La fenêtre : quelques angles d’approche

, par NOELLE MARIE-LAURE

Introduction

Élément architectural familier aux multiples déclinaisons esthétiques ou fonctionnelles, dont les évolutions épousent les avancées techniques ou culturelles, la fenêtre joue un rôle essentiel dans la vie quotidienne, tant individuelle que sociale : elle est source de luminosité, de visibilité, de communication, en même temps que frontière entre deux espaces mitoyens souvent antithétiques.

Vue de l’extérieur, la fenêtre délimite un fragment de réel qui s’offre à la représentation, à la manière du cadre pictural. De l’intérieur, elle ouvre sur un espace autre donné à contempler ou à imaginer. Mais ce qu’elle montre n’est pas toujours visible ou ne l’est que partiellement, aussi participe-t-elle d’un double jeu, entre exhibition et dissimulation, propre à servir de tremplin à l’imaginaire.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les artistes s’emparent de ce motif, situé à l’interface entre l’espace du dehors et celui du dedans, dont ils se plaisent à représenter les interactions. Au point que la fenêtre, en ce qu’elle propose une vision du monde, que celle-ci relève de la mimêsis ou de l’invention, peut devenir métaphore de l’œil, de son regard, et au-delà, de l’activité créatrice même. La définition du tableau comme « fenêtre ouverte », qu’on trouve au Livre I du Della Pittura d’ Alberti, est à cet égard significative.

La fenêtre constitue donc un motif de prédilection dans l’imaginaire des artistes : elle participe indéniablement de la construction d’un espace esthétique, poétique et symbolique ; elle ouvre la voie vers un jeu infini de possibles dialectiques :

Au fond, la fenêtre apparaît comme ce motif éminemment plastique qui permet à l’envi de modifier le décor au sein duquel évoluent les personnages et où se déroule l’action. Agissant à la fois sur la hauteur, la largeur et la profondeur, il introduit dans le traitement des lieux une série d’oppositions dynamiques.

Jean-René Valette, « Les Fenêtres - Architecture et écriture romanesque »

La fenêtre, frontière symbolique

1) Entre espace masculin et espace féminin

Traditionnellement, les intérieurs sont référés à l’univers féminin et aux activités qui lui sont associées : tâches ménagères, éducation des enfants, conversation (éventuellement confidentielle), ou encore, dans le meilleur des cas, possibilité d’exprimer des talents artistiques, allant de la broderie à la pratique de la musique ou du dessin, en passant par la décoration intérieure. Cette attribution qui peut aller jusqu’au confinement de la femme, ou du moins, à des possibilités de sortie très limitées ou placées sous haute surveillance.
À l’inverse, l’extérieur est, jusqu’à une époque récente, le domaine préférentiellement réservé aux hommes : lieu de l’aventure, de la guerre, des activités professionnelles ou de loisir (équitation, chasse, pratique des armes...).
De cette bipolarité résultent des possibles narratifs multiples, au sein desquels la fenêtre intervient comme lieu de rencontre, de désir d’évasion, de transgression...

Références

-L’intérieur comme espace féminin

• La peinture de Vermeer de Delft : 27 tableaux sur les 35 qui lui sont attribués représentent des personnages féminins placés dans un décor intérieur, 14 comportent une fenêtre. La vue extérieure n’est jamais montrée. Cf : http://perso.orange.fr/yann.franque...

• Dans Le Mariage de Figaro (II, 1), la scène de confidence entre la Comtesse et Suzanne s’achève sur l’ouverture de la croisée par laquelle la servante aperçoit le Comte qui part à la chasse (réelle ou métaphorique).

-La rencontre entre les deux univers

• Dans L’École des femmes de Molière comme dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais, le barbon met la maison en état de siège, mais fenêtres (cf. la « jalousie » dans le Barbier) et lettres ouvrent des brèches dans l’emprisonnement, et favorisent la transgression.

• Les scènes de balcon dans Roméo et Juliette de Shakespeare et Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand : lieu de la rencontre et de la confidence amoureuse.

