De Doré à Perrault, Conférence de Tony Gheeraert, Université de Rouen

, par GHEERAERT Tony , Université de Rouen

Introduction : de Doré à Perrault

Le texte ci-dessous reprend le texte de la conférence que Tony Gheeraert [CEREDI - Université de Rouen] a donnée le 13 Décembre 2006 au CDDP de Boulogne.

Les illustrations de Gustave Doré sont fascinantes, les plus belles sans doute jamais réalisées pour illustrer les contes, à juste titre célèbres. Mais, en accord, me semble-t-il, avec l’esprit des instructions officielles qui préconisent la plus grande prudence dans l’usage qu’on peut faire de Doré en vue d’interpréter les contes (« Il est rappelé en effet que l’objectif est de permettre aux élèves de réfléchir aux problèmes posés par les relations entre un texte littéraire et les choix opérés par un artiste qui, en imaginant de l’illustrer, crée sa propre œuvre »), je voudrais envisager ici avec vous les multiples fausses pistes ouvertes par Doré, d’autant plus pernicieuses qu’elles risquent d’égarer, voire de piéger le lecteur imprudent qui choisirait cette voie avenante pour entrer dans les textes de Perrault lui-même. Ce que je voudrais me demander aujourd’hui, c’est si Doré, à bien des égards, loin de proposer (je cite encore les instructions) « une lecture parmi d’autres possibles » des Contes de Perrault, n’impose pas, par la puissance hypnotique de ses images, une interprétation erronée, en désaccord avec ce que j’appellerai, si vous me le permettez, l’intention de Perrault. Si, comme le suggèrent les instructions, il nous faut méditer sur l’histoire littéraire et l’histoire des sensibilités, et si l’entreprise qui consiste à tenter de restituer l’intention de l’auteur possède un sens (je postule que cette intention soit accessible), alors il convient d’avouer que les beaux dessins de Gustave Doré, en accumulant les anachronismes et les détournements, nous apprennent beaucoup sur le romantisme, le fantastique et le réalisme, et sur l’univers imaginaire de Doré lui-même, mais s’il s’agit d’éclairer les Contes, comme le préconisent encore les instructions, ces beaux dessins pourraient être à bon droit considérés non seulement comme inutiles, mais comme dangereux - ils les desservent, les trahissent, et nous empêchent tout simplement de les voir, l’interprétation des Contes selon Doré relevant d’un contresens assez absolu, en dépit (ou, plus perfidement, à cause) d’un apparent souci de fidélité littérale aux textes de la part de l’illustrateur. « Le programme est une invitation à lire les Contes de Charles Perrault illustrés par Gustave Doré », précisent les instructions officielles, qui ajoutent prudemment que l’illustrateur « propose une lecture parmi d’autres possibles ». Hélas, je crains bien que cette précaution soit même insuffisante, et que celui qui tenterait honnêtement de suivre cette piste se fourvoierait : Doré ne présente pas, selon moi, « une lecture parmi d’autres », en vertu du relativisme herméneutique sous-tendu par une telle expression, et qui suggère implicitement que toutes les interprétations, qu’elles qu’elles soient, se valent. Non, et je ne serai pas sur ce point disciple de Barthes et de son école : toutes les interprétations ne se valent pas ; il y en a de bonnes, qui s’accordent avec la volonté de l’auteur et le sens du texte, et d’autres mauvaises, qui rendent de l’œuvre une image erronée, qui ne peuvent être soutenues, que le texte désavoue. Celle de Doré est de celles-ci. Je soutiens, pour ma part, que qui voudrait lire les Contes en se servant des images de Doré se condamnerait à ne rien comprendre, mais alors rien comprendre du tout, à l’œuvre de Perrault, tant l’image que nous en donne Doré détourne le sens véritable des Contes, tant l’illustrateur occulte l’essentiel, tant il invente et comble, selon sa sensibilité particulière, qui est aussi celle de son temps, les ellipses, les lacunes et les silences de Perrault, en un sens qui eût fait dresser les cheveux sur la tête du bon académicien.

Qu’on ne se trompe pas sur ce que je viens de dire : Gustave Doré, en tant qu’artiste et créateur, a réalisé ici un chef-d’œuvre dont la qualité esthétique est indéniable ; mais, du fait même qu’on a affaire à une véritable création, autonome, relevant du projet esthétique propre de Doré, de son identité irréductible d’artiste, elles ne peuvent manquer de dénaturer Perrault. Ou pour le dire mieux, Doré « récupère » Perrault dans une perspective artistique qui lui est singulière, et qui n’a rien à voir avec Perrault - grand créateur, il est un piètre commentateur fort infidèle ; on ne saurait lui en tenir grief, ce n’était pas son objet que de nous mener jusqu’au vrai Perrault, mais on ne saurait non plus se méprendre en prenant pour argent comptant la représentation qu’il nous donne du conteur classique.

Dans quelle mesure les illustrations de Doré sont-elles le masque somptueux posés par un Romantique sur une œuvre qui, tout Moderne que soit son auteur, reste un chef-d’œuvre du classicisme ? Telle est, vous l’aurez compris, la problématique qui me guidera aujourd’hui - volontairement provocatrice et polémique. La réponse ne pourra manquer d’être nuancée. Doré, fidèle ou traître à Perrault ?

Pour évaluer la distance qui sépare le conteur de son illustrateur, je vous propose de prendre les choses à rebours : après avoir rapidement présenté les contes et l’édition Hetzel, nous regarderons les illustrations de Doré, puis nous remonterons le temps et essayerons de percer le secret du texte de Perrault pour enfin, en conclusion, mesurer les affinités électives qui peuvent malgré tout rapprocher deux artistes que tout oppose à première vue.

A. De Perrault à Doré

Je commencerai par rappeler, très brièvement, quelques jalons d’ordre historique.

1.Deux ou trois choses que l’on sait d’eux

À la fin du XVIIe siècle, les contes de fées sont à la mode. Ils sont apparus, en tant que jeu de salon mondain, dans la belle société, et Mme de Sévigné mentionne une dame de ses amies qui distrait ses invités, dans les années 1670, en leur racontant (elle dit : « mitonnant ») des contes de fées.

Ce jeu d’esprit va devenir en 1690 un genre littéraire, lorsque Mme d’Aulnoy insérera un conte, L’Île de la félicité, dans un roman intitulé Hippolite, comte de Duglas. C’est le premier conte de fées littéraire écrit en français (le conte merveilleux folklorique, lui, appartient à la tradition orale et remonte à un passé très ancien, voire à l’aube de l’humanité). À partir de 1690 et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le conte connaîtra une vogue sans précédent. Rien que pendant la première vague de cette mode, ce sont Mme d’Aulnoy, Mme de Murat, Fénelon lui-même, Préchac, le chevalier de Mailly, l’abbé de Choisy et tant d’autres qui publieront des contes de fées. Ceux-ci font l’objet d’une republication systématique dans une édition savante, « la bibliothèque des génies et des fées », chez Champion. Plusieurs volumes sont déjà parus.
Perrault est l’auteur de trois contes en vers, publiés sans illustration entre 1691 et 1695, Grisélidis, Les Souhaits ridicules et Peau d’Âne. Ce dernier est le seul conte de fées de ces trois textes (les deux autres sont d’une part une nouvelle, de l’autre un conte facétieux proche de la fable). Jamais ces textes ne seront réunis aux contes en prose du vivant de leur auteur. Il n’a laissé, notons-le, aucun Peau d’Âne en prose (version illustrée par Doré).

En 1695, un magnifique manuscrit, décorée de vignettes en couleurs et d’un frontispice lui aussi colorié à la gouache, est remis à Mademoiselle. Il contient une dédicace « À Mademoiselle » signée « P.D. » (Perrault d’Armancour) et cinq contes en prose (La Belle au bois dormant, Le Petit Chaperon rouge, Barbe Bleue, Cendrillon et les Fées). C’est le manuscrit dit « Pierpont Morgan », car il est conservé dans cette bibliothèque new-yorkaise.

En 1697, l’édition originale des contes en prose paraît chez Barbin dans un petit in-12° extrêmement fautif. Il contient désormais 8 contes, et les 5 premiers contes font l’objet de multiples variantes (surtout « Les Fées »). Il est illustré d’un frontispice et de vignettes gravées, une en tête de chaque conte. Ces estampes reprennent les dessins de 1695, du moins bien sûr pour les contes qui faisaient partie du manuscrit Pierpont Morgan. Vignettes modestes, si on les compare à Doré, sans doute, mais le fait mérite toutefois d’être noté, dans la mesure où le livre illustré traversait à cette époque une crise grave, et qu’il était rarissime que les livres de petit format fussent illustrés. Bien que signé par son fils, ce recueil, mais seulement depuis la fin du XVIIIe siècle, est communément attribué à Charles Perrault, sans que la question de la paternité des contes soit close à ce jour.

Au total, donc, nous nous trouvons devant deux séries de publications totalement distinctes, entre lesquelles seule la préface des contes en vers (qui mentionne en passant « Les Fées ») constitue un lien ténu. Les contes en vers et les contes en prose ne seront publiés ensemble pour la première fois qu’en 1781. C’est à cette date qu’apparaît parmi les Contes de Perrault, conjointement à la version en vers, une version en prose de Peau d’Âne qui supplantera l’originale au XIXe siècle, au point que c’est celle-ci qu’illustrera Doré.

Or, ces contes de (ou attribués à) Perrault, mince plaquette si l’on s’en tient aux contes en prose, ouvrage à peine plus épais si l’on y joint les contes en vers, se sont acquis une notoriété immense, démesurée si on la juge par rapport au genre mineur dont ils relèvent. Non seulement ils ont vite été tenus pour les contes de fées les plus achevés de l’âge classique - leur réputation leur a valu, dès la fin du XVIIIe siècle, d’ouvrir le premier volume du Cabinet des fées [1] , ce grand recueil qui, à l’automne du XVIIIe siècle, rassemble la majeure partie de la production du siècle précédent -, mais ils ont fini par compter parmi les œuvres les plus célèbres de la littérature française dans son ensemble. Le colportage a d’abord permis leur diffusion rapide auprès d’un large lectorat avant que les collections pour la jeunesse ne s’en emparent et ne leur assurent une popularité qui ne s’est jamais démentie : en 1968, Marc Soriano écrivait que le recueil des Histoires ou contes du temps passé était « le seul classique que chacun de nous sache par cœur avant d’aller en classe » [2], et cette remarque vaut plus que jamais aujourd’hui, quand bien même on serait contraint d’avouer que cette connaissance passe souvent par le prisme des studios Disney.

Ces opuscules ont par ailleurs suscité des commentaires critiques dont l’abondance, la diversité et, parfois, la virulence polémique contrastent avec le petit nombre des pages analysées et l’allure anodine de ces historiettes. Mais, paradoxalement, ces contes si fameux sont peut-être aussi les textes les plus énigmatiques de notre histoire littéraire : on ne sait précisément ni qui les a composés, ni à quelle date, ni pour quel public, ni dans quelle intention. Je ne développerait pas ces points aujourd’hui, puisqu’ils sont traités dans les préfaces de toutes les bonnes éditions, et que vous les connaissez sans doute. Mais à ces lacunes factuelles s’ajoutent encore les innombrables contresens qu’on ne cesse de commettre sur ces œuvres tellement connues qu’on n’éprouve pas toujours le besoin d’y revenir et qu’on se contente parfois des souvenirs vagues laissés par les lectures d’enfance ou les films d’animation : aussi le commentateur est-il sans cesse amené à préciser que Perrault n’a pas mis en scène de fée Carabosse, qu’il n’a pas écrit « l’Adroite Princesse » [3], que « La Belle au bois dormant » ne s’achève pas par un mariage, que « Peau d’Âne » est un conte en vers et que « Le Petit Chaperon rouge » est une histoire qui finit très mal. Plusieurs de ces méprises sont imputables aux éditions pour l’enfance qui n’ont pas manqué de dénaturer Perrault en illustrant, tronquant, élaguant, moralisant, réécrivant ou même en transformant profondément les textes originaux, jusqu’à les fusionner au besoin avec les versions des frères Grimm.

2.Un chef-d’œuvre : l’édition Hetzel-Stahl

Parmi ces défigurations ou refigurations, en tout cas déformations, beaucoup sont dues aux nombreuses illustrations dont les contes ont fait l’objet. Les images, en complétant ou en commentant les textes, guident la lecture, orientent notre réception, nous font à notre insu produire des représentations mentales ; et parmi les illustrateurs de Perrault, le plus illustre, celui dont la force s’imprime le plus dans notre esprit, et sans doute aussi l’un de ceux qui, par la force de son génie, s’est le plus approprié (traduire : « a le plus détourné ») les contes de Perrault, c’est Gustave Doré.

Je ne m’étendrai pas sur la vie de Gustave Doré. Son œuvre, essentiellement faite de gravures (même s’il escomptait faire carrière comme peintre), se caractérise, on le sait, par l’empreinte du romantisme, par le souffle épique traversant chacune de ses estampes et qui trahissent la vigueur de son rêve intérieur. Les effets de monumentalité et de vertige, les contrastes du noir et du blanc, la dramatisation recherchée lui ont valu très tôt une célébrité méritée. Lorsqu’en 1862, il est chargé d’illustrer les Contes pour le compte de l’éditeur Stahl-Hetzel, ses audacieuses visions nous donne à voir un Perrault saisissant, irrationnel et fantastique, déconcertant à son époque, et qui nous fascine encore aujourd’hui.

Il convient peut-être de rappeler l’importance majeure de l’édition Stahl dans l’histoire bibliographique des contes de Perrault. Après l’édition originale et celle de Lamy qui, en 1781, joint ensemble, pour la première fois, les contes en vers et en prose, l’édition Stahl est la troisième édition majeure des contes de fées composés par Charles Perrault.

