Conférence sur Le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot

, par LAVEZZI Elisabeth, Institut de Littérature Française, UFR de Langues et Littératures Françaises et Latines, Université de Paris III Sorbonne-Nouvelle, Centre « Censier » Rue Santeuil, Paris

Avertissement au lecteur

Le propos qui suit n’est pas rédigé en vue d’être un texte écrit, mais il constitue une préparation à un exposé oral ; en dépit de quelques remaniements que j’ai ajoutés pour le rendre plus aisément « lisible », il manque de certaines qualités que l’écrit exigerait. Mais, d’une part, je ne veux pas vous faire parvenir ce texte pas trop tard, et, d’autre part, le genre qui est en train de se créer et qui pourrait s’appeler « le texte sur Internet », et le style nouveau que ce support de communication fait émerger, se caractérisent par la licence -dont j’userai !

Voici donc ce que j’avais préparé pour vous l’exposer et en discuter. Comme l’échange qui devait suivre n’a pas eu lieu, je vous propose de me faire part de vos questions par écrit à mon adresse professionnelle ; le débat sera certes peu vivant, et je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à toutes vos questions ; du moins j’y réfléchirai.

Introduction

Eléments de bibliographie

Je ne reviens pas sur les divers éléments de présentation du texte qui se trouvent :

 dans l’édition de Michel Delon en « Folio classique » (Gallimard, Paris, 2002) C’est l’édition à laquelle je me réfèrerai.
 dans l’ouvrage écrit par Michel Bideaux et paru dans la « Bibliothèque Gallimard » (Gallimard, Paris, 2002)

Tous deux proposent des informations et des documents précieux dont on peut tirer profit ; ce qui me semble surtout intéressant ce sont :

 la citation intégrale du compte-rendu initial que fait Diderot sur le livre de Bougainville, et qui constitue le noyau à partir duquel le texte que nous étudions s’est élaboré. (Bideaux, p. 10-19, et Delon p. 150-157) Ce texte, qui était difficile à trouver, est ainsi devenu facilement accessible ; il ne faut pas rater l’occasion, notre travail est, hélas, soumis souvent au phénomène de la publication qui obéit à une logique étrangère à notre curiosité ;
 le passage de Wallis (Bideaux, p. 61-64)
 dans le groupement de textes, on retiendra surtout le texte de Commerson (Bideaux, p. 154-160)
 des extraits des contributions de Diderot à l’Histoire des deux Indes (Delon p. 157-161)
 la citation des chap. du Voyage qui concernent Tahiti (Delon p. 117-150) ; mais l’édition complète est facilement accessible en format de poche (Folio n°1385 éd. de J. Proust par ex., mais d’autres éditions existent)

Pour ma part, je me réfèrerai surtout aux textes et éditions suivants :

 les deux contes qui avec le Supplément au Voyage constituent le triptyque : Ceci n’est pas un conte et Mme de la Carlière (p. 123-146 et p. 147-173 dans l’éd. de Lucette Pérol Contes et entretiens, G. F., Paris, 1977)
 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité de J.-J. Rousseau (éd. de Jean Starobinski, Folio essais, Gallimard, Paris, 1985)

Problématique adoptée

J’ai pris un parti simple qui consiste à vous présenter ce à quoi je suis sensible dans ce texte, et à vous proposer un ensemble de remarques qui, vous le verrez, parfois reprennent et prolongent certains aspects des propos de M. Bideaux ou M. Delon, parfois s’y opposent, et parfois encore relèvent de constats ou de questions tout à fait différents. A vous de juger ce qui est le plus susceptible de conduire vos élèves à lire et relire le texte, et à y réfléchir.

Je partirai du principe de lucidité qui impose le constat suivant : il est impossible de tout dire sur une œuvre -le commentaire exhaustif est illusoire ; du moins m’efforcerai-je de mener une lecture cohérente et étayée sur une connaissance précise du texte. Quant au souci du « ce qu’il faut dire et savoir », il sera l’objet d’une attitude critique : il est indéniable qu’il s’agit de réfléchir par exemple au genre de l’œuvre, au questionnement de l’époque et de l’auteur sur le thème abordé, etc. ; il n’en reste pas moins qu’il s’agit aussi de se méfier : dans le « ce qu’il faut savoir », il faut trier ce qui relève d’informations incontestables et éclairantes, de ce qui appartient à des jugements trop rapides qui, ayant la force du lieu commun, pourraient passer pour des vérités qu’ils ne sont pas. Je vous présente une réflexion en cours, que je compte faire aboutir un jour, mais qui, dans son état actuel, ne me semble pas encore avoir atteint un point d’achèvement relatif suffisant.

Je commencerai par la description du dispositif du texte, afin d’en tirer certaines conséquences sur la façon complexe dont Diderot aborde l’île de Tahiti afin de susciter la réflexion. N’oublions pas qu’il s’agit d’une fiction où tous les personnages sont fictifs ; par conséquent, la pensée de Diderot est partout -il a conçu chaque personnage, chacun est le fruit de sa pensée ; il est ainsi très délicat de voir dans tel ou tel personnage la « position de l’auteur », son « porte-parole » ; si on est tenté de le faire, il vaut mieux résister à cette facilité qui peut conduire à attribuer à Diderot des opinions qui ne sont que celles de ses personnages. Cette fiction de structure complexe qu’est le Supplément est constituée d’un ensemble d’énoncés tenus par divers personnages : c’est la disposition et l’agencement de ces discours qui me semblent porteurs de signification. Je substituerais donc volontiers à la question « Qu’est-ce que Diderot dit de Tahiti ? » (question qui n’est d’ailleurs pas dépourvu de pertinence) la question suivante : « Comment Diderot parle-t-il de Tahiti ? ».

Diderot et Tahiti

Diderot écrit une fiction qui concerne l’île de Tahiti surnommée « la nouvelle Cythère » :

« L’île à laquelle on avait d’abord donné le nom de Nouvelle Cythère reçoit de ses habitants celui de Taiti. »

Bougainville, Folio, p. 247

De même que M. Delon commente le nom du bateau de Bougainville « La Boudeuse » en le rapprochant du boudoir (Delon, p. 9), de même, on peut se remettre en mémoire les connotations que le mot « Cythère » pouvait avoir alors ; pour cela, on peut utiliser une version abrégé du Dictionnaire de la fable de Chompré, dans une édition qui date de 1784 (on peut considérer qu’il donne une idée de la « doxa », des associations courantes qui étaient alors liées à ce nom propre) ; l’article Cythère signale :

« île de la méditerranée ... ce fut auprès de cette île que Vénus fut formée de l’écume de la mer. Les habitants de Cythère adoraient cette déesse, et lui avaient consacré un temple superbe. »

Cette écume est une désignation édulcorée qui renvoie à une réalité prosaïque et terrible ; je cite le Dictionnaire de la mythologie de Grimal (PUF) ; Aphrodite est :

« une fille d’Ouranos, dont les organes sexuels tranchés par Cronos tombèrent dans la mer et engendrèrent la déesse, le femme-née-des-vagues ou bien »née du sperme du Dieu."