• Le motif médiéval de la Dame à sa fenêtre, repris par Gérard de Nerval dans « Fantaisie » (Odelettes) ; traitement ironique du modèle chevaleresque par Rousseau dans ses Confessions : « Je chantais sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort surpris, après m’être longtemps époumoné, de ne voir paraître ni Dames ni Demoiselles qu’attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons. » (p. 48)

• Dans Partie de campagne de Jean Renoir, les canotiers, d’abord assis dans un cabanon clos, ouvrent la fenêtre qui cadre l’envolée de Mme et Melle Dufour sur l’escarpolette ensoleillée, dans un espace de liberté provisoire. Cf. Le Cadre au cinéma, Jacques Loiseleux et Jacques Petat : « Le cadre fenêtre retrouve ici sa fonction picturale » (évocation de la peinture de Fragonard ou d’Auguste Renoir).

Jeux d’inversion

• Dans le roman Jeune Fille en bleu jacinthe de Suzanne Vreeland, Vermeer peint sa fille devant une fenêtre, d’abord avec un panier à ouvrage sur les genoux destiné à meubler le temps « perdu » à poser, tandis que l’esprit du modèle franchit l’obstacle symbolique de la fenêtre pour recomposer en un tableau rêvé, le spectacle du marché plein d’animation qui s’offre à elle (pp. 204-205). Le monde que voudrait peindre Magdalena est à la fois antithétique et complémentaire de celui de son père : elle s’intéresse au dynamisme confus et bruyant de la vie extérieure ; il peint des femmes dans leur intérieur silencieux. Comme si chacun d’eux cherchait à explorer le domaine plus volontiers réservé à l’autre sexe, et dont la fenêtre devant laquelle Magdalena pose trace la ligne de séparation. Ou encore comme si la jeune fille refusait cet enfermement imposé à la femme bourgeoise de son époque. Cf. texte 2

• Dans le film Le Jour où je suis devenue femme de Marzieh Meshkini (2000), Hava cherche à profiter de ses derniers instants de liberté avant midi, l’heure fatidique où elle doit, le jour de ses 9 ans, porter le tchador. Son compagnon de jeu est cloîtré pour faire ses devoirs : ils communiquent par une petite fenêtre, partageant une friandise, un de leurs derniers plaisirs pris en commun.

2) Entre espace privé et espace public

Fermée, la fenêtre marque une séparation radicale entre ces deux espaces antithétiques, organisés autour des pôles silence/bruit, solitude/foule, intériorité/extériorité, immobilisme/agitation, chaleur/froid...

Que la fenêtre soit ouverte ou entrouverte, et l’espace privé perd de son étanchéité, laissant échapper des informations censées rester secrètes. Ce qui appartient à l’intimité investit alors l’espace public jusqu’à se répandre sous les formes du commérage ou de la rumeur. Réciproquement, ce qui relève du domaine public peut interférer avec le privé, le marquer de son empreinte. La fenêtre témoigne ainsi de la réversibilité des espaces.

Références

• « Paysage » de Baudelaire (Les Fleurs du mal « Je fermerai partout portières et volets (...)/ L’Émeute tempêtant vainement à ma vitre/ Ne fera pas lever mon front de mon pupitre).

Pot-Bouille de Zola : commérages des domestiques qui déversent insultes, médisances sur les patrons et anecdotes croustillantes par les fenêtres donnant sur la cour intérieure, espace de liberté de parole (Ch. 6, pp. 139 sq, ch. 13, pp. 313 sq).

• Lubitsch, Broken Lullaby (L’Homme que j’ai tué, 1932) : la rumeur se répand de fenêtre à fenêtre et de porte à porte, les amoureux (le soldat français et l’épouse de l’Allemand qu’il a tué) sont épiés à leur insu ; registre de la farce qui contraste avec la tonalité tragique du film.

• Le thème central du voyeurisme dans Fenêtre sur cour d’Hitchcock : la fenêtre derrière laquelle le héros est immobilisé (métaphore du cadre photographique ou cinématographique) devient poste d’observation privilégié sur les autres fenêtres de l’immeuble (métaphores de l’écran de télévision). Les scènes qui s’y jouent exhibent les différents possibles de la vie du couple... jusqu’au meurtre ! Écho : le poème Fenêtre sur cours de Raymond Queneau (cf. Fenêtres en poésie p. 38) qui évoque essentiellement des perceptions auditives. Références au film : « les cris des radios/ l’ânonnement des téléviseurs (...) les soixante-dix degrés Farenheit/ que marque le thermomètre ».

• L’inversion du public et du privé dans Playtime de Tati (1967) : les fenêtres deviennent des vitrines qui exhibent l’intimité au regard des passants ; satire d’une société moderne, toute en apparence, qui, n’ayant rien à cacher, néglige de protéger une vie privée dès lors assimilée à une valeur marchande.

