorte de génie magicien oriental. Il viendra faire son discours final de la sc. 11 face public pendant que les acteurs vont changer définitivement de costume. Cette façon de proclamer un discours montre que l’intérêt de la pièce n’est pas dans l’itinéraire individuel des personnages, mais dans le projet collectif qu’elle propose.

Bibliographie

Anne UBERSFELD, Lire le théâtre, Edition sociales, 1982 et L’Ecole du spectateur, Editions sociales, 1991

Marie-Claude HUBERT, Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années cinquante (Ionesco, Beckett, Adamov), Corti, 1987

Chantal DULIBINE et Bernard GROSJEAN, Coups de théâtre en classe entière, CRDP de Créteil, 2004

Patricia VASSEUR-LEGANGNEUX, « Britannicus de Racine », Ecole des Lettres, n°9,2003-2004

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