Autrement dit, Cythère c’est un lieu associé à la castration et à la reproduction, avant d’être lié au plaisir érotique. Cette ensemble complexe et ambivalent de connotations organisées autour de « Cythère », me semble éclairer un aspect du texte de Diderot : quel est le « sujet » de ce texte ? En fait, cet ouvrage hésite entre la question du désir érotique, et celle de la reproduction de la population (la lecture de M. Bideaux p. 116 me semble intéressante -et je me trouve assez proche d’une lecture en partie « pessimiste » de cette œuvre, bien que ce soient d’autres passages du texte qui m’y conduisent- car elle est décapante mais prudente et lucide aussi des conclusions hâtives qu’il ne faut pas tirer). Donc, c’est en ayant à l’esprit un nom propre tiré de l’antiquité et à connotations ambivalentes (attirantes et repoussantes) et complexes (peut-on séparer l’érotisme de la génération ?), que Diderot se met à penser c’est-à-dire, à réfléchir tout en imaginant, à inventer une fiction tout en utilisant des concepts (la nature).

Le dispositif des énonciations

Comme souvent chez Diderot, par exemple dans Jacques le Fataliste, un dialogue contient un dialogue qui contient un dialogue etc.. C’est l’échange entre des personnages fictifs qui est premier, par conséquent la dimension narrative passe au second plan -ce que l’on peut saisir comme informations permettant de reconstituer une histoire (personnages, actes, chronologie, espace) ou une situation se glane souvent, et n’est livré que de façon incidente. Si on compare le texte de Diderot à l’ouvrage de Bougainville, qui est un récit de voyage, la différence est flagrante. Diderot tourne le dos délibérément à l’énonciation narrative de Bougainville ; par ex. voici comment Bougainville raconte les premiers contacts avec les insulaires :

« A mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. »

(p. 225)

Jamais nous ne lisons de passage équivalent dans le Supplément. Diderot coupe radicalement avec le récit de voyage : il abandonne non seulement la chronologie de la découverte du pays par le voyageur, mais aussi son point de vue et sa voix. Les choix formels du Supplément ne doivent rien à ceux qui « naturellement » président à ceux de Bougainville. C’est là, sans doute, une façon de marquer la nature fictive du texte.

Les niveaux énonciatifs

Je laisse de côté l’instance englobante de l’auteur, pour me consacrer à l’organisation interne du texte. S’y déploient quatre niveaux d’énonciation enchassés que l’on peut schématiser ainsi :

Je reviendrai sur le niveau 2, énonciation tenue par l’auteur de l’ouvrage que A et B lisent. Pour l’instant, je dirai seulement que cette multiplication des niveaux est une façon de signifier que l’on n’accède pas à la parole de l’homme sauvage de façon directe : ce n’est pas pour rien que le dialogue entre Tahitiens et sans présence étrangère intervient au 4ème niveau :

« Orou : L’heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents que celui où sa grossesse est constatée ! [...] "Maman, mon papa, embrasse-moi, je suis grosse- Est-il bien vrai ? - Très vrai. - Et de qui l’êtes-vous ? -Je le suis d’un tel. »

(p. 69)

D’autres éléments le confirmeront. L’altérité que constituent les Tahitiens, n’est pas livrée dans un contact immédiat, elle ne se livre qu’une fois passée par les multiples filtres des relais énonciatifs. Le dispositif énonciatif dit par la symbolique de ces multiples relais que l’île dont il est question est lointaine, et que, des paroles strictement tahitiennes qui s’y disent, (la parole des Tahitiens entre eux en dehors de toute présence étrangère) ne parvient, à travers ces filtres, qu’un lointain et faible écho. L’échange cité n’est pas un échange particulier entre deux personnages individualisés, mais un échange « standard », qui est déjà passé par le filtre de l’abstraction, de la généralisation, puisqu’il fait intervenir non des individus mais des fonctions (père, mère, fille, etc.) et des énoncés-types, vidés de leur particularité, comme anonymés (« je le suis d’un tel »), sorte de forme abstraite en attente d’un contenu singulier. Ainsi, par leur formulation généralisante même, les énoncés du 4ème niveau d’énonciation ne constituent pas même de la parole vive. Lointaine voix que celle des Tahitiens !

La distribution des niveaux

Grosso modo, la distribution des énonciations se fait selon l’ordre suivant :

Il est difficile de passer sous silence cette distribution énonciative combinée à celle des chapitres, car la relative complexité s’impose ; on se reportera, par exemple, à la Préface de M. Delon (p. 15) qui en propose une lecture, ou aux remarques de M. Bideaux (p. 26-27, ...)

Le discours de Polly Baker et celui du vieillard

Cette distribution simplifiée met en évidence une analogie : le discours de Polly Baker fait écho à celui du vieillard. Cet écho permet de saisir leur analogie. Chacun occupe une position comparable : ils critiquent, accusent le groupe auquel ils appartiennent ; Polly Baker dénonce l’injustice et l’absurdité de ses condamnations, le vieillard accuse l’innocence des Otaïtiens envers les Européens. Ils témoignent de l’existence de l’altérité à l’intérieur du groupe ; d’une certaine façon, ce que suppose le discours de Polly Baker c’est que, parmi les groupes qui suivent les usages européens (l’histoire de Polly Baker se passe en Nouvelle-Angleterre), certaines personnes vivent un peu comme les Tahitiens. Il n’est pas indifférent de constater que Polly Baker a 5 beaux enfants dont elle est fière ; en cela, elle ressemble aux femmes de Tahiti dont les enfants sont comme la parure et le charme. L’altérité n’existe pas seulement dehors et loin, selon Diderot, elle peut est se rencontrer aussi à l’intérieur du groupe ; c’est celle des actes jugés criminels, qui ne sont que le produit des lois ; c’est ce que dit le personnage :

« Permettez-moi d’oublier un moment que la loi existe, alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j’ai mis 5 beaux enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, je les ai soutenus par mon travail, ...Est-ce un crime d’augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle contrée qui manque d’habitants ? »

(p. 65)

Ces propos sont proches de ceux d’Orou qui, par exemple, déclare :

« Un enfant qui naît occasionne la joie domestique et publique, c’est un accroissement de fortune pour la cabane et de force pour la nation. Ce sont des bras et des mains de plus dans Oraïti. »

(p. 59)
Les positions critiques

Cette position (critiquer un groupe de l’intérieur de ce groupe, par un membre de ce groupe) vient compléter l’éventail en s’ajoutant aux deux autres positions critiques qui, elles, font intervenir des configurations différentes :

 A et B , deux Européens qui, en Europe, parlent de Otaïti pour porter un regard critique sur les mœurs européennes = parler d’un ailleurs pour examiner un ici, critiquer le groupe auquel on appartient par l’intermédiaire, par la médiation qu’est la connaissance du mode de fonctionnement d’un autre groupe ;
 Orou et l’Aumônier, un Européen et un Tahitien, qui, à Tahiti, parlent des coutumes de ce pays pour critiquer les mœurs européennes : parler d’un ici pour critiquer un ailleurs.

Dans un premier temps, on remarque que Diderot procède à l’inversion de la position critique habituellement dévolue à l’étranger. Par exemple, dans Les Lettres Persanes, à Paris les Parisiens sont entichés de leurs mœurs et incapables de recul critique, c’est pourquoi ils se demandent « Comment peut-on être persan ? » ; le voyageur persan, lui, par son incompréhension -naïveté non stupide mais salutaire- souvent met en évidence les travers français. Dans le Supplément, dans les dialogues entre Orou et l’aumônier, c’est l’aumônier qui est l’étranger, or son regard critique et désapprobateur des mœurs de Tahiti est tourné en dérision par Orou : de même que les Parisiens ne comprennent pas comment on peut être persan, Orou ne comprend pas que l’on puisse être aumônier européen.