3) Entre enfermement et liberté

La césure que la fenêtre marque dans l’espace peut aussi s’effectuer dans le cas d’une réclusion : frontière inviolable ou espoir d’évasion, elle est alors l’unique point de contact avec le monde extérieur. La séparation se double d’une antithèse vie/ mort : au temps arrêté de l’espace clos et plongé dans l’obscurité s’oppose celui de la vie qui continue son cours dans l’espace ouvert et lumineux. Ainsi sont installées les conditions de l’expiation, méritée ou non, dont l’aboutissement peut être, dans les cas extrêmes, la mort elle-même. La frontière participe alors pleinement de la dramatisation du récit ou de l’image, elle porte en elle le désir de son franchissement, soit de la transgression.

Références

• Boris Vian, « Ils cassent le monde... » (Poésies in Poètes d’aujourd’hui, n° 150, pp. 108-109) : opposition pour le prisonnier entre la fenêtre du qui laisse filtrer « un peu d’air/ un petit filet de vie/ Dans l’œil un peu de lumière » et le « judas qui s’ouvre » sur les « messieurs vêtus de noir » qui conduisent vers l’exécution. Cf. texte 1

• Verlaine, « Le ciel est, par-dessus le toit... », Sagesse.

• Marcel Béalu, La Fenêtre interdite, (Contes du demi sommeil, cf. Fenêtres en poésie pp. 26-29) : conte fantastique, jeu d’inversion de l’évasion à l’enfermement à l’extérieur de la maison, « inexorablement close ».

• Robert Bresson, Un condamné à mort s’est échappé (1956), la fenêtre de la cellule comme moyen de communication avec les autres prisonniers.

• Chrétien de Troyes, Lancelot ou Le Chevalier de la charrette, la fenêtre ferrée qui sépare Lancelot de Guenièvre, dont il écarte les barreaux pour le rejoindre le temps d’une nuit d’amour ; l’unique et étroite ouverture que ménage Méléagant dans la tour où il fait enfermer Lancelot, épisode d’isolement initiatique. Cf. Jean-René Valette, « Les Fenêtres - Architecture et écriture romanesque »

• Affiches d’Amnesty International qui mettent en relief le motif des barreaux : cf. http://rlfreims.lautre.net/actualit... http://www.amnesty.fr/index.php/amn...

La fenêtre ou le fragment magnifié

1) Un cadre descriptif

Le cadre de la fenêtre fragmente le réel, prélève un « morceau choisi » et fournit un appui commode qui permet d’insérer la scène dépeinte dans un contour et d’instaurer un jeu d’échanges entre l’intérieur et l’extérieur.

On ouvre une fenêtre sur le monde, les images se projettent et s’inscrivent sur la « surface » de cette ouverture : le tableau. (...) Plus tard, d’autres « fenêtres » s’ouvrent en profondeur dans le tableau - les veduta -, inscrivant de manière illusionniste paysage et horizon dans le lointain comme les figures de l’espace réel dont l’homme de la Renaissance mesure les dimensions par les conquêtes et le savoir. Dès lors, la fenêtre, qui hante l’histoire de la peinture, n’est plus seulement citation, c’est le tableau lui-même qui devient une fenêtre.

(Petite fabrique de l’image, p. 60)

Dans S/Z, Roland Barthes explicite cette démarche fréquente chez les romanciers réalistes du XIXe siècle, qui consiste « non à copier le réel, mais à copier une copie (peinte) du réel », de sorte que le travail de l’écrivain présente des analogies avec celui du peintre. Le motif est alors aussi bien pictural que scriptural :

On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement pour bien voir, mais pour fonder ce qu’il voit par son cadre même : l’embrasure fait le spectacle.

(p. 61)

Parmi les dispositifs spécifiques (tels que les instruments d’optiques, les portes, les miroirs) qui accompagnent le regard descripteur, la fenêtre fait figure de motif générique :

Son « cadre » annonce et découpe le spectacle contemplé, à la fois sertissant et justifiant le « tableau » descriptif qui va suivre, et mettant le spectateur dans une pose et une posture de spectateur d’œuvre d’art.