De son vrai nom Pierre-Jules Hetzel, Stahl (c’est un nom de plume) est né à Chartres en 1814. Il fut un éditeur visionnaire, aux idées politiques avancées (c’est un quarante-huitard) et, en ce qui nous concerne, il fut le créateur de la littérature pour la jeunesse. Exilé par Louis-Napoléon Bonaparte, il rentre en France en 1859 et installe sa maison d’édition au 18, rue Jacob. C’est à cette date qu’il se lance dans une entreprise qu’il qualifie lui-même « d’énormité apparente » : les Contes de Perrault illustrés par Gustave Doré, en édition de luxe. Le livre publié en 1861 connaît un succès immédiat et sera maintes fois réédité [4]. L’ouvrage fut salué par un éloge dithyrambique de Sainte-Beuve.

C’est un livre splendide, de grand format, à la couverture dorée, qu’il faut consulter, si vous en avez l’occasion, pour le seul plaisir de voir un très bel ouvrage. Les gravures, pleine page (33x27cm pour les plus grandes), autonomes par rapport au texte (elles ne suivent pas exactement le texte en vis-à-vis), impressionnent par leurs dimensions. De simple vignette initiale qui ouvrait chaque conte, l’illustration a conquis l’espace du livre, s’est démultiplié pour scander les temps forts du récit dont elle dégage ainsi la structure, s’est agrandi à la taille d’un tableau. Il faut avouer que les reproductions médiocres à l’usage des élèves ne leur rendent pas justice : c’est en les contemplant dans leur format originel qu’on perçoit le mieux les effets de disproportion et de contre-plongée (qui suggèrent le point de vue du lecteur enfantin), les panoramiques et les gros plans, les effets de profondeur, les cadrages et la lumière, le gigantisme des ogres, l’expressivité des visages, ainsi que l’ambition d’anoblir la gravure : chez Perrault, ainsi que chez nombre d’illustrateurs qui ont précédé Doré, les contes n’étaient illustrés (quand ils l’étaient) que par de simples vignettes. Ici, ce sont de grandes images hors-texte accompagnées (dans la table des matières) d’une légende correspondant à la partie du texte qui est illustrée. Il n’est pas indifférent que ces grandes illustrations confinent à des tableaux : Doré ambitionnait de devenir un grand peintre (l’une des gravures du livre est d’ailleurs mise en abyme, mais en tant que tableau, dans le frontispice, ce qui en dit long sur les aspirations profondes de Doré). S’il choisit d’illustrer Perrault, c’est que les contes font désormais partie à ses yeux du patrimoine littéraire de l’humanité, au même titre que la Bible ou le Don Quichotte.
Ce beau livre, un chef-d’œuvre richement illustré, bien imprimé sur du beau papier, était évidemment une œuvre de luxe composée pour une classe bourgeoise qui avait les moyens de l’acheter - c’était un cadeau d’étrennes, destiné aux enfants riches. j’ai lu ici ou là que Doré visait un large public : c’est faux. Le livre était si inabordable que Sainte-Beuve, lorsqu’il en fait la recension, se croit tenu de signaler d’autres éditions, en précisant qu’il

Indique ces différentes éditions parce qu’il en faut à l’usage même des petites et des moyennes bourses.
 [5]

Celle de Stahl n’est apparemment réservée qu’aux grandes. La composition du recueil, et même des gravures, se ressent de cette destination du livre, conçu à l’intention des enfants de la bourgeoisie ; le frontispice est éloquent sur ce point, et la confrontation avec celui d’origine est riche d’enseignements : la vieille paysanne qui raconte de mémoire ses histoires à dormir debout(« contes de ma mère l’oie ») disparaît, elle est remplacée par une vieille grand’mère qui tient un livre d’histoires à faire peur. Le changement de registre, le changement de contexte (le brassage social est remplacé par une famille bourgeoise dont l’union est symbolisée par la mère dont les bras referment le cercle), le passage de l’oralité à l’écriture (symbolisé par le livre et les lunettes)... les différences sont énormes.
Cette édition de luxe a été saluée comme il se doit quand elle est parue, en particulier par Sainte-Beuve, dans Les Nouveaux lundis (23 décembre 1861) :

Voici une édition nouvelle qui laisse bien loin en arrière toutes les autres ; elle est unique, elle est monumentale. Ce sont des étrennes de roi. Chaque enfant est-il devenu un Dauphin de France ? - Oui, au jour de l’an, chaque famille a le sien. Je ne sais par quel bout m’y prendre, en vérité, pour louer cette merveilleuse édition qui a la palme sur toutes les autres et qui la gardera probablement... Un Perrault comme il n’y en eut jamais jusqu’ici et comme il ne s’en verra plus. Je risque la prédiction. Il faut, après cela, tirer l’échelle...

Les contes originaux n’étaient pas un livre de luxe - c’était même tout le contraire : les Histoires ou contes du temps passé sont parus chez Barbin dans une édition de poche (in-12°) sur du papier de piètre qualité, et si bourré de fautes qu’il fallût ajouter un errata (incomplet) et même faire un deuxième tirage, qui se révéla aussi mauvais que le premier. Les gravures, de simples vignettes sur bois fort naïves, sont mal centrées, les pages sont farcies de coquilles. Les vignettes miment la maladresse des impressions de la littérature populaire du temps, ces livres de la Bibliothèque bleue véhiculée par les colporteurs et qui contenaient aussi bien des recettes de cuisine que des romans de chevalerie. Le graveur, François Clouzier, travaillait à coup sûr sous l’ordre de Perrault, et certains pensent même que les dessins préparatoires seraient de l’Académicien. Aussi convient-il de ne pas prendre pour argent comptant la naïveté du trait, la quasi-absence de perspective, voire, comme c’est le cas pour la vignette accompagnant Barbe-bleue, la coupure grossière de l’image en deux plans : loin d’être des signes de maladresse, il s’agit là de procédés concertés en vue de créer un effet esthétique précis : ces archaïsmes et ces inélégances tendent à mimer les ouvrages de la culture populaire, ceux de la Bibliothèque bleue qui faisaient, dans les campagnes, la fortune des éditeurs troyens. [6]

Vignette de Barbe bleue (édition originale, 1697)

Barbe bleue

Je pense que la réception ne peut manquer de tenir compte de ce décalage. On aurait trop tôt fait de conclure que Perrault, le courtisan, est du côté de la mondanité galante, et que Doré le romantique ferait lui justice à la pauvreté du folklore, à la culture populaire de ces contes, à la vie des malheureux paysans : pure illusion, cette lecture est factice. S’il y a une édition du pauvre, c’est celle de 1697, pourtant, on le verra, toute pétrie de culture mondaine, et s’il y a une édition luxueuse, c’est bien la Stahl, qui paraît faire l’apologie des misérables et des pauvres gens, mais qui est destinée aux enfants de la bourgeoisie. D’entrée, rien qu’à regarder l’aspect matériel des éditions, nous tombons sur un curieux paradoxe, qui concerne la nature populaire ou mondaine des contes, dont nous aurons à reparler.
À considérer l’édition Stahl, un premier problème méthodologique se pose s’il s’agit de considérer Doré comme « interprète parmi d’autres » de Perrault : c’est qu’il n’illustre pas le bon texte. Comme la plupart des éditeurs, il opte pour un texte fautif, qu’il a remanié sans même les collationner sur les éditions originales et privé de ses moralités ; de plus, les contes ne sont pas présentés dans l’ordre du recueil (en commençant, comme souvent, sur le Petit Chaperon rouge, l’éditeur insiste sur l’aspect populaire et folklorique du recueil), Peau d’Âne est présenté dans sa version en prose... Si Doré devait effectivement commenter Perrault, ce ne serait pas le « vrai » Perrault, ce serait le « Perrault-de-Stahl » avec des traits d’union, ce qui introduit un nouvel obstacle qui sépare l’illustrateur de l’œuvre.
Pour l’instant, contentons-nous d’observer les gravures de Doré d’un point de vue strictement esthétique.

B. Perrault selon Doré, ou la perfection du contre-sens

1. Les intuitions de Sainte-Beuve

Venons-en aux illustrations de Gustave Doré, vous les connaissez, je ne vais pas longuement les décrire. Ce qui m’intéressera d’abord ici, c’est la tradition dont relève les choix esthétiques qui ont présidé à sa composition, et la compatibilité entre le sens des illustrations de Doré et l’intention de Perrault. Les instructions officielles nous demandent de nous intéresser au contexte historique, et à l’histoire de la sensibilité, il importe donc qu’on s’y arrête. On se contente généralement de dire que Doré est « romantique », dénomination pour le moins vague et qui ne nous dit pas grand’chose. Regardons-y de plus près, et commençons par retourner au premier jugement porté sur l’œuvre, celui de Sainte-Beuve. Ce dernier, dans le même lundi que précédemment, envisage Doré comme un Romantique, au point de nommer Gautier. Il loue ces illustrations « grandioses » qui « renouvellent » la lecture des contes. Qu’entend donc Sainte-Beuve par ce mot de « renouveler » ? Il évoque Théophile Gautier et parle de « pittoresque » :

Je ne puis que dire que ces dessins me semblent fort beaux, d’un tour riche et opulent, qu’ils ont un caractère grandiose qui renouvelle l’aspect de ces humbles contes et leur rend de leur premier merveilleux antérieur à Perrault même.

On voit ce à quoi est sensible Sainte-Beuve : non les contes, mais le matériau oral et folklorique dont les contes sont inspirés. Les contes de Perrault, pour lui, ne valent que comme agents de transmission d’une culture orale qui se serait perdue sans eux. Et Doré, par la force de son imagination, en illustrant les contes, ferait justice à cet héritage dont Perrault n’est qu’un passeur plus ou moins adroit. Qui dit vision romantique des contes, dit aussi fidélité à l’héritage folklorique et populaire.

Qui dit romantisme dit aussi attirance pour le monde germanique, l’Allemagne étant vue comme une terre de légendes et de mystères. Doré, du fait de ses origines, y puiserait son inspiration :

[Les contes selon Doré] se ressentent un peu du voisinage de l’Allemagne et des bords du Rhin, et projettent sur nos contes familiers un peu de ce fantastique et de cette imagination mystérieuse qui respire dans les légendes et contes du foyer, recueillis par les frères Grimm : il y a tel de ces châteaux qui me fait l’effet de celui d’Heidelberg ou de la Wartburg [celui de Barbe-bleue, peut-être ?], et les forêts ressemblent à la Forêt-noire.

Chez Doré se mêleraient les influences non seulement de Perrault, mais des frères Grimm, collecteurs fameux actifs au début du XIXe siècle et agissant dans le but avoué de conserver un patrimoine oral déjà en train de dépérir. Ces diverses influences (Perrault et Grimm, le romantisme, l’Allemagne) convergeraient pour faire de Doré un dessinateur fantastique - le mot est d’autant plus intéressant qu’on s’attendrait plutôt à trouver « merveilleux ». Pour Sainte-Beuve, qui fait figure de précurseur dans la mesure où son point de vue sera repris et amplifié par tous les commentateurs jusqu’à nos jours, Doré colore la féerie de teintes inquiétantes et effrayantes, plus proches des contes fantastiques de Gautier que des féeries galantes de Mme d’Aulnoy, la contemporaine si aristocratique de Perrault.

Romantique, fantastique, fidèle à une tradition immémoriale, telle est l’image que Sainte-Beuve se fait de Doré illustrateur de Perrault, et, de fait, elle ne se démentira plus. Doré a trahi Perrault, en « traducteur supérieur et libre », qui « ne se gêne pas ». Seulement, nous, nous travaillons à partir des instructions officielles, qui soulignent que l’objet de notre étude n’est pas Doré, mais Perrault. Comment revenir à Perrault ? Par quel biais pourra-t-on jeter un pont entre le courtisan aristocrate du Grand Siècle et le génial dessinateur romantique ?