Pourtant, on sent bien que dans Les Lettres persanes c’est le regard de l’étranger qui porte une valeur, de même que dans le Supplément, c’est celui d’Orou ; on ne peut pas en conclure que Diderot valorise la position de celui qui, de l’intérieur du système auquel il appartient, est incapable d’y porter un regard critique. Il faut donc tenir compte des relais de l’énonciation. Il faut , dans un second temps, tenir compte de l’ensemble du dispositif ; en fait la différence tient aux enchâssements énonciatifs : les propos d’Orou, qui, du dedans, fait l’éloge de sa société, gardent une portée critique féconde, parce que leur enchâssement énonciatif dans un dialogue entre deux Européens donne au personnage du Tahitien son altérité, fait de lui l’étranger.

On retiendra du montage énonciatif complexe qui organise le Supplément que Diderot non seulement expérimente de nombreuses configurations (dialogue/ monologue ; dialogue entre deux Européens / entre un Européen et un Tahitien / entre Tahitiens ; monologue par un personnage « du dedans ») mais encore que cette multiplicité témoigne d’une réflexion qui semble fondamentale dans l’ouvrage et qui concerne l’altérité de la parole ; une parole autre (c’est-à-dire une parole critique qui oblige à repenser ce que nous recevons comme évident) peut venir « du dehors » et « du dedans ». Chez Diderot, l’expérimentation de formes littéraires est liée à une pensée qui refuse de se fixer et de se réduire au simplisme.

De ce point de vue, entre autres, Diderot est très loin du choix que fait Voltaire dans l’Ingénu, et qui consiste à exploiter le point de vue extérieur de l’étranger, qui peut modifier le regard de l’Européen sur ses habitudes (c’est le cas du Janséniste qui partage la prison de l’Ingénu)

Un texte intitulé Supplément AU Voyage de Bougainville où deux personnages lisent un ouvrage intitulé Supplément DU Voyage

Fable et vérité

Le livre qui va être parcouru par A et B, est amené, dans leur dialogue du chapitre I (voir aussi Bideaux, p. 41), par le question du statut du livre de Bougainville ; reprenons le passage :

A. : Est-ce que vous donneriez dans la fable d’Otaïti ?
B. : Ce n’est point une fable, et vous n’auriez aucun doute sur la sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le Supplément de son Voyage.
A. : Et où trouve-t-on ce Supplément ?
B. : Là, sur cette table.

(p. 37)

A l’intérieur de la fiction que constitue notre texte, la preuve de la véracité des propos tenus par Bougainville dans son Voyage est donnée par un texte intitulé Supplément . Ce livre existe (on verra plus loin sous quelle forme) et les deux personnages vont le lire dans les chapitres suivants. Je pars d’une hypothèse de lecture différente de celle de M. Bideaux qui commente ainsi la harangue du vieillard :

« il ne faut pas oublier qu’il est lui-même l’auteur de ce beau morceau d’éloquence et qu’il en espère, d’évidence, quelque compliment. »

p. 70 ;

d’autres passages de son analyse vont dans le même sens : sa lecture repose sur l’hypothèse suivante : B est l’écrivain du Supplément, et mystifie A ; il défend cette hypothèse également p. 72 :

« B explique cette hétérogénéité (de la harangue du vieillard) par les conditions de transmission. Nous sommes à présent dans le pur registre de la mystification [...] surtout les auteurs du XVIIIè s. jouent constamment de cette fiction de manuscrits perdus et retrouvés, d’accidents de transmission et de traductions les plus inattendues. »

Il faudrait citer plus longuement l’analyse de M. Bideaux qui est largement argumentée ; je vous y renvoie car je ne voudrais pas réduire sa position.

Mais, pour ma part, je joue le jeu de la fiction : s’il y a mystification -on y reviendra- ce n’est pas à cet endroit que je la situe ; j’aborde la fiction sans projeter sur elle les signes qui, dans la réalité, signale la fable ou le roman (les manuscrits trouvés etc.), sans opérer ce déplacement. Il me semble , en effet, plus fécond de considérer que le Supplément DU voyage (on le distinguera désormais ainsi du Supplément AU voyage) qui est sur la table n’a pas été écrit par B, bien que l’hypothèse de M. Bideau soit totalement recevable.

La question du vrai et du faux posée par le dialogue de A et B, ou de la fable et de la preuve, du mensonge et de la sincérité, fait écho à une idée de J.-J. Rousseau. L’indication de M. Delon selon laquelle Diderot, en écrivant sa fiction, « dialogu[e] peut-être aussi avec Rousseau qui n’est jamais nommé » (p. 14) me semble féconde, non seulement le dialogue avec le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité est évident (j’y reviendrai) mais encore Diderot dialogue aussi avec d’autres œuvres de J.-J. Rousseau, comme ce qui suit tente de le montrer.

Dans la seconde préface de La Nouvelle Héloïse, qui s’intitule Entretien sur les romans, Rousseau fait dialoguer l’éditeur et un autre personnage ; la question posée est la suivante : est-ce que ce sont de vraies lettres, ou sont-elles inventées ? L’éditeur refuse de répondre et déplace la question : il ne s’agit pas de savoir si le livre est composé de vraies lettres ou de lettres inventées, mais il s’agit de savoir si le lecteur est touché. J.-J. Rousseau opère donc un déplacement de la question esthétique : une œuvre ne se juge pas selon le critère de la vérité ou de l’invention, mais elle se juge sur l’effet qu’elle produit sur le lecteur :

"NR. : [...] je veux un jugement positif (=décidé, tranché).
N. : Je n’ose.
R. : Tout est osé par ce seul mot. Expliquez-vous.
N. : Mon jugement dépend de la réponse que vous m’allez faire. Cette correspondance est-elle réelle, ou si c’est une fiction ?
R. : Je ne vois point la conséquence. Pour dire si un livre est bon ou mauvais, qu’importe de savoir comment on l’a fait ?"

(p. 571, Julie ou la Nouvelle Héloïse, GF1967)

C’est à un type d’expérience comparable que se livre Diderot dans les années 60 avec ce qui est à l’origine de La Religieuse. C’était, à l’origine, un canular, Diderot a écrit des lettres en feignant d’être une religieuse, mais celui qui les a reçues les a crues vraies, et a agi en conséquence. Cette expérience met en évidence l’importance de l’effet.

On peut poser à notre texte une question esthétique analogue : il ne s’agit pas de se demander si ce qui nous est dit des mœurs de Tahiti est vrai ou faux, si c’est B ou Bougainville (en tant que personnage de la fiction) qui a écrit le livre que A et B voient sur la table, mais il vaut mieux se poser la question suivante : la lecture produit-elle un effet, pousse-t-elle à réfléchir ?

Cette conception suppose une esthétique qui tourne le dos à la conception d’un ouvrage lisse, clos et systématique ; et qui accueille, au contraire, une esthétique de la pensée surgissante, de l’esquisse à achever, bref de l’infectum et non du perfectum.

Pour reprendre la problématique exposée dans la seconde préface de Julie , on dira que la qualité du livre qui, dans la fiction, est d’abord posé sur la table, puis lu, ne se mesure pas à sa vérité ou son mensonge, au fait qu’il soit écrit par B ou par un personnage de la fiction appelé Bougainville, mais par l’effet de la lecture sur les lecteurs de la fiction qui sont A et B ; or cet effet est sensible dans le chapitre V qui montre la réflexion féconde qu’une telle lecture provoque.