(Philippe Hamon, Du Descriptif, p. 174)

Ainsi l’image de la fenêtre qui découpe un cadre apparenté à une toile représente-t-elle un thème de prédilection chez les écrivains, non seulement en ce qu’il ouvre la voie à la description « pittoresque » mais aussi parce qu’il est susceptible de déclencher une dynamique narrative. La principale variante du procédé repose sur l’angle d’approche adopté, selon que le regard est porté de l’intérieur ou de l’extérieur : le regard de celui qui est posté derrière la fenêtre est une vue distanciée, critique ou esthétique ; celui qui vient de l’extérieur est attiré par un cadre pictural. Au cinéma, la technique fréquente du « surcadrage » permet d’introduire un « piège à œil » qui guide le regard du spectateur, met une image en abyme. Cadrer, c’est proposer une organisation du réel, c’est rendre le monde accessible à la perception.

Références

Le regard extérieur

• Rembrandt, Jeune fille à sa fenêtre (1651), Stockholm, National Museum.

• Balzac, Le Curé de village : Lorsque Véronique Sauviat s’installe à sa fenêtre, occupée à broder, elle attire immanquablement le regard des passants. Par ailleurs, les éléments du décor « poétisent » le tableau, font rejaillir leur charme sur Véronique : un « massif aérien (...) sur l’appui de sa fenêtre » fait d’elle une fleur parmi les fleurs, des « rideaux de damas rouge » colorent son visage de leurs reflets (p. 653). Cf. texte 3

• Proust, La Fugitive : le narrateur parcourt, le soir, les calli vénitiennes dont les fenêtres observées de l’extérieur sont métamorphosées en tableaux (II, p. 650). La structuration de la phrase en chiasme enchâsse les tableaux dans un encadrement syntaxique qui les met en valeur. Les scènes de genre évoquées ici sans être identifiées font penser à des tableaux tels que Jeune fille à sa fenêtre de Rembrandt ou Jeune femme à sa toilette de Metsu qui peuvent paraître incongrus dans un contexte vénitien. L’espace joue de sa réversibilité, intérieur et extérieur s’inversent : la ruelle devient galerie de musée, comme si l’expression, « ville-musée » était prise au pied de la lettre. Les scènes animées se figent en « gestes silencieux » plaqués « dans un rectangle placé sous verre », le réel dans toute sa modestie est transfiguré en œuvre d’art. Cf. texte 4

Le regard vers l’extérieur

Jeune Fille en bleu jacinthe de Suzanne Vreeland (pp. 204-205) : l’abondance des notations de couleurs, de formes variées, traduit le sens esthétique de Magdalena ; d’autre part, le passage au conditionnel nous entraîne du monde réel observé vers la représentation imaginaire, la transposition en œuvre picturale fantasmée. Un nouvel agencement des éléments, une réorganisation des volumes dans l’espace sont alors envisagés comme dans une mise en scène. Cf. texte 2

La Chambre d’angle du cousin d’Hoffmann, « Sunday at Home » de Nathaniel Hawthorne : « dans ces deux récits, le spectateur passe une matinée, ou une journée entière, à observer et interpréter la scène que lui offre l’agitation d’un marché, les allées et venues d’une communauté que le culte dominical rassemble à l’église. L’écrivain, derrière sa fenêtre, est une conscience séparée : il voit tout et ne participe pas. Il recueille le jeu des apparences. Il y a eu sécession par rapport au groupe social. » (Starobinski, L’Idée de la ville, pp. 181-182).

Le double point de vue

• Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (I, p. 681), le narrateur adopte successivement le point de vue des clients du Grand Hôtel, pour qui la vue sur la mer est assimilée à « une toile d’une couleur agréable », puis celui de la population de Balbec pour qui les fenêtres de la salle à manger se métamorphosent en un « merveilleux aquarium » abritant diverses espèces d’animaux marins. La paroi de verre matérialise alors les clivages sociaux. Cf. texte 5

2) Fenêtres séductrices

Un des rôles possibles de la fenêtre, hérité de la littérature chevaleresque, est de magnifier le personnage qu’elle enserre et de ce fait, de le constituer en objet d’admiration ou de désir. Selon Jean Starobinski (L’Idée de la ville, p. 179) :

La fenêtre est le cadre, à la fois proche et distant, où le désir attend l’épiphanie de son objet. C’est l’indice mystérieux qui atteste la réclusion de la demoiselle inconnue, mais aussi bien la voie d’accès qui permet d’atteindre par la voix, et, si les rideaux se tirent, si les battants s’ouvrent, qui permettra de l’apercevoir, de lui faire signe.