2. Le médiévalisme gothique

Pour y parvenir, nous allons, comme le recommandent les instructions, remonter un peu le temps, afin de tenir compte de l’histoire littéraire et de l’histoire des sensibilités. « Romantique », « fantastique », sont des termes génériques un peu attrape-tout qu’on trouve repris un peu partout. Dans quelle tradition s’inscrit Doré, plus exactement ? En fait, si l’on veut être plus précis, on s’aperçoit que la catégorie la plus opératoire pour définir l’œuvre de Doré est celle de gothique. Cette notion n’est pas très usitée en France s’agissant de la littérature, et pour cause, puisqu’elle nous vient d’Angleterre. Le genre du roman gothique, illustré en Angleterre par Horace Walpole ou Anne Radcliffe, s’étend de 1764 à 1725, avec un « pic » de 1796 à 1800, nouveau « pic » en 1810, puis repli jusqu’en 1825 environ, et correspond à un retour de la sensibilité après l’apogée du « néo-classicisme » (Dryden, Wren) et des « âges augustans ». L’originalité de ces romans, dont on trouvera vite des contreparties picturales, réside moins dans l’intrigue (le plus souvent sentimentale à la Richardson) que dans le décor : pour faire pièce au réalisme et aux romans devenus volontiers urbains, ces romans exaltent l’imagination et se déroulent au milieu des châteaux et des abbayes en ruines, si nombreux en Angleterre du fait des déprédations d’Henri VIII et de Cromwell. Romans d’évasion où l’onirisme tient une grande part, ils célèbrent, pour fuir le monde matérialiste et décevant de la révolution industrielle, un moyen âge fantasmé, d’où leur nom de « gothique », synonyme de médiéval. La catégorie de gothique se retrouve associée, dans l’esprit de ces artistes et de ces écrivains, au solennel, au terrifiant, aux histoires alarmantes et mystérieuses, aux voûtes sombres, à la lumière obscure qui perce difficilement au travers les vitraux, aux corridors sans fins, aux souterrains secrets, et plus généralement au pittoresque : son domaine est la nuit, la brume, les ruines, les rêves, et tout ce qui favorise une méditation sur la fuite du temps, ossuaires, spectres et tombeaux.
Le gothique s’exportera : on en trouve des traces, plus ou moins appuyées, dans la France du XIXe siècle, aussi bien sous la plume de Victor Hugo que sous celle de Théophile Gautier ou Villiers de l’Isle d’Adam, et tout particulièrement dans les contes fantastiques. Ce n’est pas mon objet ici de développer ce point, au demeurant bien connu, mais il est aisé de remarquer que tous ces traits que nous avons rapidement passé en revue et défini comme typiquement gothiques, on les retrouve chez Gustave Doré : le château de Barbe-bleue,aux formes sombres et tourmentées, contemplé en contre-plongée, atteste ce goût pour les décors gothiques. Les spectres et les fantômes ne sont pas loin : la statue qui orne l’escalier de la Barbe bleue paraît animée (elle vient de la vignette originale de La Belle au bois dormant, mais c’est Doré qui la rend vivante, et par là « étrangement inquiétante », « unheimlich »). La présence du surnaturel, la chose a été montrée maintes fois, relève plus du fantastique gothique que du merveilleux : ainsi, la vieille fileuse de La Belle au bois dormant ressemble à une sorcière entourée de ses familiers : nous sommes très loin aussi bien de la figure folklorique que de la fée grande dame des contemporains de Perrault, et bien plus proche de la sorcière que de la fée, pour tout dire. L’atmosphère, loin d’être merveilleuse, est sombre et maléfique.
Typiquement gothique aussi est le traitement de la féminité : les jeunes filles sont des victimes jetées en pâture à des monstres - non seulement la princesse de Riquet, mais aussi celle de Cendrillon, où le prince charmant de Perrault est remplacé par un monstre. Cette figure de la jeune fille passive, douce, érotisée, contrastant avec une créature sadique et redoutable, abonde dans les romans gothiques de Radcliffe ou dans celui de Lewis, mais ne se retrouve guère dans le merveilleux de la fin du XVIIe siècle.

3. Sublime Doré

Et Perrault, me direz-vous encore ? Je ne l’oublie pas. On va même s’en approcher de très près. Au plan théorique, l’art et la littérature gothique s’appuient, sur une notion esthétique élaborée en 1757, toujours en Angleterre, par Edmund Burke : celle de sublime, développée, dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau , 1757 (remaniée en 1759). Burke se livre dans cet ouvrage à l’examen de la genèse des passions suscitées par le beau et le sublime.

Le Beau et le Sublime

À la lumière de cette opposition, il apparaît que Gustave Doré est un partisan de l’esthétique sublime chère aux gothiques et à bien des romantiques. Prenons l’exemple de la maison de Barbe-bleue. L’illustrateur joue des ambiguités laissées ouvertes par le texte : dans le conte, la demeure de Barbe-bleue n’est d’abord qu’une riche maison bourgeoise (le héros n’est pas un aristocrate), une « maison de campagne » luxueuse et fort avenante, un lieu de délices) ; mais, le conte se colorant de teintes sombres, plongeant dans une ambiance funèbre, la maison se trouve flanquée d’une « tour », comme un château, et c’est bien un château fort médiéval, avec sa tour crénelée et son pont-levis, que donne à voir Clouzier. Ce petit château de poche est métamorphosé par Doré en une gigantesque forteresse posée sur un éperon rocheux, dont les formes sombres se dessinent dans le soir, et dont les hauts murs suggèrent cette impression de verticalité inséparable du vertige que provoque le sublime, tandis que la taille réduite, sinon minuscule, des personnages renforce encore l’impression de gigantisme. La nuit, la verticalité, la disproportion : nous retrouvons bien ici les ingrédients du sublime selon E. Burke. La démonstration pourrait être aisément prolongée sur d’autres gravures, où nous verrions à plein le goût de Doré pour le sfumato, l’imprécision des contours estompés, les forêts obscures (... obscures et druidiques : il n’est pas indifférent que, illustrant le « Peau d’Âne » en prose, il ait choisi la consultation du druide, mise en scène dans un décor celtique), les grands précipices, les ruines, les cavernes souterraines, les contrastes marqués de lumière et d’ombre. La dimension morbide du gothique est perceptible aussi bien dans la chauve-souris près de la vieille fileuse de La Belle au bois dormant, que dans les squelettes d’oiseaux du Petit Poucet, le couteau et la hache disproportionnés suscitant la terreur, tandis que le plat de nouveau-nés dans le château de l’ogre du Chat botté confine à l’horreur dans sa pureté. Tout concourt, dans ces gravures, à conférer non le plaisir propre à la beauté, mais bien le « délice » (delight) sublime - delightful horror : en romantique, Doré considère que le sentiment esthétique ne se trouve que dans l’insolite, le malaise, voire, parfois, le mauvais goût.

4. L’ami du peuple

Comme l’a bien compris Sainte-Beuve, ce n’est pas tant Perrault, c’est l’origine prétendument populaire des contes qui intéresse Doré : par delà Perrault, c’est la saveur du folklore qu’il espère retrouver dans les contes, qu’il ressuscite, et qu’au besoin il crée de toutes pièces. Malgré les effets de dramatisation, Doré tâche de dépeindre de façon malgré tout réaliste les gens de peu mis en scène dans le recueil.
Doré accorde ainsi une grande attention « réaliste » à la mère-grand du Chaperon, dont on voit choir la tabatière et les lunettes, mais c’est surtout la famille de Poucet qui bénéficie de l’effet de réel : les images qui la représentent sont de véritables scènes de genre, si précises qu’elles apparaissent comme un document sur la condition de vie du petit peuple : les sabots, les outils, les vieux vêtements déchirés et rapiécés, tout concourt à créer un regard compatissant et pathétique. Alors que les contes mettent en scène des personnages stéréotypés, sans profondeur psychologique, on devine aisément la vie intérieure de ces miséreux, inscrite sur leur visage infiniment expressif. Ces parents au fond sympathiques, ces braves gens qui semblent sincèrement regretter de devoir se séparer de leurs enfants, et ne le font que poussés par la misère, on nous les montre dans leur fonction de parents nourriciers - ce sont finalement de bons parents, dont on oublierait presque qu’ils sont cruels au point de perdre leur progéniture dans la forêt. Cette représentation contraste fortement avec l’image que nous donne Perrault de parents inconséquents, égoïstes, injustes et dévorateurs, en un mot cauchemardesques, ainsi qu’avec le mépris populaire de Perrault, qui brocarde l’imprévoyance et la légèreté de la Bûcheronne qui se repent trop tard d’avoir perdu ses enfants, et dépense d’un coup tout son argent chez le boucher (« Comme il y avait longtemps qu’elle n’avait mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu’il n’en fallait pour le souper de deux personnes ») : pour le grand commis de Louis XIV, si les pauvres sont pauvres, c’est bien fait pour eux, car c’est entièrement leur faute.
Chez Doré, la peinture des couches sociales défavorisées concerne même des personnages qu’on aurait crus devoir bénéficier d’un statut plus relevé. Ainsi, la vieille femme qui file la laine dans La Belle au bois dormant a l’air d’une pauvresse, bien qu’elle vive dans un château et que le texte soit muet sur sa condition. Encore plus surprenant : la marraine de Cendrillon apparaît comme tout aussi misérable, dans une cuisine platement prosaïque où se trouve même suspendue une corde à linge : c’est dire jusqu’où descend ici l’effet de réel ; Perrault, certes, ne décrit pas la fée marraine, mais on en trouve chez les conteuses et les autres conteurs, toutes chamarrées d’or, d’argent et de pierreries, ainsi celles du chevalier de Mailly, qui montre des fées « vêtues de brocard d’or avec des bonnets chargés de plumes et d’aigrettes attachées avec des boucles de diamants ». La féerie, les sortilèges, les charmes enchanteurs, mais aussi l’or, l’argent et la richesse sont moins présentes chez Perrault que chez ses consœurs, mais ne sont pas malgré tout absentes chez lui, comme l’atteste le char volant sur lequel s’approche la fée de la Belle au bois dormant (« On la vit au bout d’une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons »), et qui apparaît comme une véritable machine d’opéra. Or, ces effets de richesse, de somptuosité, ces procédés qu’on a pu rattacher à l’esthétique rococo, et d’une façon générale le merveilleux, disparaissent entièrement des illustrations de Doré. Celui-ci délaisse systématiquement, dès qu’il le peut, les occasions de montrer l’aristocratie (dans les Fées, il dépeint la fée en pauvresse, pas lorsqu’elle est vêtue en grande dame), au profit d’une représentation pleine de sympathie et de pathétique quelque peu misérabiliste pour ces hommes et ces femmes du petit peuple.

Si l’on s’en tient à l’histoire littéraire et à l’histoire des sensibilités, de quelque côté qu’on le prenne, Doré est étranger à Perrault : qu’on voie en lui un romantique gothique, un réaliste ou un fantastique, on en reste à des catégories qui sont totalement étrangères à Perrault et ne peuvent donc rien nous apprendre sur lui - tout en étant très éclairantes sur le puissant imaginaire de G. Doré, bien sûr, mais les instructions officielles précisent bien que le programme concerne Perrault, pas Doré.
Alors, si Perrault n’a rien à voir avec ce Perrault-de-Doré romantique, gothique, réaliste et fantastique qui est dans toutes nos mémoires, qui était donc ce diable d’homme de Perrault ? La réponse est complexe.

C. Vers le vrai Perrault

Le titre est un clin d’œil à un ouvrage sur Racine qui jadis fit date...
Les instructions officielles sont très conscientes des limites imposées par l’étude des illustrations de Gustave Doré ; elles précisent que celui-ci appartient à un « courant de sensibilité » qui n’est pas le même que celui de Perrault, et qu’on ne saurait s’en contenter pour expliquer les contes, sauf à faire fausse route. Il faut entreprendre d’autres types d’interprétations, précisent encore les textes : c’est vrai, ne serait-ce que pour mesurer la dérive herméneutique à laquelle conduit Doré. Laissons de côté l’hypothèse, douteuse à bien des égards, selon laquelle Doré nous révélerait des postulations inconscientes chez le conteur, postulations inconnues de lui-même et qui constitueraient la vérité du texte. Faisons fi du structuralisme et de la psychanalyse, revenons-en à l’intention de l’auteur : que voulait faire Perrault ? Je voudrais montrer que le « vrai » Perrault est aux antipodes de ce Doré fantastique, gothique, « sublime » et folkloriste.
Pour ce faire, nous disposons, pour répondre à cette question, de divers travaux dont Gustave Doré, quand bien même il s’en fût soucié, ce qui serait fort étonnant, ne disposait pas. C’est que, depuis quelques décennies, ces récits ne sont toutefois plus abandonnés aux seules publications pour la jeunesse et bénéficient d’approches rigoureuses et scientifiques ; grâce aux travaux de M. E. Storer [7] et, plus près de nous, de Marc Soriano [8] , Jacques Barchilon [9] et Raymonde Robert [10] , ils ont cessé d’être des « Contes-de-Perrault » pour enfin (re)devenir les Contes de Perrault. Réévalués par l’Université qui les a maintenant constitués en objets d’étude à part entière, ils sont désormais accessibles dans des éditions savantes et fiables, et l’on peut se faire désormais une idée raisonnablement informée des intentions esthétiques et idéologiques qui ont présidé à la composition des Contes.

1. Beau ou sublime ?

Nous avons étudié l’inscription de Doré dans l’histoire des sensibilités en remontant le temps : nous sommes partis du Romantisme, du romantisme nous sommes revenus au gothique, du gothique au sublime. Cette catégorie esthétique, Perrault la connaît bien, même si son sens n’est pas exactement le même que celui que lui donneront gothiques et romantiques, dans la mesure où elle tient une place considérable dans la Querelle des Anciens et des Modernes qui opposait en particulier Boileau à Perrault. Le chef de file des Anciens avait traduit en 1674 le Traité du sublime du pseudo Longin (Ier siècle P.C.). Boileau oppose au « médiocre parfait » (notion qui n’est pas si loin que ce que Burke appellera le beau) une autre notion, celle de sublime, définie comme un ravissement de l’âme, un saisissement de tout l’être fondé essentiellement sur une disproportion (Boileau donne comme exemple le verset de la Genèse fiat lux : deux simple mots, mais dont l’effet est tout simplement cosmique). Le sublime, dit-il encore, c’est

cet extraordinaire ou ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte... [Le sublime] donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible qui enlève l’âme de quiconque nous écoute [...]. Il renverse tout comme un foudre... est véritablement sublime ce à quoi il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de résister.
(Boileau, préface du Traité du sublime).