Un ouvrage qui n’est connu qu’incomplètement et qui résulte lui-même d’un ouvrage censuré

Ce livre interne à la fiction, le Supplément DU voyage est différent de celui que nous, lecteurs extérieurs, nous lisons (et qui s’intitule le Supplément AU voyage ) :

 le Supplément AU Voyage englobe les conversations de A et B, dont l’épisode de Polly Baker
 le Supplément DU voyage qui est sur la table, est un livre dont des parties échappent à A.

En effet, le Supplément DU voyage est connu de B, mais n’est que parcouru par A et B, des passages sont sautés :

« B. : /.../ nous pourrons le parcourir ensemble ... Passez ce préambule qui ne signifie rien et allez droit aux adieux que fit un des chefs de l’île ... »

(p. 37-38)

De même, plus loin, B évoque : « un morceau que je ne vous ai point lu » (p. 85). Nous n’avons accès qu’à des morceaux de cet ouvrage, qu’à une sélection guidée par le jugement de B . Il prétend que le préambule ne signifie rien, ce jugement ne peut être vérifié : la façon dont B guide la lecture de A tient à ses choix, ses goûts, ses intérêts etc., c’est une lecture orientée et parcellaire ; il ne semble pas que A remettre en cause le choix de B -même s’il lui arrive d’intervenir pour lire des passages qui peut-être n’auraient pas été lus ; il n’empêche que cette façon de « parcourir » ne donne que des aperçus et non la version intégrale du Supplément DU voyage .

Vers la fin du chap. II, après la harangue du vieillard, A fait la remarque suivante :

« A. : Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce fragment. »

(p. 46)

Le Voyage de Bougainville, dans la fiction que nous lisons, est un ouvrage sur lequel son auteur a exercé une auto-censure (ce qui ne semble pas être le cas de ce qui s’est passé dans la réalité) ; le Supplément DU voyage est donc constitué des brouillons ou des notes qui n’ont pas été utilisées dans le Voyage, il s’agit du reste, de ce qui a été écarté. A et B en parcourant le Supplément DU voyage remonte donc à des morceaux de texte qui étaient destinés à l’origine à constituer un livre intitulé le Voyage, mais qui ont été abandonnés parce qu’ils contenaient une critique des explorateurs (du moins c’est ce qu’on peut penser à ce moment-là, on verra qu’il faut nuancer).

Il faut alors réfléchir au terme de supplément (voir Bideaux p. 6-7). Je rappelle la définition qu’en donne l’Encyclopédie :

« Supplément en matière littéraire, se dit d’une addition faite pour suppléer à ce qui manquait à un livre »

Le terme est rapproché d’ appendice dont la définition précise qu’il s’agit d’une addition :

« nécessaire pour l’éclaircissement de ce qui n’a pas été suffisamment expliqué, ou pour en tirer des conclusions ; en ce sens ce mot revient à ce qu’on appelle supplément »

L’emploi du mot supplément dans la fiction est donc à commenter : il s’agit certes d’un texte qui s’ajoute au livre intitulé Voyage , mais cet ajout est composé d’éléments qui existent, qui ont d’abord été écartés par l’auteur du Voyage et auxquels, ensuite, B a eu accès, et dont il partage en partie la connaissance avec A. A et B dans la fiction, accèdent à des morceaux auto-censurés, où ils découvrent (si l’on tient compte du sens de appendice, terme que l’Encyclopédie associe à celui de supplément) des éléments particulièrement explicatifs et qui engagent dans une réflexion. Il ne s’agit donc pas d’une morceau ajouté, mais d’un élément qui existe déjà et qui amène une dynamique intellectuelle.

Diderot imagine une situation assez complexe qui appelle des remarques :

 1. A et B ne sont pas à égalité de savoir, A ne connaîtra que des extraits du livre, et il est en train de les découvrir, alors que B semble posséder une connaissance complète (ou plus complète) et préalable ; l’un est dans un mouvement en train de s’accomplir ( p. 46 il dit « ma curiosité pour le reste n’est pas légère ») , l’autre est dans une connaissance déjà acquise ; c’est opposer, dans le domaine de la lecture, un infectum et à un perfectum. Et on commence à saisir combien Diderot a de goût pour la catégorie de l’infectum dont il fait l’un de ses choix esthétiques, indissociable chez lui, des choix qu concernent sa méthode de réflexion.

 2. Cet ouvrage, le Supplément DU Voyage , est constitué de morceaux qui ont été écartés mais qui étaient présents à la naissance du texte, et qui sont supposés contenir une vérité plus aiguë, plus accusatrice ; d’ores et déjà, ce qui relève de Tahiti et qui touche à la nature, à l’origine, a un statut complexe : cela contient une vérité menaçante (Bougainville, l’auteur du Voyage dans la fiction, s’est auto-censuré), dont A ne peut obtenir que des fragments, et dont B ne livre pas une connaissance complète, qu’il n’a peut-être pas. Est esquissée une histoire du livre lu par A et B qui est aussi une façon de montrer ce que se passe à Tahiti, et qui se rapproche le plus de la nature (notion où altérité et origine se croisent) n’est jamais livré intégralement. Dans la fiction, l’histoire complexe de ce que lisent A et B conduit à des conclusions qui recoupent et renforcent celles auxquelles le dispositif énonciatif nous a conduits.

 3. Enfin, il faut remarquer que Diderot a déjà pratiqué, à l’intérieur d’une fiction, cette esquisse de l’histoire d’un livre dans les années 60 en écrivant Les Entretiens sur le « Fils naturel »  ; y est racontée la façon dont la pièce a été écrite. Or, s’il est vrai que l’expression fils naturel désigne un enfant né en dehors du mariage, il n’est pas indifférent de constater que le terme de naturel est loin d’être étranger à la problématique du Supplément AU Voyage et du Supplément DU Voyage ; par conséquent, il convient de souligner ce qui pourrait constituer un paradigme chez Diderot : aborder un ouvrage qui touche à la question de la nature -et les enfants de Tahiti sont faits hors mariage, dans le sens chrétien du terme- c’est aussi aborder l’histoire de cet ouvrage. Diderot, dans notre texte, combine une réflexion sur un état naturel de l’homme (ou ce qui s’en approche), à des aperçus sur l’état de naissance d’un livre.

Qui est l’auteur du Supplément DU Voyage ?

J’ai évoqué plus haut la difficulté à cerner ce qu’il en est exactement de l’auteur du livre parcouru par A et B. J’y reviens. Une réponse rapide consiste à dire que c’est Bougainville, puisqu’il a « supprimé ce fragment » (p. 46). M. Bideaux aborde cette question dans une partie intitulé « Qui parle ? » (p. 107-108), à laquelle il faut se reporter ; mais je répète que ma lecture est différente de la sienne, même si souvent, ce sont les mêmes passages qui ont attiré notre attention.

Au fur et à mesure que le texte se déroule, les choses se compliquent. Il y a des moments où on ne sait pas très bien comment les propos des personnages prononcés à Tahiti se retrouvent transcrits dans l’ouvrage que lisent A et B. C’est Diderot lui-même qui nous incite à nous poser la question de la retranscription, qui est importante puisqu’elle pose deux problèmes :

 celui de notre accès à une culture différente de la nôtre (altérité)
 celui de l’accès à une culture dite sauvage, ce qui signifie qu’elle regarde vers l’état de nature.