La fenêtre joue à plein de son charme pour attirer, ou susciter le regard amoureux : celle qui s’y expose, ou qu’on y aperçoit, se met alors en danger d’être extraite de ce cadre protecteur, voire d’échanger une réclusion contre une autre. D’autant plus lorsque la fenêtre instaure un échange entre des personnages n’appartenant pas à un même monde. Séduction fallacieuse donc.

Références

• Balzac, Le Curé de village, cf. texte 3
• Le « lever de rideau » de La Comédie humaine s’effectue à travers le regard d’un peintre, Théodore de Sommervieux, de retour de Rome, qui se pose d’abord sur une lucarne encadrant le visage d’une beauté raphaélique (p. 37), puis sur la vitrine de La Maison du chat-qui-pelote, dont nous franchissons visuellement le seuil obscur pour découvrir une scène de genre « hollandaise » réunissant la famille de Monsieur Guillaume dans une pièce éclairée à l’arrière-plan. Le peintre exécutera par la suite deux toiles, l’une dans le goût des « tableaux de genre » (p. 49) hollandais représentant la famille réunie, l’autre étant un portrait de l’angélique Augustine. Symboliquement, ces deux œuvres reflètent le désir du peintre d’extraire la jeune fille d’un milieu perçu comme inadéquat, désir qu’il concrétisera en l’épousant. Or cette idéalisation s’avérera être une utopie fallacieuse et cruelle pour la jeune femme, qui, malgré de louables efforts, échouera à s’élever à la hauteur de la culture aristocratique. La lucarne ouverte sur le ciel n’était qu’un leurre. Cf. texte 6

• L’incipit d’Une Double famille (Balzac) : une vitre, stratégiquement éclairée par une chandelle et derrière laquelle se joue une scène « d’exposition » paradigmatique (une jeune femme et sa mère en train de broder), cherche à émouvoir les passants : elle semble relever de la mise en scène de la part de la vieille femme, qui du coup endosse le rôle de l’entremetteuse. Le motif médiéval de la dame à sa fenêtre se trouve pour le moins corrompu ! L’installation de Caroline par son soupirant, le comte de Granville, homme marié, dans un bel appartement, s’opère ainsi sous l’effet du leurre. Elle est l’aboutissement d’un processus jalonné par des scènes liées aux fenêtres : observation réciproque, échange furtif de regards qui joue le coup de foudre sur le mode mineur, espionnage rapproché par le trou des rideaux, effraction enfin lorsque le « monsieur noir » jette sa bourse à travers la vitre fêlée (défloration symbolique selon Andrea del Lungo, Envers balzaciens, p. 96). L’épilogue remanie les motifs initiaux : le comte de Granville, veuf et vieilli, est à nouveau sous une fenêtre faiblement éclairée dont quelques carreaux cassés ont été remplacés par du papier, mais seule une ombre peut être aperçue derrière les rideaux d’une fenêtre trop haute pour permettre de voir ce qui se passe. La dialectique ombre/lumière se double d’une dialectique savoir/ignorance. Cette nouvelle confirme bien l’image de la fenêtre-tableau en tant que « rampe » dont le franchissement ouvre les voies du drame. D’un clair-obscur à l’autre, le tableau issu de la transfiguration d’un modèle imparfait se délite sous l’action érosive du temps, le versant obscur s’impose comme une fatalité, la fugitive clarté est absorbée dans les ténèbres. Cf. texte 7

• Dans La Toison d’or de Théophile Gautier, le héros Tiburce, entreprend un voyage en Belgique en quête d’une de ces légendaires beautés flamandes qu’il reconnaît dans « la tête sublime de la Madeleine » de Rubens (p. 204). Par projection de cette image sur une autre, au prix d’une schématisation réductrice, il pense ensuite rencontrer l’incarnation de son idéal en la personne de la jolie Gretchen, aperçue, puis épiée à travers la fenêtre de sa maison. Le visage de la jeune fille sans cesse dérobé attise le désir : les rideaux et l’éclairage doux ne laissent entrevoir que le reflet d’une silhouette aux contours estompés, tandis que la belle inverse les rôles et observe le voyeur . Si l’espionnage se réduit pour le héros à un jeu déceptif, on peut aisément imaginer que, l’esprit suppléant la vision, il contribue à parfaire l’idéalisation de la belle, en réalité nullement inaccessible, toute disposée qu’elle est à se laisser séduire par l’inconnu. Cf. texte 8