Avant Burke, Boileau, grand adversaire de Perrault, avait tenté de promouvoir le sublime, et Perrault s’opposa farouchement à lui sur ce point, valorisant toutes les catégories que Burke rattachera au Beau, et stigmatisant avec force le sublime. Certes, le sublime tel que le définissait Boileau n’était pas tout à fait de la même sorte que celui selon Burke, mais il n’en reste pas moins que Perrault était ami, en architecture, de la régularité et de la symétrie, de la raison et de l’équilibre, et non des gouffres béants ni des châteaux médiévaux, et se défiait de ses saisissements que provoque le sublime. Il répugne à la sauvagerie, à l’é-normité et exige que la nature soit domestiquée :

Cette nature sauvage gâterait tout si on la laissait faire, elle remplirait toutes les allées d’herbes et de ronces, toutes les fontaines et les canaux de roseaux et de limon, aussi les jardiniers ne font-ils autre chose que de la combattre continuellement.
(Perrault, Parallèle)

L’intendant aux bâtiments du roi songe sans doute aux jardins à la française de Versailles. Qu’eût-il pensé de ses contes illustrés par Doré, de ces forêts obscures, de la végétation sauvage envahissante dans les illustrations de la Belle, par exemple ? Nous sommes, avec Doré, aux antipodes de son goût esthétique - pour lui, l’art consiste à domestiquer la nature, alors que pour l’autre, il doit figurer la libération des puissances naturelles indomptées.
Perrault était hostile à l’idée d’un sentiment esthétique fondé sur un ravissement, une extase. Il préférait un beau fondé sur la symétrie. Dans les débats esthétiques qui font rage en ces temps de Querelle, il est l’ardent partisan de la beauté régulière contre les tenants de la beauté irrégulière. Ce sont ces qualités, qui relèvent pleinement du Beau, qu’il admire dans Versailles, célébré dans le second Parallèle : il loue les galeries « tant la perspective y est bien observée », (II, 113), « la douceur, le repos, la tranquilité des personnages » représentés dans le Salon de la paix, la « symétrie » du salon d’Hercule, et par-dessus tout « les justes proportions » du palais, « dont on ne peut trop admirer la beauté » (II, 137), toutes valeurs esthétiques diamétralement opposées à celles de Doré. Réfléchissant aux fondements du beau, il réaffirme que celui-ci naît de la seule raison. C’est bien la raison pour laquelle il considère que la victoire, dans la Querelle, passe par l’écrasement du sublime longinien défendu par Boileau.
Vous me pardonnerez, j’espère, d’être descendu jusque dans des détails un peu techniques, mais ils sont d’importance. On en sait plus désormais sur la nature de la trahison de Perrault par Doré. Faire fond, comme le fait Doré, sur le sublime pour illustrer Perrault, et non sur le Beau, c’est une trahison majeure des intentions du conteur. C’est même prendre le contre-pied exact des options esthétiques de Perrault. D’un côté, le fantastique, la disproportion, le vide et les ténèbres, l’irruption de l’irrationnel, le plaisir dans la douleur, voire les commotions de l’épouvante ; de l’autre le souci de la mesure et de l’équilibre, des règles, la paix et la sérénité, enfants de l’harmonie. Étant donné l’hétérogénéité de leurs systèmes de références, lire concomitamment Doré et Perrault entraîne facilement des rapprochements trop rapides, mais l’erreur la plus grossière consisterait à plaquer sur Perrault nos remarques concernant le gothique et le sublime - elles ne valent que pour Doré, qui subit l’influence d’une tradition parfaitement étrangère à Perrault, dont les origines plongent dans le préromantisme anglais - et en rien dans le Versailles de Louis XIV, contexte dans lequel les Contes ont été élaborés. Non seulement Perrault ne pouvait pas connaître l’art gothique, né en Angleterre un bon demi-siècle après sa mort, mais de plus, quand bien même il l’eût connu, tout, dans ses écrits, nous laisse à penser qu’il l’eût rejeté avec force.

2. Perrault auteur mondain

Le dernier point, sans conteste le plus important : la perspective romantique qui fait de Perrault un « ami du peuple ».
L’une des principales interrogations portées par la critique sur les Contes de Perrault concerne leur nature populaire ou savante. Doré n’est pas le seul à faire valoir cet aspect des contes : jusqu’il y a une vingtaine d’années environ, beaucoup de critiques insistaient sur l’origine folklorique des Contes, origine folklorique qui constituerait leur vérité ultime. Telle était déjà l’opinion de celui qui, décidément, fait aujourd’hui pour nous figure de mentor, Sainte-Beuve. Selon lui, les contes, Perrault les a

pris dans le grand réservoir commun, et là d’où ils lui arrivaient avec toute leur fraîcheur de naïveté, je veux dire à même de la tradition orale, sur les lèvres parlantes des nourrices et des mères [...]. Ses contes à lui, ce sont des contes de tout le monde : Perrault n’a été que le secrétaire. (1861)
Il est bien certain que pour la matière de ces contes, Perrault a du puiser dans un fonds de tradition populaire, et qu’il n’a fait que fixer par écrit ce que, de temps immémorial, toutes les mères-grands ont raconté. (1851)

Cette vision romantique, on la retrouve partout reprise, de Gustave Doré à Marc Soriano ; elle s’appuie d’abord sur plusieurs textes d’époque, dont la préface, et d’autres sources contemporaines, qui précisent que ces textes auraient été retranscrits fidèlement d’après les versions orales que les nourrices se transmettaient de génération en génération et transmettaient aux petits enfants. Outre le titre, dont le caractère programmatique est clair, deux textes visent encore à contrôler la réception des Histoires ou contes du temps passé : la dédicace d’une part, et quelques lignes parues dans le Mercure galant de l’autre ; tous deux relèvent d’une stratégie éditoriale qui présente ces récits merveilleux comme la transcription exacte de contes issus de la tradition populaire. En effet, « Darmancour », dans la pièce liminaire du recueil, après avoir déclaré qu’il avait « composé » ces histoires, les met ensuite collectivement au compte de l’imagination des familles de France : « Il est vrai que ces contes donnent une image de ce qui se passe dans les moindres familles, où la louable impatience d’instruire les enfants, fait imaginer des histoires dépourvues de raison, pour s’accommoder à ces mêmes enfants qui n’en ont pas encore ». Le second extrait, publié dans le Mercure galant de janvier 1697, approfondit cette thèse au point de pouvoir apparaître comme le premier manifeste des études folkloristes :

Ceux qui font de ces sortes d’ouvrages sont ordinairement bien aises qu’on croie qu’ils sont de leur invention. Pour lui [l’auteur des Histoires ou contes du temps passé], il veut bien qu’on sache qu’il n’a fait autre chose que de les rapporter naïvement, en la manière qu’il les a ouïs raconter dans son enfance.
Les connaisseurs prétendent qu’ils en sont plus estimables, qu’on doit les regarder comme ayant pour auteurs un nombre infini de pères, de mères, de grand-mères, de gouvernantes et de grand’amies, qui depuis peut-être plus de mille ans y ont ajouté, en enrichissant toujours les uns sur les autres, beaucoup d’agréables circonstances qui y sont demeurées, pendant que tout ce qui était mal pensé est tombé dans l’oubli. Ils disent que ce sont tous contes originaux, et de la vieille roche, qu’on retient sans peine, et dont la morale est très claire, deux marques les plus certaines de la bonté d’un conte.

Marc Soriano étaye ces propos en retrouvant les sources orales et populaires de ces œuvrettes ; en s’appuyant sur le travail des collecteurs, récapitulé vers le milieu du XXe siècle par la grande et précieuse encyclopédie du Conte populaire français de Paul Delarue, il montre les points communs entre les contes de Perrault et les versions orales dont, pense-t-il, elles dérivent.
Les folkloristes, lorsqu’ils abordent Perrault, cherchent ainsi à mesurer l’importance des traditions ancestrales dans les Histoires ou contes du temps passé et jugent l’académicien en fonction de ce critère : ils se réjouissent lorsqu’ils en retrouvent des traces et blâment Perrault lorsqu’ils le soupçonnent de s’écarter de ses sources orales ou, pire, de tomber dans un romanesque rococo fort éloigné du monde des chaumines. Nicole Belmont, dans son étude de « La Barbe bleue », compare ainsi le « conte de ma Mère l’Oie » aux versions issues des collectes populaires et se montre sévère à l’égard de l’académicien : sans nier la « grande réussite du texte de Perrault » (réussite qu’elle minimise aussitôt en l’attribuant à sa relative proximité avec le « conte de transmission orale »), elle estime que son récit « ne possède pas la même richesse d’images et de significations latentes, qui semblent presque inépuisables dans le conte populaire » [11], tout en avouant par ailleurs l’embarras que constitue pour elle notre recueil dans le cadre de ses recherches. [12] Paul Delarue, au seuil de son Conte populaire français, juge également Perrault à l’aune de sa fidélité aux sources traditionnelles, mais, contrairement à Nicole Belmont, il admire le respect témoigné par l’auteur des Histoires du temps passé pour le folklore ; il oppose de ce point de vue l’académicien au cercle des conteuses : ses récits merveilleux « apparaissaient dans leur simplicité, leur inimitable fantaisie, infiniment supérieurs aux fades histoires que des dames cultivées tiraient de leur imagination » [13]. En 1968, dans sa grande thèse intitulée Culture savante et traditions populaires, c’est encore le caractère « profondément populaire » de l’art de Perrault que met en avant Marc Soriano : « consciemment ou non, note le critique, [Perrault] rend à cet art méconnu sa pureté et lui ouvre les portes de la grande littérature » [14]. Par delà la divergence de leurs jugements, la démarche des folkloristes et de ceux qui s’en inspirent est donc identique : ils décernent à Perrault des bons et des mauvais points selon la dose de culture populaire authentique qu’ils croient pouvoir retrouver dans les Histoires ou contes du temps passé ; pour eux, Perrault peut être sauvé, malgré ses accointances avec le pouvoir versaillais, s’il s’est montré honnête envers ses sources orales, mais il se retrouve impitoyablement condamné dans le cas contraire. Dans cette perspective, les comparaisons des contes avec ce qu’on peut reconstituer des traditions non écrites sont déterminantes pour juger Les Contes de ma Mère l’Oie, et la qualité des œuvres est directement fonction de leur origine folklorique.
Cette orientation de lecture, assez compatible avec les options esthétiques de Doré, dont les gravures sont médiévalisantes et quelque peu misérabilistes, ou tout au moins réalistes, est aujourd’hui largement abandonnée au profit de la seconde, qui se trouve être davantage sensible à la dimension érudite de ces histoires. L’éditeur de Perrault chez Garnier, Gilbert Rouger s’offusque ainsi de ce qu’on puisse faire de Perrault un simple « transcripteur » ou un « compilateur de talent ». Pour lui, « les Histoires du temps passé » sont « œuvre d’un homme de cabinet » et « doivent autant peut-être aux livres qu’à la mémoire des nourrices » [15]. De même, Jacques Barchilon, pour qui, visiblement, le mot « littéraire » ne saurait s’appliquer au contage traditionnel, se refuse à croire que Perrault ait puisé l’inspiration de ses histoires ailleurs que dans la culture livresque :

Perrault plaît parce qu’il est plus littéraire que folklorique dans son style. D’ailleurs, les modèles qu’il a pu avoir sous les yeux devaient être tous littéraires [...], excepté le conte de Grisélidis, dont on connaît des éditions de colportage.

 [16]
Cette hypothèse d’un Perrault lettré est de fait plus convaincante que celle qui fait de lui un collecteur de contes allant dans la campagne transcrire les propos des conteurs à la veillée : l’image colle mal avec le personnage de Perrault, grand commis de Louis XIV emperruqué. D’autant qu’on a pu montrer que Perrault composait à partir de sources littéraires, en particulier deux recueils de nouvelles italiennes de la Renaissance, ceux de Basile et de Straparole. Plusieurs contes sont démarqués, avec des libertés certes, de l’œuvre de ces conteurs, au point qu’on a pu nier la moindre influence de la tradition orale sur Perrault : la paysanne du frontispice ne serait alors qu’une fiction, une reconstruction, et ne nous renseignerait en rien sur la genèse des contes, œuvre composée par un Académicien dans le secret de son cabinet, et non collecte d’histoires cueillies, comme le croyait Sainte-Beuve, sur les lèvres parlantes des nourrices et des mères. Le cas de « La Belle au bois dormant » est de ce point de vue fort éloquent : il n’existe aucune tradition orale et populaire qui mentionne ce schéma (du moins pour la première partie du conte, la plus célèbre). Si la Belle au bois dormant est absente des répertoires folkloriques, plusieurs modèles littéraires peuvent en revanche être proposés, comme une histoire du Perceforest, « La Belle Zellandine », et surtout la nouvelle de Basile intitulée « Soleil, Lune et Thalie », qui raconte la même histoire que Perrault. [17]

De semblables analyses modifient la perception qu’on a des contes : s’il est vrai que, comme le pensait Sainte-Beuve, Doré illustrait non les contes mais ce fonds commun de culture orale et populaire dans laquelle Perrault aurait puisé, il se trompe du tout au tout, puisque Perrault n’y a tout simplement rien trouvé, dans la mesure où il semble bien qu’il a surtout réécrit des conteurs italiens de la Renaissance. Bien des indices confirme le bien-fondé de cette hypothèse qu’on pourrait appeler « littéraire », qui a aujourd’hui le vent en poupe parmi la critique : ainsi, le fait que le recueil des Histoires ou contes du temps passé s’ouvre sur la « Belle au bois dormant » (et non sur le Chaperon comme celui de Stahl), n’est pas une coïncidence : il se place ainsi d’emblée sous le signe de l’aristocratie et de l’esthétique galante, le conte ayant de surcroît été publié pour la première fois de façon indépendante dans Le Mercure galant de février 1696.
Marc Fumaroli est le plus ardent partisan de cette hypothèse « littéraire » sur l’origine des contes de Perrault : au terme de sa magistrale étude sur les « Fées », qui montre comment un conte d’allure aussi simple est tout tissu d’enjeux à la fois rhétoriques et mondains, voire scolaires, le critique conclut en effet d’un trait de polémique : « Si Claude Bernard ne trouvait pas d’âme sous son scalpel, nous n’avons trouvé sous le nôtre aucune trace de ‘l’art populaire’, cher aux romantiques et à Marc Soriano » [18] . Le désaccord entre les deux commentateurs n’est pas dénué d’enjeux idéologiques : alors que l’auteur de Culture savante et traditions populaires cherchait à rattacher Perrault aux racines folkloriques, celui des « enchantements de l’éloquence » plaide pour une vision élitaire de la culture :