Divers passages le montrent :

 Un premier passage pose explicitement la question ; A demande à la fin du chap. I :

"A. : Comment Bougainville a-t-il compris ces adieux dans une langue qu’il ignorait ?
B. : Vous le saurez"

(p. 38)

 B l’explique après avoir lu la harangue du vieillard :

« B. : Pensez donc que c’est une traduction de l’otaïtien en espagnol et de l’espagnol en français. L’Otaïcien [le vieillard] s’était rendu la nuit chez cet Orou qu’il a interpelé et dans la case duquel l’usage de la langue espagnole s’était conservée de temps immémorial. Orou avait écrit en espagnol la harangue du vieillard, et Bougainville en avait une copie à la main, tandis que l’Otaïtien la prononçait. »

(p. 46)

La harangue est donc passée par trois langues, ce qui est lu par A et B est la traduction par Bougainville d’une traduction par Orou. Cela appelle des remarques :

 A et B n’ont pas accès au texte d’origine, mais à une double transposition ; notre rapport à l’état premier des choses (ici une harangue) est indirect, médiatisé par deux reformulations.
 Cela donne à Orou qui va devenir un personnage très important dans la suite un statut très particulier ; il n’est pas un pur sauvage, un Otaïcien qui ne connait que sa langue, que sa culture et que la tradition orale ; il est un mixte de tradition otaïcienne et de savoir occidental, puisqu’il est le gardien, sur l’île, de la langue des conquistadors qu’il sait écrire. Il y a donc , sur l’île, avant même que Bougainville y débarque, la présence, dans la culture sauvage, de la culture civilisée ; de là, on conclura que la culture sauvage à l’état pur n’est pas ce qui existe à Otaïti. J’insiste : je parle de la fiction.

Est-ce que l’Otaïtien est un homme à l’état de nature ? La réponse de B au chap. 5 est la suivante :

B. : ... un état de l’homme triste et sauvage qui se conçoit et qui peut-être n’existe nulle part .
A. : Pas même à Otaïti ?
B. : Non. ..."

(p. 86)

mais il ne faut pas oublier que B vient de dire peu avant :

B. : ... l’Otaïtien qui s’en est tenu scrupuleusement à la loi de nature"

(p. 82)

Selon B, il y aurait à distinguer l’homme qui s’en tient strictement à la loi de la nature de l’homme à l’état sauvage. Cela explique pourquoi quand A demande à B d’établir une frontière nette entre ce qui est de nature et ce qui est de convention, celui-ci refuse de trancher :

"A. : Ainsi la coquetterie, selon vous, n’est pas dans la nature ?
B. : Je ne dis pas cela.
[...]
A. : Ainsi la jalousie, selon vous, n’est pas dans l’état de nature ?
B. : Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est dans l’état de nature."

(p. 84-85)

Autrement dit, selon B, il n’y a pas une frontière qui coupe l’état de nature de l’état de convention, ils ne s’opposent pas de façon binaire et clivée, mais entre l’un et l’autre il y a plutôt des degrés ; Otaïti est bien davantage du côté de la nature que l’Europe ; on ne peut que tendre vers la nature. (Pour une étude de cette question, et la tentative d’établir une cohérence de la pensée de Diderot, on se reportera au passage de l’ouvrage de M. Duchet qui est consacré à notre texte - signalé par Delon p. 115). Mais ce que nous retiendrons surtout pour notre lecture, c’est que l’origine se dérobe toujours, on n’en a que des aperçus.

On peut voir dans cette tension vers la nature, un héritage du Discours sur l’origine de l’inégalité de J.-J. Rousseau (1753) ; dans la préface, celui-ci précise :

« Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hazardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de résoudre la question que dans l’intention de l’éclaircir ... Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de nôtre état présent. »

(p. 53, Folio)

Ce programme qui porte en lui-même des tensions est d’une certaine façon appliqué dans notre texte. D’abord soulignons la proximité des formulations de Rousseau « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais » et du personnage de Diderot « un état de l’homme triste et sauvage qui se conçoit et qui peut-être n’existe nulle part »

Cet accès médiatisé à l’état de nature qui ne se livre que dans des aperçus, sur lequel il est impossible d’établir des certitudes, qui résulte à la fois d’informations sur les civilisations sauvages et d’un artifice de pensée, d’un travail d’hypothèse, cet accès médiatisé, on en trouve aussi une version dans la pièce de Marivaux La Dispute. Bien que Diderot feigne d’ignorer Marivaux, notre texte et cette pièce partagent au moins deux points communs.

D’une part, la pièce présente, comme le texte de Diderot, un dialogue qui forme un cadre ; un prince et sa maîtresse (Hermiane) débattent sur la question suivante : qui, de l’homme ou de la femme, a été le premier infidèle. Or la même question a été posée par le père du prince ; et comme les arguments n’aboutissent à rien, ce père a décidé de se livrer à une expérience in vivo : il a enlevé des enfants à leur naissance, et les a fait élever dans l’isolement, afin de les observer 20 ans plus tard, quand on les mettra en contact les uns avec les autres. C’est ce que le prince propose à Hermiane ; les deux amants observent les premiers pas des personnages dans le monde extérieur et la façon dont ils se rencontrent. Voilà le cadre (des amants spectateurs qui dialoguent) et la scène observée (des jeunes gens qui entrent en contact les uns les autres pour le première fois de leur vie)

Outre cette structure d’encadrement, le pièce de Marivaux prévient déjà sur l’état de nature : il n’est que paradoxalement observable car il a été artificiellement produit par le père du prince, c’est une expérience sur de l’humain (éthiquement scandaleuse) c’est de la nature artificiellement reconstituée, autrement dit, ce n’est pas exactement la nature ; le prince avertit son amante, non sans contradiction :

" Le prince : ... c’est la nature elle-même que nous allons interroger ... Pour bien savoir si la première inconstance ... est venue d’un homme ... il faudrait avoir assisté au commencement du monde et de la société.
Hermiane : Mais nous n’y étions pas.
Le prince : Nous allons y être ; oui, les hommes et les femmes de ce temps-là, le monde et ses première amours vont reparaître à nos yeux tels qu’ils étaient, ou du moins tels qu’ils ont dû être ; ce ne seront peut-être pas les mêmes aventures, mais ce seront les mêmes caractères ; vous allez voir le même état de cœur, des âmes aussi neuves que les premières, encore plus neuves s’il est possible."

scène 1.

La nature à l’état pur est-elle accessible, voire a-t-elle jamais existé ? Les nécessités de la communication entraînent des pertes ; de même qu’Orou sait écrire espagnol, de même, à ces jeunes gens, « on leur a appris la langue que nous parlons » (scène 2) ; la simple présence chez celui est observé, de la langue de l’observateur rompt avec l’illusion d’un état pur. Parler de la nature, de l’origine, semble donc un programme qui, chez Diderot et d’autres, prennent source dans un renoncement ; c’est parler d’un objet résultant d’une construction intellectuelle et de l’imagination.

Ainsi les deux traductions successives de la harangue du vieillard (qui,elle, ne présente pas même un état naturel, mais seulement un discours tenu par un tahitiens aux siens et en présence des étrangers, à leur départ) mettent en évidence la question de la médiation, du filtre, des relais.

Plus loin, certains passages conduisent à penser que l’aumônier a participé à la confection de ces papiers mis de côté ; il n’est pas précisé que Bougainville ait retranscrit les dialogues et les pensées de l’aumônier, les éléments suivants sont seulement signalés :

"A. Qu’est-ce que je vois là en marge ?
B. C’est une note où le bon aumônier dit que les préceptes des parents ... étaient pleins de bon sens ... mais qu’il a supprimé ce catéchisme qui aurait paru ... d’une licence impardonnable ajoutant que ce n’était pas sans regret qu’il avait retranché ..."

(p. 63)

On peut remarquer d’autres passages qui vont dans le même sens :

« Le bon aumônier raconte qu’il passa le reste de la journée à ... » (p. 79) ou « ici le bon aumônier se plaint ... »

(p. 80)

Est-ce que l’aumônier a dit cela à Bougainville qui l’a retranscrit, ou l’aumônier a-t-il écrit lui-même ces passages ? Dans ce cas-ci, le Supplément DU Voyage aurait plusieurs auteurs. A l’incertitude sur l’identité de l’auteur il faut ajouter en tous cas une analogie : que ce soit Bougainville ou l’aumônier, tous deux s’auto-censurent, mais pas au même niveau. Bougainville a censuré son Voyage, l’aumônier a censuré ce qui est à la source du Supplément AU voyage. On voit donc que, sans arrêt, la complétude est repoussée ; si d’abord on peut croire que le Supplément DU voyage livre les éléments manquants, on comprend ensuite que :

 par la lecture sélective, A n’aura pas connaissance de tout,
 et que même B, qui peut avoir tout lu, n’a pas connaissance de tout ce qu’aurait pu livrer l’aumônier.

Bref, l’esthétique du fragmentaire n’est pas ici une pose gratuite, elle porte une signification fondamentalement liée au sujet : -l’origine, la nature, l’état sauvage, l’altérité ne sont pas immédiatement accessibles :

 leur intégralité se dérobe
 l’existence à l’état « pur » est invérifiable.

C’est donc sur fond de prudence, d’interrogations, de doute que la question de l’état de nature est abordée. La question de l’origine appelle l’inachevé ; l’esthétique du perfectum est signifiante.

Brouillage des frontières et les digressions

Plus encore, il y a des passages où on ne sait pas trop si c’est B qui résume le Supplément DU Voyage, ou s’il s’agit d’un passage narratif du Supplément DU Voyage lui-même ; il y a des franges d’incertitude ; par exemple, le premier paragraphe du chap. II :

« C’est un vieillard qui parle ; il était père d’une famille nombreuse. A l’arrivée des Européens, il laissa tomber des regards »

(p. 39)

Ce paragraphe fait-il partie du Supplément DU Voyage qui est alors cité, ou est-ce B qui résume la situation avant de lire la harangue ? De même d’autres passages ne me semblent pas bien plus clairs (p. 51 « ici le véridique aumônier convient que ... Il était jeune ... » ; ou p. 52 « Le naïf aumônier dit qu’elle lui serrait les mains ... »)

Au lieu de trancher -ce qui semble périlleux- il est plus fructueux de maintenir l’incertitude. Les frontières sont brouillées ; de même qu’est floue la frontière entre un état de nature et l’état dans lequel vivent les Tahitiens qui s’en approchent, de même, entre les paroles de B et la stricte citation du livre parcouru, il n’y a pas toujours de distinction nette. Cette façon d’estomper les frontières rappelle que, quand on pose la question de l’origine, souvent on ne sait pas très bien qui parle, ou, pour le dire autrement, la question de la nature est liée à un questionnement permanent de l’énonciation. Autrement dit, Diderot n’a pas de position « religieuse » sur la question de la nature, il n’y a ni vérité révélée, ni texte de référence, ni autorité.

Cette exigence de prudence est renforcée par l’utilisation d’un moyen qui brise l’illusion du rapport direct et total ; il s’agit de la digression qui consiste d’un côté à différer ce qui est attendu ou demandé, et, d’un autre côté, à dire tout de suite ce qui pourrait être dit plus tard, ou jamais. On peut évoquer deux exemples :

 celui qu’on a vu : à la question posée p. 38 par A (comment Boug a compris la harangue) il n’est répondu que p. 46
 plus spectaculaire, la façon dont Diderot rattache l’épisode de Polly Baker :

"Après cette note de l’aumônier, Orou continue.
A. : Avant qu’il reprenne son discours, j’ai une prière à vous faire, c’est de ma rappeler une aventure ...
B. La voici. ..."

(p. 64)

Suit le récit de l’aventure ; puis le chapitre IV commence directement par la citation du propos d’Orou qui a été annoncé et remis à plus tard.

Le texte est élaboré sur le mode interrogatif et pas du tout sur le mode déclaratif. Une société à l’état sauvage n’est-elle pas un objet qui se dérobe toujours en partie à l’étude ? Quoi qu’il en soit, Diderot fait comprendre que la nature et l’altérité ne sont ni des objets de système ni des objets entièrement maîtrisable par la pensée. Pour qui serait dans cette illusion, le Supplément DU Voyage autant que le Supplément AU Voyage sont des objets déceptifs ; en tout cas des textes lucides.

Le séjour à Otaïti et son récit dans le Supplément DU Voyage

L’ouvrage parcouru raconte le séjour de Boug et de sa troupe sur l’île. Comment en rend-il compte et quelle conséquences en tirer ?

Rappel du mouvement que suit le texte de Bougainville

Si on schématise le texte de Bougainville, on constate que dans la seconde partie, le chap. 2 « Séjour dans l’île de Tahiti ; détail du bien et du mal qui nous y arrivent » est plutôt narratif et présente surtout les aspects positifs, attirants de la culture sauvage. En revanche, le chap. 3 « Description de la nouvelle île, moeurs et caractères de ses habitants » est plus synthétique ; après avoir montré les aspects positifs, Bougainville opère un renversement :

« J’ai dit plus haut que les habitants de Tahiti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était point soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais ... »

(p. 267) (éd. Folio)

C’est un mouvement analogue d’idéalisation puis de nuanciation, de désidéalisation que suit le texte de Diderot. On réussit à comprendre cette désidéalisation en tenant compte de deux choses :

 l’ordre du récit qui bouleverse celui du séjour,
 la description d’une société dominée par l’intérêt.

Ordre chronologique et ordre du récit

L’ordre chronologique du séjour n’est pas respecté par le récit dans le Supplément DU Voyage. Le chapitre II commence par :

 quelques lignes sur l’arrivée et le dédain du vieillard (p. 39)
 puis quelques lignes sur la fin du séjour et la longue harangue qui est dite (p. 39> 46)
 enfin à nouveau est évoquée l’arrivée de Bougainville avec l’anecdote de la femme travestie découverte (p. 47-48).

Le chapitre III continue à raconter ce qui suit l’arrivée :

 le premier soir où les membres de l’équipage sont dispersés chez l’habitant. C’est la première soirée de l’aumônier chez Orou, évoquée (p. 49 > 52).
 on passe ensuite au lendemain , l’aumônier a couché avec Thia, et il déjeune avec Orou ; la conversation reprend. (p. 53)

Le chapitre IV enchaîne sur cette même conversation (p. 69 > 79) :

 la suite de la conversation est marquée par la révélation d’un secret par Orou à l’aumônier (p. 76 « Veux-tu que je te révèle un secret ? mais prends garde qu’il ne t’échappe. ») Ce secret, c’est le « tribut » levé par les femmes de Tahiti sur les voyageurs à leur insu.
 le soir de ce second jour, l’aumônier connaît Palli, puis la 3° nuit Asto, et la 4° leur mère ; il livre donc le tribut consciemment.