Les Fées avons-nous dit, ou De la littérature. À l’opposé de l’idée contemporaine de l’art littéraire comme ennemi juré de la culture, dont il serait un ferment destructeur, nous trouvons ici la littérature comme la meilleure alliée de la culture, et acceptant que celle-ci soit un phénomène d’élite, ouvert à qui en accepte la règle, interdit à qui se montre incapable de la comprendre et de l’intérioriser. [19]

Refusant d’emboîter le pas aux ethnographes, Marc Fumaroli propose un retournement de perspective qui tient de la révolution copernicienne : non seulement, explique-t-il, Perrault n’est pas « populaire », mais il est élitiste - et, ajoute-t-il, ses contes n’en ont que davantage de valeur ; il dégage par là les Contes de ma Mère l’Oie de leur lien encombrant au folklore et les libère de ces lectures comparatistes qui tournaient immanquablement à l’avantage des versions orales ; le critique montre ainsi brillamment que les Histoires ou contes du temps passé peuvent et doivent être étudiés comme des objets littéraires à part entière, et qu’il faut les juger d’après les règles de la rhétorique mondaine. Selon lui, Perrault, loin de donner ses lettres de noblesse à la littérature orale ou « populaire », resterait, dans ses contes en prose, un représentant de la haute culture dans laquelle il ne cesse à aucun moment de se mouvoir. Ses contes, en tant que défense et illustration de la mondanité, se situeraient donc à mi-chemin entre l’univers des savants tout pétris de latin et de grec et desséchés par leur admiration pour l’antiquité, et celui du peuple, trop abject pour qu’on puisse sérieusement vouloir s’y rabaisser. De la même façon, Raymonde Robert, qui refuse de croire en ces rapports idylliques, représentés par le frontispice et la préface des contes en prose, entre groupes dominés et groupes dominants, et sans nier l’importance des sources folkloriques, estime elle aussi que les privilégiés ne mettent en scène la culture du petit peuple qu’à des fins ludiques, dans le but de s’en moquer ; citant Sainte-Beuve, elle réfute l’image romantique d’un Perrault pieusement occupé à collecter « son miel sur les lèvres des nourrices et des mères », et étudie les récits merveilleux par rapport aux préoccupations du groupe social qui les a fait naître. [20] L’affranchissement du préjugé selon lequel l’aspect « littéraire » des contes en prose ne serait qu’une fâcheuse concrétion dénaturant les originaux traditionnels a permis l’application aux Histoires ou contes du temps passé des catégories utilisées pour étudier les genres mondains. Envisagé du point de vue de la galanterie, « Riquet à la houppe », rejeté par Soriano à la fin de son chapitre sur la matière folklorique, cesse d’être un conte gênant et même raté (« le moins réussi du recueil » [21] ) sous prétexte de faiblesses structurelles, de longueurs et surtout d’effacement des motifs populaires ; il devient au contraire un splendide éloge de la culture salonnière et de son pivot, la conversation, que les mondains ont élevée au rang d’un des beaux-arts et dont Delphine Denis a montré l’importance dans la définition de l’esthétique galante. [22] Le conte montre en effet le triomphe d’une parole brillante et ludique qui, mieux que la baguette des fées, accomplit des miracles en conférant beauté et esprit. C’est bien la dimension civilisatrice de la conversation que cette représentation signifie : l’esthétique mondaine s’y substitue aux artifices de la féerie. On conçoit que les outils des folkloristes échouent à rendre compte des enjeux d’un récit conçu comme un miroir des pratiques galantes et tourné tout entier vers l’auto-célébration de la culture salonnière ; s’il est vrai que Perrault s’est lointainement souvenu du conte oral connu sous le titre « Le nom de l’aide », et aussi du motif folklorique de l’époux monstrueux, en composant son histoire, son objet n’est pas de le « noter », et il serait mal venu de le juger en fonction de la piètre qualité de son hypothétique collecte.
L’approche « littéraire » présente aussi un autre intérêt : elle permet d’inscrire les contes dans l’ensemble de l’œuvre de Charles Perrault et de lire dans les Histoires ou contes du temps passé un manifeste en faveur de la « modernité ». Le recueil pourrait en effet constituer une réponse indirecte à un passage de la Dissertation sur Joconde où Boileau s’en prend à la digression du Roland furieux consacrée à cette héroïne :

Sans mentir, une telle bassesse est bien éloignée du goût de l’Antiquité ; et qu’aurait-on dit de Virgile, bon Dieu ! si à la descente d’Énée dans l’Italie, il lui avait fait conter par un hôtelier l’histoire de Peau d’Âne, ou les Contes de ma Mère l’Oie ? Je dis les Contes de ma Mère l’Oie, car l’histoire de Joconde n’est guère d’un autre rang.
 [23]

Relevant le gant, l’adversaire de Despréaux entreprendrait, dans les contes en prose, non de défendre l’Arioste mais, a fortiori, de démontrer la valeur de ces histoires de nourrices que l’auteur de l’Art poétique tient dans le plus profond mépris. Selon Marc Fumaroli, les récits de Perrault seraient donc chargés d’illustrer, en une « pièce ultime, pure de toute polémique », toutes les « supériorités » des modernes :

Supériorité de la langue française (entre autres de sa « douceur ») sur la langue latine ; supériorité des belles-lettres françaises, chrétiennes et modernes sur l’Antiquité gréco-latine ; supériorité de la « douceur » polie et sociable des modernes sur l’âcreté misanthropique des pédants ; fonction des femmes dans la conversion masculine à la « douceur » ; supériorité du style simple sur le grand style à l’antique.
 [24]

Ce recueil, écrit dans le style naïf, serait donc le couronnement d’une œuvre dédiée à la célébration de la langue et des créations autochtones ; elle renouerait ainsi avec une tradition - un temps « passé » - refoulée aux marges de la culture depuis la Pléiade.
Cette approche « littéraire » et mondaine des contes a fait florès ; ainsi, dans le sillage de Marc Fumaroli, Jules Brody montre par exemple que « La Belle au bois dormant » est une histoire « hautement évoluée, ultra-raffinée » et « agressivement moderne », conçue pour un public d’adultes avertis [25] ; Claire-Lise Malarte voit également dans les Histoires du temps passé une œuvre « moderne ». [26] Roger Zuber considère que le folklore est une « fausse piste » : selon lui, les emprunts de Perrault à la tradition sont impossibles à évaluer étant donné l’ignorance dans laquelle nous sommes de l’état des contes de transmission orale au XVIIe siècle ; la plume de Perrault était par ailleurs trop libre, explique-t-il, pour se laisser cantonner au rôle d’ethnographe : « On peut entrer dans les Contes de Perrault par la voie du folklore, et décider que l’on y reste. Notre opinion est qu’en ce cas on n’ira pas bien loin »  [27] , estime le critique qui s’attarde bien davantage sur les manifestations de la galanterie, du luxe et du romanesque dans cette œuvre et conclut que « serait inopérant tout schéma qui voudrait les comprendre en négligeant leur insertion dans la vie contemporaine, leur romanesque si évident et pourtant si mesuré » [28] . Les Contes sont pour lui avant tout une réussite rhétorique dans l’ordre du « style moyen » caractérisé par une douceur finement élégiaque et un humour teinté d’ironie. [29]
Le cas de Cendrillon illustrerait avec éloquence cette dette de Perrault envers la culture mondaine : le conte apparaît en effet comme une réflexion tournée sur les règles et les fonctions de ce que Norbert Élias appelait naguère « la civilisation des mœurs ».

3. Le cas de Cendrillon : une allégorie de la civilité

La « morale » de Cendrillon semble aller de soi, surtout pour des lecteurs habitués à lire le récit à travers le prisme des éditions pour enfants et des adaptations cinématographiques : tôt ou tard, la vertu et la patience sont toujours récompensées. Cette lecture, corroborée par d’autres contes comme Peau d’Ane ou Les Fées, est bien sûr possible : le récit couronnerait ainsi les qualités de Cendrillon, « aussi bonne que belle » [30] mais victime de ses sœurs et de sa marâtre. Mais Perrault nous a mis en garde : a-t-on fait le tour de cette morale qui se découvre « plus ou moins » ? Cette interprétation trop évidente se heurte d’emblée à des difficultés : l’idée d’une récompense terrestre et toute matérielle de la vertu ne semble pas fort chrétienne ; surtout, cette morale qu’on croit si transparente n’apparaît pourtant à aucun moment dans le conte ni dans les moralités : la relation entre la vertu et sa récompense reste toujours implicite. Ce point nous intéresse d’autant plus que, dans l’édition Hetzel-Stahl qu’illustre Doré, les moralités, qui réinscrivent le texte dans le courant galant, sont justement omises.
Les morales peuvent-elles nous aider à découvrir la vérité du texte - une vérité du texte ? La première difficulté est qu’il ne se dégage pas du récit une mais deux morales [31] , comme si Perrault voulait souligner par cette duplicité la pluralité des sens possibles. De plus, ces moralités semblent au premier abord inattendues, désinvoltes et surtout en complet décalage avec la narration. La seconde, très pragmatique leçon de cynisme et d’arrivisme, proclame la nécessité de posséder des relations susceptibles de fournir appui et protection sans lesquels les qualités intérieures restent vaines.

C’est sans doute un grand avantage,
D’avoir de l’esprit, du courage,
De la naissance, du bon sens,
Et d’autres semblables talents,
Qu’on reçoit du ciel en partage ;
Mais vous aurez beau les avoir,
Pour votre avancement ce seront choses vaines,
Si vous n’avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains, ou des marraines.

La moralité relativise les mérites au profit de « l’avancement » qui apparaît être un bien plus désirable qu’une vertu inutilisée. Cette incitation au réalisme laisse songeur et ne s’accorde pas avec l’image d’héroïne un peu fade que nous nous faisons de Cendrillon.
Pour interpréter cette curieuse « morale » qui dégage une leçon avant tout sociale, tournons-nous vers ces manuels de bonnes manières qu’étaient les traités de civilité. [32] Nous nous attacherons en particulier aux plus connus d’entre eux, ceux de Nicolas Faret [33] et de Jacques Du Bosc [34] ainsi qu’aux textes laissés par ces grands maîtres de l’honnêteté et amis de Pascal qu’étaient Damien Mitton et le chevalier de Méré. A la lecture de L’Honnête homme de Faret, on constate que les conseils qu’il prodigue vont dans le même sens que la deuxième morale de Cendrillon. D’une part, Faret estime que le désir de devenir honnête homme [35] et de plaire à la cour est mû par une volonté d’ascension sociale : un des buts du courtisan est de ne pas « manquer de fortune » [36] ; l’auteur considère d’autre part qu’une vertu ignorée de tous est parfaitement inutile et que la cour est le lieu privilégié pour faire reconnaître ses qualités morales :

Un gentilhomme qui serait doué de tous les dons capables de plaire et de se faire estimer, se rendrait indigne de les posséder, si au lieu de les exposer à cette grande lumière de la cour, il les allait cacher dans son village, et ne les étalait qu’à des esprits rudes et farouches.
 [37]

Le cas de Cendrillon, qui obtient la reconnaissance de son mérite dès qu’elle paraît chez le prince, illustre parfaitement ce principe. L’on n’est guère habitué à se représenter Cendrillon comme un Julien Sorel en jupons ; on l’imagine animée par son amour pour le prince et non par le désir de réussite. En réalité, nous ne savons presque rien de l’intériorité de l’héroïne et ses motivations, obscures ou suspectes, nous échappent. Elle ne témoigne pas le moindre sentiment à l’égard du prince : lors de son arrivée au bal, rien ne nous dit qu’elle partage le trouble qui s’empare de son cavalier, et si elle souhaite retourner au palais le lendemain, c’est uniquement « parce que le fils du roi l’en avait priée ». Ne poussons pas trop loin le paradoxe, et restons-en au constat que l’avancement social est donné comme inséparable de la vertu.
La première morale va dans le même sens : elle proclame non les insuffisances de la vertu, mais celles de la beauté, et toujours au nom d’une volonté de parvenir :

La beauté pour le sexe est un rare trésor,
De l’admirer jamais on ne se lasse ;
Mais ce qu’on nomme bonne grâce
Est sans prix, et vaux mieux encore.
C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa Marraine,
En la dressant, en l’instruisant,
Tant et si bien qu’elle en fit une reine :
(Car ainsi sur ce conte on va moralisant.)
Belles, ce don vaut mieux que d’être bien coiffées,
Pour engager un cœur, pour en venir à bout,
La bonne grâce est le vrai don des Fées ;
Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout.
 [38]

Cette moralité présente le conte comme une initiation dont l’objet est l’acquisition de la « bonne grâce », terme technique des traités de civilité. Du Bosc lui consacre un chapitre dans son livre L’Honnête femme [39] et en donne la définition suivante : « La bonne grâce se définit à faire tout comme par nature et sans étude » [40] . Grâce et art d’agréer sont intimement liés :

L’âme n’est pas plus nécessaire pour vivre que la bonne grâce pour agréer : elle donne de l’éclat aux belles et diminue du défaut de celles qui ne le sont point : depuis qu’on possède cette aimable qualité, tout ce qu’on entreprend est bienséant et agréable.
 [41]

Faret n’ignore pas non plus cette « grâce naturelle » [42] et, en parlant des femmes, s’attarde sur « les bonnes grâces de cet agréable sexe » [43] . L’éloge de cette qualité, omniprésent dans cette littérature, remonte au Livre du courtisan de Balthazar Castiglione B. Castiglione, [44] qui eut sur les traités français une influence considérable.
Dans la première moralité, cette grâce si nécessaire n’est pourtant pas le but ultime : elle n’est qu’un moyen destiné à assurer une promotion, « devenir reine ». L’expression « engager un cœur » relève du même registre de « l’art de plaire », donnée fondamentale de la culture mondaine. [45] Que cet art soit directement lié à l’ambition n’a rien de choquant ni d’incongru : Faret ne dissocie pas l’art de plaire du succès social qui est sa récompense normale et naturelle : « Il faut songer aux moyens d’acquérir ce qui nous manque », ne craint-il pas d’écrire. Enfin le mot de « reine » renvoie à la cour, lieu naturel d’épanouissement de cet idéal.
Les moralités donnent donc à lire le conte comme une allégorie de l’éducation de l’honnête femme. Plus que la beauté ou la vertu, c’est la maîtrise du code de la civilité qui fait le mérite de la femme et peut lui ouvrir les portes de la cour. Or, c’est bien de la promotion sociale de Cendrillon qu’il s’agit dans le récit. Après sa transformation, la petite servante ajoute à sa vertu toutes les autres qualités de l’honnête femme : la « grâce » « Elle dansa avec tant de grâce, qu’on l’admira encore davantage » - comment ne pas y voir cette « bonne grâce » théorisée par les auteurs de traités ? - le respect de l’étiquette (« Cendrillon fit [...] une grande révérence »), l’esprit de la conversation (Cendrillon « caus[e] » avec ses sœurs et se fait conter des douceurs par le prince), l’absence d’étude (les qualités de danseuse de Cendrillon semblent innées), le bon goût (« elle avait le goût bon »), enfin la parfaite maîtrise de cet insaisissable art de plaire, porté ici à son point ultime puisqu’il devient art de se faire aimer du prince. Quant au lieu d’accomplissement de Cendrillon, c’est bien évidemment la cour où l’on sait reconnaître les mérites et le savoir-vivre. De plus, la condition de Cendrillon (elle est fille de gentilhomme) est chaudement recommandée par Faret : « Il me semble nécessaire que celui qui veut entrer dans ce grand commerce du monde soit né gentilhomme, et d’une maison qui ait quelque bonne marque » [46]. Il n’est pas jusqu’à la métamorphose vestimentaire de l’héroïne qui ne s’accorde avec les leçons des traités. Le maître du genre, Castiglione, conseille en effet au courtisan de mettre dans la vie quotidienne des habits sobres, si possible noirs, mais de porter les atours les plus éclatants aux jours de fête [47] : le passage des cendres aux robes magnifiques symbolise ce conseil d’une manière étrangement adéquate. En un mot, tout le comportement de l’héroïne semble illustrer cette recommandation de Faret qui conseille « d’user partout d’une certaine négligence qui cache l’artifice, et témoigne que l’on ne fait rien que comme sans y penser, et sans aucune sorte de peine » [48].
Des indices placés par Perrault au cœur du récit encouragent discrètement, mais explicitement, cette lecture de Cendrillon : l’expression « mille honnêtetés », soulignée par une quasi-répétition (« mille civilités ») met l’accent sur une notion qui se trouve être une clef du texte.
Le dernier point à considérer est la question de l’éducation, littéralement au cœur de la première moralité : l’expression redondante « en la dressant, en l’instruisant » est en effet située exactement au milieu de la deuxième strophe. Mais le statut de la « bonne grâce » est ambigu : est-il le fruit d’un enseignement ou un don du ciel (« La bonne grâce est le vrai don des fées ») ? Perrault semble hésiter, et cette hésitation est un point commun de plus avec les manuels de civilité :

Véritablement il semble que cette agréable qualité [la bonne grâce] soit naturelle aux femmes, et qu’elles la possèdent quasi sans peine et sans étude : néanmoins quoique la naissance y contribue beaucoup, et que la force de la bonne grâce se ressente bien mieux qu’elle ne s’exprime, il faut avouer néanmoins qu’on en peut donner quelques règles.
 [49]

Ces « quelques règles » et l’insidieux « quasi » nuancent pour le moins la spontanéité de cette qualité. Que le courtisan ait ou non la chance de bénéficier d’une heureuse disposition naturelle, il ne saurait faire l’économie d’une éducation. La « grâce » a beau être « au-dessus des préceptes de l’art », néanmoins « la bonne éducation y sert encore de beaucoup », écrit Faret. [50] L’existence même des traités suffit à prouver que rien n’est plus artificiel et difficile à acquérir que cette « négligence » et ce « naturel » qui accompagnent les gestes et les paroles de l’honnête homme ou de l’honnête femme. Or, il semble que le récit, censé illustrer ces vertus de l’éducation, soit silencieux sur ce point. Suffit-il d’interpréter les coups de baguette magique comme le pendant féerique et instantané de la longue et difficile tâche de l’éducateur ? Le moins qu’on puisse dire est que le conte n’est pas cet encouragement à l’effort que suppose toute instruction. La baguette de la fée réalise les souhaits de Cendrillon avant même qu’elle n’ait eu le temps de les formuler (« Je voudrais bien... je voudrais bien... [...] - Tu voudrais bien aller au bal, n’est-ce pas ? »). C’est la loi du désir et le rêve de sa réalisation immédiate qui semble ici de mise. Cette discrétion s’explique : elle souligne avec élégance que la « bonne grâce » ne doit rien avoir de forcé ni de contraint, et la peinture d’une pénible formation serait l’antithèse de cet idéal d’exquise légèreté, sans rien en lui qui pèse ou qui pose. L’honnête homme ou l’honnête femme doivent cacher soigneusement l’étude qui leur a permis d’atteindre la maîtrise de leur comportement, car le pire ennemi de la grâce est l’affectation. Le récit, comme la moralité et les traités de la civilité, est prisonnier d’une double contrainte : il se présente comme métaphore d’une instruction qu’il ne peut mettre en scène car la grâce, même acquise, doit sembler le fruit d’un don céleste.

Mais la marraine n’enseigne-t-elle pas à sa filleule quelque chose de plus important que des préceptes de bonne conduite ? Observons encore une fois les morales. Le champ sémantique dominant est celui de la valeur et du commerce : les mots « trésor », « don », « vaut mieux », « prix » scandent les strophes de la première moralité, et « partage », « valoir » celle de la deuxième. Or, on remarque que tout le récit, et singulièrement l’entrevue de Cendrillon avec sa marraine, est construit autour des échanges et des dons. La fée exige deux choses en échange de ses services : premièrement que Cendrillon soit « bonne fille ». La question semble de pure forme, mais le conte est un bijou trop finement ciselé pour supposer la moindre formule livrée au hasard. La fée demande ensuite le retour de sa filleule avant minuit. Nous sommes trop habitués au conte pour y prêter attention : cette permission de minuit semble une requête normale de la part de cette figure maternelle qu’est la fée (que de choses peuvent se passer après minuit !) et d’ailleurs sans cet ultimatum, point de conte. Mais force est de constater que cette condition est psychologiquement incompréhensible. Pourquoi la marraine, si prompte à exaucer le désir de Cendrillon, lui gâche-t-elle sa soirée et ne lui laisse-t-elle pas assister à toute la fête, quitte à ce qu’elle s’éclipse discrètement avant le retour de ses sœurs ? Rien n’indique que les pouvoirs de la fée sont limités à cette heure de la nuit. Pourtant ces deux conditions apparemment arbitraires sont au cœur de l’enseignement de la marraine qui soumet la réalisation des désirs à une loi librement consentie par sa filleule. La réciprocité est garantie par le plus primitif des liens, celui de la promesse et de la parole donnée (« elle promit à sa marraine »). Finalement, peu importent les termes de ce serment : ce qui compte, c’est que Cendrillon est liée par un contrat ; elle sait désormais que la vie sociale est établie sur une dynamique de l’échange (l’équipage et la robe contre une promesse de retour avant minuit) et des plaisirs réciproques. Or, les théoriciens de l’honnêteté font justement de cette éthique du plaisir le fondement de la vie sociale : « L’honnêteté, écrit Mitton [51] , doit être considérée comme le désir d’être heureux, mais de manière que les autres le soient aussi » . Pierre Nicole, dans son Traité de la civilité chrétienne, part du même constat :

La civilité humaine n’étant proprement qu’une espèce de commerce d’amour-propre, dans lequel on tâche d’attirer l’amour des autres, en leur témoignant soi-même de l’affection.
 [52]

Jusque là, la jeune fille était brimée, réduite au rang de servante, sans rien obtenir en retour de ses services que les cendres inutiles du foyer paternel. Désormais, instruite par sa marraine, elle saura assurer sa promotion sociale et devenir « une reine » après avoir « engag[é] un cœur ». La circulation des fruits exotiques illustre ce flux continu et symétrique de dettes et de créances que chacun possède sur l’autre : Cendrillon reçoit du prince les oranges et les citrons et les partage aussitôt. Surtout, la chaussure perdue ou abandonnée (« laissa tomber » peut laisser croire à un geste délibéré [53] ) puis ramassée place le prince en situation de débiteur à l’égard de la jeune fille : lui aussi se trouve désormais lié. [54]
Le contre-exemple de ce mécanisme est fourni par les méchantes sœurs dont Perrault ne manque pas de souligner qu’elles sont « malhonnête[s] ». Leur comportement est caractérisé par l’affectation, opposé de la grâce et contraire à l’idéal d’honnêteté : « La bonne grâce est [...] ennemie de [l’] esclavage et [des] gênes » [55] , écrit Du Bosc ; Faret stigmatise « cette malheureuse et importune affectation, qui ternit et souille les plus belles choses » [56] . La coquetterie [57] des sœurs n’est qu’efforts et manque de souplesse : le soin excessif qu’elles prennent pour s’habiller, le temps passé devant la glace (Du Bosc méprise « celles qui ne veulent point de miroir s’il ne flatte » [58]) et la gêne occasionnée par le corset soulignent un manque d’aisance qu’on retrouve jusque dans l’essayage de la pantoufle : leurs efforts s’opposent à la facilité de Cendrillon qui chausse le petit soulier « sans peine ». Surtout, elles refusent d’appliquer le premier principe de l’honnêteté : la réciprocité des plaisirs. Elles n’ont pas compris que la vie sociale est un « commerce » [59] ; Nicole, De la civilité chrétienne, p. 478. ; loin de songer au bonheur des autres, elles veulent tout posséder et tout garder, et se trouvent par là, sans même s’en rendre compte, mises à l’écart du jeu social. Le bal n’est pas pour elles ce rite d’initiation dont l’issue normale est le mariage, il n’est qu’un lieu d’ostentation où l’on peut faire admirer ses manchettes godronnées et voir les « belle[s] princesse[s] ». Elles vivent repliées sur elles et le culte de leur moi les condamne à une répétition du même : elles se ressemblent et ressemblent à leur mère, ce rapport d’identité figurant la clôture qui les enferme. Leur incapacité à nouer de véritables relations est symbolisée par leur attachement excessif au grand et précieux miroir qui est l’emblème de leur incapacité à s’ouvrir au désir de l’autre et les rend prisonnières de leur inutile reflet : en leur renvoyant leur propre image, il les coupe de toute relation authentique avec autrui. Elles ne gagnent pourtant rien à réduire Cendrillon en servitude ni à lui refuser l’accès du bal ni, comme c’est probable, à conserver les fruits dont elle leur avait « fait part » : l’objet partagé se trouve réduit à un don sans contrepartie (« elle nous a donné des oranges et des citrons », déclarent-elles à leur retour). L’épreuve imposée par Cendrillon à Javotte signe définitivement la supériorité de l’héroïne dans le domaine des valeurs sociales : si la malicieuse Cendrillon aurait été « embarrassée » du consentement de sa sœur, c’est qu’il l’aurait privée de son avantage sur celles qui ignorent la délicate arithmétique sociale des plaisirs : il convient autant que possible de satisfaire les désirs d’autrui de façon à le mettre dans une situation d’obligé. Aussi les deux sœurs risquent-elles fort de tout perdre. Mais le conte finit plus heureusement pour elles que chez Grimm [60] : la situation d’échange bloqué dans laquelle elles sont piégées cesse lorsque Javotte et son anonyme sœur demandent pardon à Cendrillon, gagnées par la générosité de cette dernière. Celle-ci le leur accorde, mais, le jeu ne supportant pas d’interruption, aussitôt elle les prie de bien l’aimer toujours - la dette ainsi est réciproque. Alors seulement la porte de la réussite s’ouvre-t-elle pour Javotte et sa sœur : Cendrillon « les maria le jour même à deux grands Seigneurs de la Cour ».
D’où l’apparente immoralité de ces « moralités » dont le réalisme ne choque que parce qu’on s’attend à y trouver une leçon éthique, alors qu’elle est avant tout d’ordre social [61]. La question de la « politesse » est un sujet qui par ailleurs intéressait tout particulièrement Perrault. Son Apologie des femmes fait en effet de l’honnêteté et de la civilité des qualités essentielles que seules les femmes peuvent aider à acquérir. Dans ce poème, il interroge Boileau :

Peux-tu ne pas savoir que la civilité
Chez les femmes naquit avec l’honnêteté ?
Que chez elles se prend la fine politesse,
Le bon air, le bon goût, et la délicatesse ?
 [62]

Nous ne croyons pas, pour notre part, et du moins en ce qui concerne ce conte, à la prétendue misogynie qu’on prête parfois à Perrault. Nous préférons au contraire voir dans cet habitué du Mercure galant, ami des conteuses et qui n’a pas hésité à dédier ses Contes à Mademoiselle [63], un défenseur des femmes et des valeurs mondaines.