Dans le chapitre V, à nouveau le moment du départ est évoqué : l’aumônier est tenté de rester à Tahiti (p. 80-81).

Une fois cette description faite, il faut se demander quelles en sont les conséquences. La révélation par Orou du « tribut » levé secrètement sur les voyageurs oblige à réviser deux idées :

 1. L’idée selon laquelle l’île est un lieu du plaisir pour le plaisir se révèle fausse ; en fait Orou explique à l’aumônier que les Tahitiens et les Tahitiennes sont poussés par l’intérêt :

"L’aumônier : ... mais la tendresse maritale, l’amour paternel ... s’ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être assez faibles.
Orou : Nous y avons suppléé par un autre autrement général, énergique et durable, l’intérêt. ..."

(p. 75)

L’hospitalité tahitienne n’est pas gratuite, elle ne vise pas le plaisir, mais elle est le fruit d’un calcul :

« Orou : ... nous nous sommes aperçus au premier coup d’oeil que vous nous surpassiez en intelligence, et sur le champ nous vous avons destiné quelques unes de nos femmes et de nos filles les plus belles à recueillir la semence d’une race meilleure que la nôtre. C’est un essai que nous avons tenté et qui pourra nous réussir. Nous avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions tirer, et crois que tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi calculer. Va où tu voudras, et tu trouveras presque toujours l’homme aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui lui est bon à rien et te demandera toujours ce qui lui est utile ... »

(p. 77)

A partir de ce moment, tout ce qui précède est à relire.

 2 . D’où une deuxième idée à réviser : l’accueil des Européens par les Tahitiens n’était pas de l’hospitalité mais de l’intérêt.
En fait, le discours d’Orou laisse entendre que tous les habitants de l’île se sont concertés pour offrir l’hospitalité tahitienne ; dès lors, ce qui apparaît comme un don (« Choisis celle qui te conviens » dit Orou à l’aumônier p. 49, ou p. 51 « je te les offre ») est un piège ; il s’agit de prélever la semence des Européens pour améliorer la race.
Cela oblige surtout à relire autrement la harangue du vieillard qui est, rappelons-le, prononcée en fin de séjour à un équipage qui ignore que le tribut a été levé sur lui (l’aumônier aurait été complice des Tahitiens et n’aurait pas révélé le secret). Le vieillard, comme tous les Tahitiens, doit avoir connaissance du tribut, donc beaucoup de ses accusations sont mensongères :

  • il parle de « don » des femmes alors qu’il s’agit d’un moyen de lever le tribut, (p. 44 le Tahitien « offrait sa femme et sa fille » ; p. 45 « tu as été respecté » « te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier »)
  • « nous sommes innocents » prétend-il, mais cette innocence cohabite avec une imposture collective (p. 40).

Ainsi une partie de l’accusation du vieillard se révèle fausse dans l’après coup ; l’opposition innocent / coupable qui soutient le discours du vieillard ne tient plus à partir de la révélation du secret.

De plus il faut souligner que le mot « tribut » employé par Orou est lourd de sens : c’est une contribution forcée imposée par le vainqueur au vaincu, par l’envahisseur au peuple soumis. Or, avec le secret d’Orou, un renversement se produit : les Européens qui, en apparence, sont les conquérants, les vainqueurs, les envahisseurs sont soumis au tribut, donc sont ramenés à leur insu à la situation de victime, de vaincus. Du coup, il n’a a plus les bourreaux et les victimes mais deux partis ambivalents.

Une autre conséquence de ce renversement consiste à alerter contre une idéalisation de Tahiti ; on a déjà vu que, au regard de B, l’île ne correspond pas à la stricte réalité de l’état de nature ; de même, il s’agit d’être attentif à tout ce qui fait que Tahiti n’est pas une société idéale de la transparence, du plaisir etc.

 une citation a déjà signalé que l’amour y est absent et y est remplacé par l’intérêt ;
 on peut noter aussi ce souci de l’amélioration de la race qui aujourd’hui a des accents inquiétants ;
 on remarque de plus que cette société a ses interdits : il est interdit aux filles et aux garçons avant la puberté d’avoir des relations sexuelles, de même pour les femmes qui ont leur règle, de même pour les femmes devenues stériles etc.
 de même le libertinage existe à Tahiti : il concerne ceux qui sont interdits de sexualité et qui outrepassent l’interdiction.

Mais ce qui retient surtout mon attention, c’est la permission de l’inceste. L’idée selon laquelle la loi de la nature autorise l’inceste est implicitement présente chez J.-J. Rousseau ; dans le Discours sur l’origine, il y a deux moments dans l’histoire de l’humanité où l’inceste est possible :

 d’abord dans l’état de nature au sens strict du terme, c’est-à-dire quand les hommes vivent seuls, dispersés dans la forêt ; à ce moment-là, le besoin sexuel est assouvi avec la première femelle croisée, et une fois la satisfaction obtenue, chacun reprend son chemin ; l’homme peut très bien avoir engendré une fille qu’il retrouvera par hasard plus tard et avec qui il aura un rapport sexuel sans la reconnaître ; de même, la femelle élève son enfant tant qu’il est dépendant, puis il prend son autonomie, il part et ils perdent toute trace l’un de l’autre, le même hasard peut les faire se rencontrer. Cet inceste se fait sans que les partenaires ne le sachent puisque la famille n’existe pas, et que l’homme de la nature est solitaire.
 ensuite, la famille commence à se former en partageant la même hutte, c’est le moment où naissent les sentiments ; comme la famille vit isolément, implicitement le texte amène à se dire qu’elle s’accroît dans l’inceste ; ce n’est que plus tard que chaque famille organisée autour d’une hutte ira trouver une personne à épouser dans une hutte voisine. Or, J.-J. Rousseau emploie pour l’étape de la hutte l’expression « jeunesse du monde » :

« L’exemple des sauvages qu’on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que ... cet état est la véritable jeunesse du monde ... [et c’est l’époque] la plus heureuse »

(p. 101)

L’inceste est dans la nature, c’est la position défendue par Orou (p. 71-72) avec deux arguments :

 l’inceste n’est contraire ni au « bien général » ni à « l’utilité particulière »
 même dans la Bible, quand un père reste seul avec ses filles, l’inceste est le seul moyen qui permette à l’espèce de ne pas disparaître ; (allusion à Loth et ses filles).

Outre l’idée selon laquelle Tahiti n’est pas une société modèle, cette question de l’inceste montre la difficulté à penser l’altérité ; il s’agit moins de se demander quelle est l’opinion de Diderot que de se convaincre de la nécessité de faire tomber les préjugés les plus ancrés si nous voulons penser des questions difficiles ; c’est donc davantage un exercice intellectuel qu’une opinion.