Il semble bien qu’avec Cendrillon nous nous trouvions en présence d’un texte extrêmement savant, sophistiqué et élaboré en vue d’une fin : illustrer les valeurs modernes et aristocratiques [64]. À travers la prégnance des règles de politesse qui accompagnent la métamorphose et l’ascension de la jeune fille, on perçoit l’ancrage social d’un texte dont on aurait cru qu’il renvoyait uniquement à un imaginaire collectif immémorial. En réalité, les Contes appartiennent à la culture mondaine, cette contre-culture de cour, autochtone et féminine, que Perrault voulait promouvoir pour faire pièce à la culture « officielle » des collèges, saturée de latin et d’antiquité [65]. Cendrillon, qui présente aux mondains le triomphe de leurs valeurs et de leur art de vivre, peut être lu comme une allégorie de la civilité. Si l’héroïne de Perrault est un archétype, c’est non seulement parce que toutes les petites filles rêvent d’un destin semblable au sien, mais aussi parce que Cendrillon réunit les qualités de « l’honnête femme » et devient ainsi l’incarnation de cet idéal très précisément situé dans l’espace et dans le temps. Cette Cendrillon à l’aise dans le beau monde, à la limite arriviste ou du moins opportuniste, est fort éloignée de la pâle jeune fille romantique toute prête à se faire croquer par un prince fort peu charmant, comme le représente Doré, qui paraît illustrer davantage La Belle et la Bête que Cendrillon.

Que penser de cette annexion aristocratique du folklore par Perrault ? On a parfois reproché à Perrault d’avoir dénaturé ses sources ; mais l’auteur des Contes n’est pas folkloriste : la fidélité envers le matériau oral lui importe peu, il compose une œuvre littéraire ayant sa logique et sa cohérence, expression des valeurs modernes dont il est le champion et dont l’honnêteté fait partie. Pour autant, Cendrillon n’est pas un grossier porte-drapeau : la légèreté, la « grâce » de leur écriture ont permis aux contes de dépasser la sphère étroite des salons mondains dans lesquels et pour lesquels ils ont été créés. Les Contes sont une variation datée et liée au mode de vie d’un milieu, mais Perrault a su préserver dans sa pureté le thème universel qui en fait le cœur.

Actuellement, la critique est à peu près unanime à considérer que les lectures anciennes des contes qui, des Romantiques à Soriano en passant par Doré, s’intéressaient à la piste du folklore et de la culture populaire, sont largement invalidées par une étude précise des textes. Bien plus que comme l’accession du folklore populaire au rang d’objet littéraire, les contes apparaissent aujourd’hui comme une œuvre purement mondaine qui n’emprunterait des thèmes à la culture populaire que de façon partielle et anecdotique. C’est une raison suffisante pour considérer avec méfiance toute interprétation de Perrault à partir des illustrations de Gustave Doré.

4. Perrault en images : de Doré à Clouzier

Pour continuer ce parcours à travers Perrault galant, nous allons reparler des illustrations... mais cette fois des illustrations d’origine, que nous confronterons avec celles de Doré. Lorsqu’il paraît, en 1697, le volume est en effet accompagné de vignettes placées en tête de chaque conte. La comparaison est d’autant plus intéressante que, parmi les gravures qu’il consacre à chacun des textes, Doré a souvent repris la scène représentée par la vignette originale, bien sûr en l’amplifiant, en se l’appropriant ou en la détournant. L’effet citationnel rend la confrontation fort éloquente. Prenons par exemple la gravure 22 de l’édition Hetzel-Stahl. Elle montre le réveil de la Belle et cite très ostensiblement la vignette de Clouzier : la position des personnages, le décor, le cadrage sont en gros les mêmes.

La Belle au bois dormant (vignette originale, 1697)

La Belle au bois dormant

Mais ces ressemblances n’en font que davantage éclater les différences : Gustave Doré nous propose, pleine page, une mise en scène à grand spectacle saisissante et fascinante à plus d’un titre ; par le contraste de l’ombre et de la lumière, conçu de telle manière que le spectateur croit voir la lumière émaner de la Belle et éclairer la chambre (notation au demeurant fidèle au texte, « une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin ») ; par la taille gigantesque du lit et de la cheminée, qui écrase les personnages, par le lierre qui traduit l’invasion de l’espace civilisé par la puissance de la nature sauvage, et qui est aussi à mettre en perspective avec le goût gothique et romantique pour les ruines, par la tenue médiévale et fantaisiste du prince. Mais le point capital n’est finalement pas là ; il réside dans l’instant précis que Doré choisit de représenter, et qui est souligné par la légende qui accompagne la gravure : « il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés » : ce que Doré nous donne à voir, c’est la Belle abandonnée, le dernier instant d’un sommeil de cent ans, la beauté lumineuse et quasi divine miraculeusement épargnée par les tentacules du Temps figurées par les plantes grimpantes, le dernier silence avant le réveil général, la victoire du désir sur les forces de mort et de destruction, en un mot l’amour plus fort que la mort.
Clouzier, lui, est moins métaphysique, ou moins grandiloquent, comme on voudra. Point, chez lui de ces violents contrastes d’ombre et de lumière, point de rencontre entre la nature brute et la civilisation raffinée, point de mise en scène grandiose. Il ne s’embarrasse pas de costumer ses personnages à l’ancienne : le prince emperruqué est un courtisan bien de son temps, conformément à la lettre du récit. Dans sa petite et modeste vignette, le graveur, qui s’inspire des dessins de 1695 parfois attribués à Perrault, choisit de montrer le moment qui succède immédiatement au réveil de la princesse, et qui est donc le moment de la conversation entre les deux protagonistes. La conversation est la pierre de touche de l’esthétique galante, dont on sait, grâce aux travaux d’Alain Viala ou de Delphine Denis, l’importance dans la sociabilité littéraire du XVIIe siècle. La conversation était devenue, dans les salons mondains, une esthétique, un art - l’art de la conversation - qu’on pratiquait pour le plaisir : il s’agissait de briller tout en s’amusant, dans le but de plaire à l’interlocuteur et à la compagnie. La conversation galante était, en particulier chez les tenants du parti « Moderne » un jeu badin sans doute, ingénieux et délicat, certes, mondain et élitiste, soit, mais qu’on aurait tort de réduire aux stéréotypes transmis par ses détratcteurs, au premier chef Molière, qui en fait une peinture au vitriol dans Les Précieuses ridicules. En fait, si on considère la véritable conversation galante, et non sa caricature, on s’aperçoit qu’elle sous-tend une esthétique et une pratique de la parole et de la littérature, mais aussi, d’un point de vue moral, qu’elle véhicule toute une série de valeurs, en particuliers sociales, qu’on n’a que trop tendance à oublier aujourd’hui : l’enjouement, l’agrément, la bienséance et le naturel en tant qu’ils sont opposés à la grossièreté et à la brutalité, assimilées à de l’agressivité et à de la violence. Bref, la conversation galante participe d’un mouvement de civilisation des mœurs, de progrès du savoir-vivre et de la politesse, donc d’une forme de socialisation. Cette conversation galante innerve toute une partie de la production littéraire du temps : on trouve des conversations galantes chez Mlle de Scudéry, Mme de Lafayette, et aussi chez Perrault.
Autre exemple : Riquet. Chez Perrault, Riquet a droit a une vignette et une seule, comme les autres contes du recueil. Chez Doré aussi, Riquet a droit à une illustration, mais, quantitativement, cette unique gravure fait piètre figure comparée par exemple aux onze images dont bénéficient Le Petit Poucet (l’une d’entre elles est placée en introduction et dix dans le corps de l’ouvrage).
Pourquoi cette défaveur ? C’est que Riquet n’est pas un conte folklorique : il est tout pétri de mondanité. À ce titre, les Romantiques et les folkloristes ne cessent de le dévaluer ; Soriano le considère comme le plus raté du recueil, et il ne pardonne pas à Perrault le long « tunnel » conversationnel qui en constitue pourtant le cœur. C’est qu’il n’a pas compris que la conversation est justement la pierre d’angle de l’esthétique mondaine. C’est sous cet angle qu’il convient d’apprécier le conte, et, de ce point de vue, si on accepte les présupposés de cette esthétique, il est très réussi. Si on y cherche la piste du folklore, on ne va pas très loin, c’est certain. C’est d’ailleurs bien la conversation entre Riquet et la princesse, aux yeux de Perrault le moment central du conte, qu’illustre Clouzier : le prince fait élégamment la révérence, mais les deux futurs amants se tiennent bien l’un en face de l’autre et soutiennent, de toute apparence, une joute verbale mi-sérieuse mi-plaisante, conformément au texte du conte.

Riquet à la houppe (vignette originale, 1697)

Riquet à la Houppe

Celui-ci, loin d’être marginal et négligeable, occupe dans le dispositif du recueil une position centrale, puisqu’il exhibe cette esthétique galante qui affleure partout, mais ne se montre jamais aussi visible qu’ici. Discréditer Riquet (comme on le fait souvent) pour la seule raison, fort erronée, que ce serait un condensé de préciosité artificielle, et lui préférer le chaperon rouge en arguant d’une prétendue fidélité aux sources orales constitue, du point de vue de la compréhension de Perrault, un contresens absolu : la vérité de Perrault, elle est dans Riquet et non dans le Chaperon, ou du moins, elle est plus lisible dans Riquet que dans les autres contes, quand bien même les autres contes ne mettraient pas en avant de la même façon les pratiques et les principes de l’esthétique galante.
Il est frappant de constater que Doré reprend cette scène de dialogue entre le prince et la princesse (selon son habitude de réorchestrer en les amplifiant les vignettes d’origine), mais qu’il lui ôte cette dimension conversationnelle qui était au cœur de l’image de Clouzier : chez lui, Riquet est dans une position de supériorité par rapport à la princesse, il lui fait découvrir ses cuisiniers au travail dans un monde souterrain comme un maître de maison fait visiter sa demeure. La princesse est réduite à s’étonner, elle est dans une position d’infériorité et de passivité par rapport au prince Riquet.
Dernier exemple a contrario : lorsque Doré dépeint la cour du prince de Cendrillon, il s’offre à lui une belle occasion de mettre en scène un univers raffiné, aristocratique, en un mot « grand siècle », conforme au goût de Perrault et de ses amis du Mercure galant. Or, qu’arrive-t-il ? C’est précisément à ce moment qu’il donne libre cours à sa veine satirique. Les courtisans sont tous des caricatures : grosse femme morte de jalousie, laiderons qu’on croirait sorties des toiles de Goya, prince monstrueux. Ce n’était pas le cas de Clouzier, qui, dans sa grossière vignette, laissait malgré tout deviner une authentique atmosphère galante, et un prince charmant conforme à son emploi. Peau d’Âne, en vers, n’a pas été illustré à l’époque de Perrault, mais la cour de Peau d’Âne est traitée par Doré dans le même esprit que celle de Cendrillon.

D. Conclusion : illustrateur, traditore ?

La fidélité apparente de Doré au texte (on reconnaît effectivement, sauf pour Peau d’Âne, les passages illustrés) ne serait ainsi qu’une façade trompeuse, tant les choix de mise en scène trahissent l’intention du conteur galant et mondain. Si Doré a choisi Perrault, c’est que ce dernier lui semblait (avec raison) pouvoir servir de prétexte à l’expression de son génie visionnaire et de sa puissante imagination, ce n’est en rien pour aider à la compréhension de Perrault, dont il se moque. On perçoit ici l’ambiguité des illustrations, quelles qu’elles soient, mais celles de Doré sont si saisissantes que c’est encore plus vrai à leur propos : elles ont d’abord une fonction de masque, et la présence des rideaux et des voiles si souvent ajoutés par Doré dans ces dessins n’est peut-être pas indifférente, car il devait être bien conscient de ses manipulations - il cache autant (voire plus) qu’il ne révèle. Les gravures sont non seulement comme des pochoirs ou des prismes qui sélectionnent dans le texte, mais encore des lunettes déformantes qui agissent sur l’œuvre et la métamorphosent : ces contes merveilleux et galants, Doré nous force à les lire comme des contes fantastiques et gothiques. Loin de proposer « une lecture parmi d’autres », elles constituent un génial contresens. Anne Renonciat avait bien remarqué que le lien qui unissait le conteur à l’illustrateur était plus de l’ordre du duel que de la complicité ou du commentaire :

Qui est l’illustrateur et qui est l’illustré ? Colette regrette de ne pas retrouver, dans le texte de Perrault, « les noirs velours, les cavaliers, les chevaux aux petits pieds de Gustave Doré ». Lui, ferme le livre, choisit l’espace d’une scène, oublie, élit, condense, traduit, légifère. Quel trait l’emportera, de la plume ou du crayon ? S’agit-il d’un duel ou d’un concert ?
 [66]

Malgré tout, malgré les différences esthétiques, malgré les présupposés radicalement différents, est-ce que quelque chose ne parviendrait pas à passer du texte à l’illustrateur, de façon secrète, souterraine, et pour tout dire inexplicable ? Doré n’est-il qu’un traître égoïstement tourné vers son œuvre, ou n’a-t-il pas, fût-ce malgré lui, compris certaines significations obscurément cryptées dans le texte ? On ne saurait exclure que, fugitivement, l’illustrateur dévoile des sens obscurément présents dans le texte, en agissant à la manière d’un révélateur photographique. C’est ainsi que Doré met au premier plan la cruauté des contes, si souvent occultée aussi bien par les dessinateurs du siècle précédent que par ceux du siècle suivant.

Ce que Doré exhibe, c’est la facette effrayante de Perrault : l’égorgement des ogresses du Poucet, le festin cannibale de l’ogre du Chat botté, la puissance virile et animale du loup du Chaperon, la monstruosité de Barbe-bleue, « serial killer » avant la lettre. Si les mots ont un sens, Perrault n’est en rien un conteur « fantastique » (la chose et le mot sont du XIXe siècle), mais il n’en reste pas moins que son merveilleux possède une face sombre, lugubrement lucide sur la nature humaine - n’oublions pas, après tout, qu’il vient d’une famille janséniste. S’il ne relève pas du fantastique, Barbe bleue appartient à cette catégorie que Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, appelle l’étrange : le surnaturel y est réduit à la clef fée, l’accent étant mis sur un comportement humain hors norme, celui du tueur en série. De même, on peut considérer que l’onirisme cauchemardesque des gravures de Gustave Doré était déjà, en germe, dans la scène nocturne du frontispice en clair-obscur, éclairé par la seule chandelle qui surplombe le foyer. La charge d’angoisse, le ton funèbre (qu’on songe au château de la Belle, tout rempli des « images de la mort »), les forêts profondes (« une forêt fort épaisse, où à dix pas de distance on ne se voyait pas l’un l’autre » - « l’endroit de la forêt qui était le plus épais et le plus obscur »), tous ces ingrédients judicieusement choisis n’auront pas de mal à justifier les illustrations de G. Doré, qui trouvera là un aliment pour son propre imaginaire.

Cette audace de Gustave Doré, au moment où il illustre les contes pour une prestigieuse collection destinée aux enfants d’une France bourgeoise, est d’autant plus remarquable que le mouvement général, depuis le XVIIIe siècle, était celui d’une édulcoration des textes de Perrault, au fur et à mesure qu’on destine ces textes à un public enfantin. Ainsi, l’édition Coustelier de 1742 remplaçait les vignettes originales par d’autres, gravées par Fokke d’après le dessinateur Jacques de Sève. Ces nouvelles illustrations, qui valaient comme protocole de lecture, éclairaient d’un visage nouveau l’œuvre de Perrault. Les contes apparaissaient fort euphémisés, la violence était gommée, la cruauté disparaissait : l’illustration pleine page qui représente la rencontre de la petite fille avec le loup sur le chemin de la maison mérite d’être confrontée à la même scène vue par Doré. Chez de Sève, les mots d’ordre sont dédramatisation et édulcoration de tout caractère scabreux - l’entrevue est ici un modèle de civilité, qui n’a pas grand’chose avec la confrontation terrible de Doré, dont l’érotisme noir est violemment accusé par le décor hostile et la menace du contact physique, et qui met aux prises la petite fille et la mort, la fillette dodue et à la limite aguicheuse avec la puissance sauvage du loup séducteur. Pour le dénouement de « La Barbe bleue », c’est une émouvante scène familiale qui nous est montré en 1742, puisque contre la lettre du texte, nous voyons l’héroïne se jeter au cou de son frère, le monstre mort étant relégué à l’arrière-plan. Doré, en revanche, comme Perrault, choisit une scène violente conforme au texte, le moment où la Barbe bleue se trouve transpercée par les épées du Dragon et du Mousquetaire. De même, dans le Chat botté, à la vignette originelle, qui montrait le chat toutes griffes dehors, l’édition de 1742 substitue la représentation sereine d’un « happy end », le marquis de Carabas enfin marié à la princesse : toute violence, toute crudité ont ici disparu, pour laisser place à la sensibilité et à la morale. Ici, la famille, le couple, la sociabilité passent au premier plan, attestant de l’ambition moralisatrice et civilisatrice de Coustelier éditeur des Contes. Ceux-ci, loin d’être sentis comme gothiques, brutalement médiévaux, sont au contraire classicisés, comme tend à le montrer les vêtements des personnages sur le frontispice, drapés à l’antique.

Ces vignettes auront cours jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et même au-delà. Il n’y a que peu d’illustrations dans le Cabinet des fées de 1785, même si elles sont importantes (les premières pleine page, avec des effets de dramatisation), quant aux illustrations romantiques, comme celles de Nicolo, elles jouent aisément sur la corde sensible. Le tableau de Paul Colin sur le thème du Chaperon rouge présente de son côté un joli paysage de sous-bois, tranquille et paisible, qui rappelle l’évanescence de Corot. On oublie presque la tragédie en passe de se jouer, le rôle du chaperon et du loup deviennent ici secondaires.

On mesure ici à quel point Doré, rejetant toute forme d’édulcoration ou d’adoucissement féerique, d’une part revient aux vignettes originales, d’autre part refait passer au premier plan cette violence que tant d’éditeurs et de lecteurs ont occultée, grosso modo jusqu’à ce que la psychanalyse littéraire, dans les années 1960, nous dessillent enfin les yeux sur les véritables enjeux symboliques, et sexuels, des contes. De ce point de vue, Doré fut un bon lecteur, et d’une certaine façon le seul à être aussi perspicace, à travers tout le XIXe et une bonne partie du XXe siècle. Ainsi, finalement, alors que tout les oppose du point de vue de l’histoire littéraire et des sensibilités, alors même que leurs deux démarches sont antithétiques, Doré serre Perrault au plus près. Du classique au romantique, quelque chose est passé. Quoi donc ? Peut-être justement l’essentiel : les menaces premières, les craintes archaïques contenus dans les contes traversent les périodes, les styles et les esthétiques, et sont le signe de leur universalité archétypique : pour Perrault comme pour Doré, ce sont bien des monstres qu’engendre le sommeil de la raison.

Tony Gheeraert
CEREDI - Université de Rouen

Notes

[1Les Contes sont reproduits aux pages 1-198 du premier volume du Cabinet des fées (éd. Charles-Joseph de Mayer, Amsterdam, 1785) et dans le deuxième volume de sa réimpression (Le Nouveau Cabinet des fées, éd. Jacques Barchilon, Genève, Slatkine Reprints, 1978, t. II, p. 1-198).

[2Marc Soriano, Les Contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1968, quatrième série, p. 13. L’ouvrage a été réédité en 1977 et en 1989.

[3Desbordes fut le premier éditeur qui, en 1716, attribua à tort à Perrault « l’Adroite Princesse » de Mlle Lhéritier ; il fut suivi par beaucoup d’autres.

[4Voir la biographie établie par Jean-Paul Gourévitch, Hetzel, le bon génie des livres, Paris, Editions du Rocher, 2005.

[5Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, 23 décembre 1861.

[6Voir sur ce point Christophe Martin, « L’illustration du conte de fées (1697-1789) », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 57, mai 2005, p. 113-132.

[7Mary-Elizabeth Storer, La Mode des contes de fées.

[8Marc Soriano, Les Contes de Perrault, op. cit.

[9Jacques Barchilon, Le Conte merveilleux français de 1690 à 1790. Cent ans de féerie et de poésie ignorées de l’histoire littéraire, Paris, Honoré Champion, 1975.

[10Raymonde Robert, Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle [1982], Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2002.

[11Nicole Belmont, La Poétique du conte, p. 50.

[12Elle évoque ainsi les « problèmes que pose le recueil de Charles Perrault » dans Mythes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Flammarion, 1973, p. 17.

[13Le Conte populaire français, t. I, p. 20.

[14Marc Soriano, Les Contes de Perrault, op. cit., p. 489-490.

[15Édition citée, « Introduction », p. XXXI-XXXII.

[16Contes de Perrault, op. cit., « Introduction », p. VII-VIII. Rappelons qu’on ne dispose d’aucun modèle littéraire pour « La Barbe bleue » et pour « Le Petit Chaperon rouge ».

[17Pour plus de détail sur la genèse des contes, je me permets de renvoyer à l’édition Champion des Contes merveilleux, Coll. « Lumière classique », série « Bibliothèque des génies et des fées », t. IV, 2005.

[18« Les enchantements de l’éloquence : Les fées de Charles Perrault ou de la littérature », in Marc Fumaroli (dir.), Le Statut de la littérature : mélanges offerts à Paul Bénichou, Genève, Droz, 1980, p.153-186 ; repris dans La Diplomatie de l’esprit.

[19Ibid.

[20Voir Le Conte de fées littéraire en France, op. cit., en particulier le chapitre consacré au « peuple et sa culture », p. 406-454.

[21Marc Soriano, Les Contes de Perrault, op. cit., p. 201. Le critique évoque « les marécages d’un dialogue qui nous semble plat et précieux », ce dernier adjectif étant pour lui, de toute évidence, péjoratif.

[22Voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2001.

[23Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 311.

[24« Les enchantements de l’éloquence », art. cit.

[25Jules Brody, « Charles Perrault, conteur (du) moderne » in D’un Siècle à l’autre. Anciens et modernes. Actes du XVIe colloque du C.M.R. 17, Marseille, C.M.R. 17, 1987, p. 79-90.

[26Claire-Lise Malarte, « Les Contes de Perrault, œuvre ‘moderne’ », ibidem, p. 91-100

[27Édition citée, p. 22.

[28Ibid., p. 39.

[29Ibid., p. 46.

[30Idem, p. 177.

[31Il en va de même pour d’autres contes en prose (La Barbe bleue, Le Chat botté, Les Fées et Riquet à la Houppe).

[32Le grand ouvrage sur la question est celui de Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France au XVIIe siècle de 1600 à 1660, Paris, P.U.F., 1925, 2 vol. Pour une mise au point plus récente sur la question de l’honnêteté, voir Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, P.U.F., 1996.

[33Nicolas Faret, L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour [1630], Paris, Compagnie des libraires du palais, 1665.

[34Jacques Du Bosc, L’Honnête femme [1632], Lyon, Antoine Laurens, 1665.,

[35Sur le fond, il n’y a guère de différence entre l’honnête homme et l’honnête femme dont la vertu « n’est en rien différente de celle des hommes », p. 153 ; il écrit encore que « la générosité des femmes est la même que celle des hommes, et [...] la différence de leurs sexes n’en fait aucune de leurs vertus », ibidem. Jean Mesnard note même à propos des traités de civilité que « le modèle féminin l’a emporté sur le modèle masculin pour l’ampleur de l’analyse » (« “Honnête homme” et “honnête femme” dans la culture du XVIIe siècle, in Présences féminines. Littérature et société au XVIIe siècle français, Biblio 17, 1987, p. 26).

[36Faret, De l’Honnête homme, p. 62.

[37Ibidem, p. 52.

[38Contes, p. 177.

[39Du Bosc, L’Honnête femme, p. 143-148.

[40Idem, p. 143.

[41Idem, p. 146.

[42Faret, De l’Honnête homme, p. 21.

[43Idem, p. 158.

[44Le Livre du courtisan [1528], éd. Alain Pons, Paris, Gérard Lebovici, 1987 (Cette édition adapte la traduction de Chappuis de 1580), livre premier, §§ 24 et 25, p. 51-52.

[45« Plaire, note Jean Mesnard (Les Pensées de Pascal, Paris, S.E.D.E.S., 1993, p. 110) est comme une sorte de passif du verbe aimer ». Le critique cite Méré : « Ce n’est pas seulement pour être agréable qu’il faut souhaiter d’être honnête homme, et qui en veut acquérir l’estime doit principalement songer à se faire aimer » (ibidem).

[46Faret, De l’Honnête homme, p. 5.

[47Castiglione, Le Livre du courtisan, p. 140.

[48Faret, De l’Honnête homme, p. 22.

[49Du Bosc, L’Honnête femme, p. 144.

[50Faret, De l’Honnête homme, p. 21.

[51Damien Mitton, Pensées sur l’honnêteté, cité dans Saint-Evremond, Œuvres mêlées, Paris, 1680, t. 6, p. 3-4.

[52Pierre Nicole, De la civilité chrétienne, chapitre 5, cité dans L’Esprit de M. Nicole, Paris, Desprez, 1765, p. 458.

[53« Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre ».

[54René Démoris a montré l’importance de cette logique de l’échange dans Peau d’Ane où tout est « calcul », « évaluation » et même selon lui « marchandage » (« Du littéral au littéraire dans Peau d’Ane de Perrault », in Revue des sciences humaines, 166, avril-juin 1977, p. 261-279. Il n’est pas indifférent que l’on retrouve cette même structure d’échange dans Cendrillon, version en prose fondée sur le même schéma populaire que Peau d’Ane d’après la classification Aarne-Thompson. Notre analyse diffère toutefois de celle de René Démoris, d’inspiration psychanalytique.

[55Du Bosc, L’Honnête femme, p. 145.

[56Faret, De l’Honnête homme, p. 22.

[57Condamnée par Du Bosc qui distingue plusieurs catégories de coquettes (p. 371-406).

[58Du Bosc, L’Honnête femme, p. 145.

[59Faret, De l’Honnête homme, p. 5

[60Dans la version de Grimm, des oiseaux crèvent les yeux des méchantes sœurs.

[61Jean Mesnard note que « les notions “d’honnête homme ” et “d’honnête femme” » relèvent d’un « souci de définir un modèle d’humanité considéré sous l’angle, non pas des qualités morales, mais des qualités sociales (la distinction est fondamentale) », « “Honnête homme” et “honnête femme” », p. 16.

[62Paris, Coignard, p. 8, cité par Marc Fumaroli, « Les enchantements de l’éloquence », p. 161.

[63Paris, Coignard, p. 8, cité par Marc Fumaroli, « Les enchantements de l’éloquence », p. 161.

[64Jules Brody parle de même à propos de La Belle au bois dormant d’une « version hautement évoluée, ultra-raffinée de l’historiette misogyne traditionnelle », « Charles Perrault, conteur (du) moderne », p. 87.

[65Voir à ce sujet Marc Fumaroli, « Les enchantements de l’éloquence », p. 157-159.

[66Annie Renonciat, La Vie et l’œuvre de Gustave Doré, 1983, p. 9.

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