Comment le Supplément AU Voyage de Bougainville fait relire les deux contes qui le précèdent

Ce que dit le Supplément sur le désir

La question de la loi naturelle est posée dans le domaine où elle semble s’exercer par excellence, qui est celui du désir sexuel ; c’est en voulant rendre permanent le désir sexuel qui est, par nature, inconstant que les lois, le mœurs des sociétés civilisées trahissent la nature, et produisent du crime. Selon Orou , le désir sexuel se définit par sa mobilité, le tahitien condamne toute obligation à la constance :

« rien en effet te parait-il plus insensé qu’un précepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande une constance qui n’y peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle en les enchaînant pour jamais l’un à l’autre ; ... »

p. 55

Orou décrit le mariage chez les Tahitiens, dans ces termes :

"L’aumônier : Qu’est-ce que votre mariage ?
Orou : Le consentement d’habiter une même cabane et de coucher dans un même lit, tant que nous nous y trouvons bien.
L’aumônier : Et lorsque vous vous y trouvez mal ?
Orou : Nous nous séparons."

(p. 59)

Le mariage tahitien ressemble au libertinage européen tel que le décrit le libertin de Crébillon dans La nuit et le moment :

« enfin nous avons eu le bonheur d’arriver au vrai : ... jamais l’on n’a moins affecté la vertu. On se plait, on se prend. S’ennuie-t-on l’un de l’autre ? on se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l’on s’est pris. Revient-on à se plaire ? on se reprend ... On se quitte encore, et jamais l’on ne se brouille ... »

(p. 24, éd. Desjonquières)

Le Supplément est la troisième partie du triptyque, après Ceci n’est pas un conte et Mme de la Carlière. (voir Bideau p. 9). Outre les informations météorologiques communes à Mme de la Carlière et au Supplément au Voyage de Bougainville, on lit, dans le chapitre V, une typologie des personnages des deux contes précédents :

"B. ... tant que les appétits naturels seront sophistiqués (= altérés), comptez sur des femmes méchantes.
A. : Comme la Reymer.
B. : Sur des hommes atroces.
A. : Comme Gardeil
B. : Et sur des infortunés à propos de rien.
A. : Comme Tanié, Mlle de la Chaux, le chevalier Desrosches et Mme de la Carlière. Il est certain qu’on chercherait inutilement dans Otaïti des exemples de la dépravation des deux premiers et du malheur des trois (ils sont 4 !!) derniers."

(p. 93)

C’est dire que les lois qui obligent à la constance produisent :

 d’une part des méchants
 d’autres par des malheureux.

Ce classement montre qu’il n’y a pas les victimes et les bourreaux dans les histoires d’amour, mais seulement des victimes des lois anti-naturelles.

Les deux premiers contes

Ceci n’est pas un conte

La problématique explicitée de Ceci n’est pas un conte est la suivante : il y a des hommes bons et il y a des femmes méchantes ; cela est illustré par l’histoire de Tanié et la Reymer (p. 125 GF) ; puis, l’histoire de Mlle de la Chaux et de Gardeuil prouve la méchanceté de l’homme et la bonté de la femme. Mais, ce sujet se double d’un autre, celui du désir sexuel. En effet, quand on passe à l’histoire de Mlle de la Chaux et de Gardeil, le second interlocuteur s’étonne qu’un homme si laid ait été passionnément aimé d’une femme qui a autant de qualités que Mlle de la Chaux. Pour lui faire comprendre de quoi il s’agit, le premier interlocuteur rappelle au second la liaison qu’il a eue avec la Deschamps, qui était laide et sotte, mais qui possédait le talent suivant :

« C’est de me rendre plus heureux entre ses bras que je ne le fus jamais entre les bras d’aucune autre femme. »

(p. 132)

Mlle de la Chaux est le double féminin du second interlocuteur. Ce que montre Tanié, le second interlocuteur et Mlle de la Chaux, c’est la force et l’arbitraire du désir sexuel. Mais aussi le fait que ce désir ne trouve pas satisfaction dans la civilisation européenne. Outre la force et l’arbitraire, le désir est marqué par l’inconstance inexplicable ; Gardeil montre cet aspect-là :

« j’ai commencé sans savoir pourquoi j’ai cessé sans savoir pourquoi »

p. 137


ou

« Je l’ai aimée ... je ne l’aime plus »

(p. 139)

Ce premier conte pose la question du désir sexuel, derrière celle de la méchanceté et de la bonté.

Mme de la Carlière

Mme de la Carlière présente le même phénomène de dédoublement de son sujet. Son sous-titre est « sur l’inconséquence du jugement public de nos actions particulières » (voir la note de Delon). Il est vrai que le conte tourne en partie autour de la mise au ban de Desroches qui, après le grand « procès » que lui fait sa femme, se trouve accusé d’être responsable de tous les malheurs de sa femme, bien qu’ils soient d’un autre ordre :

« A mesure que les peines de Mme de la Carlière se succédaient, le caractère de Desroches se noircissait, sa trahison s’exagérait ; et sans être ni plus ni moins coupable, il en devenait de jour en jour plus odieux ; »

(p. 168, GF)

Mais, cette question indiquée par le sous-titre , se double d’une autre : Mme de la Carlière incarne la loi qui exige une fidélité contraire à la nature et impraticable ; Desroches est puni du crime d’avoir satisfait son désir sexuel avec une autre femme. Son aventure est ainsi présentée ; Mme de la Carlière nourrit son enfant :

« Ce fut un long et périlleux intervalle pour un jeune homme d’un tempérament ardent, et peu fait à cette espèce de régime. »

(p. 157)

Il vit une aventure avec une ancienne maîtresse ; sa femme le découvre. On sait la suite qui montre que les lois ont aliéné l’esprit de Mme de la Carlière.

L’un des deux interlocuteurs propose une autre version de l’histoire :

"Je change la thèse, en supposant un procédé plus ordinaire à Mme de la Carlière. Elle trouve les lettres ; elle boude. Au bout de quelques jours, l’humeur amène une explication, et l’oreiller un raccommodement, comme c’est l’usage. ... et ainsi de suite pendant une trentaine d’années, comme c’est l’usage. ...
 Comme il n’est pas toujours d’usage."

(p. 171)

Ainsi, l’interlocuteur propose, à l’intérieur du mariage anti-naturel, de réintroduire une part de nature en faisant de l’infidélité une habitude ; cette solution apparaît comme un compromis entre loi anti-naturelle et loi naturelle. Le mariage européen ainsi réformé ressemblerait un peu au mariage tahitien, dans la mesure où il s’adapterait à l’inconstance naturelle. Ce deuxième conte montre donc que l’inconstance est naturelle et que s’y opposer rend malheureux.

Jacques le fataliste

On peut penser aussi, dans Jacques le fataliste à l’histoire de Mme de la Pommeraye et du marquis des Arcis ; mais le pardon final du marquis change la donne ; ce pardon montre que des Arcis, en acceptant d’avoir pour femme une ancienne prostituée, est capable d’assumer son désir sexuel arbitraire, et non-conforme aux exigences du mariage aristocratique.

L’éclairage du Supplément

Tel est l’éclairage rétrospectif que le 3ème conte porte sur les deux premiers. Mais le 3° conte relance le questionnement : on a vu que si Tahiti pouvait paraître d’abord comme le lieu du plaisir sexuel, finalement, les amours y sont favorisés pour que la population puisse s’accroître, voire pour que la race puisse s’améliorer. Une fois de plus, Diderot s’emploie à faire monter le soufflet et le faire retomber. Tahiti n’est pas la nouvelle Cythère au sens érotique mais au sens de la génération (lieu où naît Vénus). Tahiti est une île qui voit sa richesse dans sa population, où la sexualité de chacun est instrumentalisée et mise au service de cette valeur économique, aliénation qui vaut bien le malheur d’Ouranos.

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