• Musset, « Le rideau de ma voisine », Poésies nouvelles (1836) : l’esquisse d’une relation amoureuse est perturbée par l’intervention d’un tiers dont la voisine est amoureuse : le poète sensible et cultivé est détrôné par un « lourdaud ». L’espoir rechute vers la déception et jalousie dans la troisième strophe. Cf. texte 9

La fenêtre ou les voies de l’imagination

1) La fenêtre ouverte sur l’imaginaire

Parce qu’elle joue simultanément ou alternativement sur le caché et le montré, la fenêtre stimule l’activité imaginante : comme par défi, elle incite à deviner ou à combler par le recours à la fiction l’incomplétude de la vision. Voilages, tentures, stores, volets entrouverts, reflets, carreaux translucides ou opaques, clairs-obscurs ou pénombres : autant d’éléments susceptibles de venir altérer, abuser ou masquer la vue, et donc à laisser place à la fabulation.

Par ailleurs, le dispositif de la fenêtre ouverte constitue un tremplin vers l’imaginaire : franchir la limite du cadre, c’est accéder « de l’autre côté » du réel, où tous les possibles s’offrent à l’esprit vagabond. Au cadre banal, familier, vient se substituer un espace recomposé, idéalisé, fantasmagorique.

Aussi le fenêtre favorise-t-elle la création poétique, en ce qu’elle joue sur la gamme des états d’âme et en ce qu’elle invite à métamorphoser le réel.

Références

• Baudelaire, « Les Fenêtres », Le Spleen de Paris (1869) : à partir d’un spectacle « réel » mais distant, et comme par empathie, le poète reconstitue un puzzle fictif, « refait l’histoire » en légende, réinvente le sens qui échappe à la vue. Il revient finalement à lui-même : la fenêtre n’a été qu’un prétexte à un enrichissement de la réflexion, à une meilleure connaissance de soi.

• Hugo, « Rêverie », Les Orientales (1829) : solitude et posture à la fenêtre débouchent sur l’invention d’un paysage merveilleux, résultant de la métamorphose du paysage familier (présence de la couleur or, arbres transformés en 1000 tours...), mais aussi antithétique de ce dernier (urbain, lumineux, aux formes pointues, animé par des mouvements vers le haut...).

• Baudelaire, « Paysage », contemplation d’un vaste paysage urbain du haut de la mansarde du poète, mais la phase de création d’un paysage imaginaire idéal s’effectue cette fois fenêtres fermées et volets clos, l’intériorité étant privilégiée.

• Stéphane Mallarmé, Fenêtres en poésie p. 15 (Du Parnasse contemporain) : jeu de contrastes entre espace sacré et espace profane, maladie et évasion onirique

• Flaubert, Madame Bovary, I, ch. IX, pp. 97-98, l’orgue de barbarie transporte progressivement l’esprit d’Emma « ailleurs », dans une rêverie qui convoque des lieux luxueux (théâtres, salons, lustres...) et suscite la mélancolie. L’auditif et le visuel se conjuguent et fonctionnent comme des tremplins. La fenêtre souligne un double clivage social : musicien/ Emma/ « monde ». Cf. texte 10

• Le motif récurrent dans les tableaux de Magritte. Par exemple, La Condition humaine (1933, cf. http://www.soupir.org/article.php3?... ) : cette toile en trompe-l’œil représente un tableau devant une fenêtre, qui représente le paysage encadré par la fenêtre. Le chevalet, le bord de la toile et le léger empiétement du cadre du tableau sur le rideau fournissent les indices de la mise en abyme. Mais ce qui figure sur le tableau, raccordé au « réel », est-il bien ce « réel » ? La « condition humaine » serait-elle prise dans ce jeu d’illusion, dans l’imbrication des niveaux de représentation ?

Tableaux similaires : La Clef des champs (1933), La Condition humaine (1935), L’Appel des cimes (1942) (cf. Jacques Meuris, Magritte, pp. 40-42).

• Motif très présent aussi dans les tableaux de Matisse, ouvrant sur des vues stylisées : par exemple dans Fenêtre à Collioure (1905), La Sieste (1906), où l’extérieur semble homogène de l’intérieur, comme pris tous deux dans l’espace en deux dimensions de la toile, dans la construction des lignes et l’agencement des couleurs (cf. pp. 139 et 141 dans Henri Matisse, roman d’Aragon). La porte-fenêtre ouverte (1914) figure en couverture de l’ouvrage dont l’incipit déclare : « La porte s’ouvre sur le passé. Ou la fenêtre. ». Il s’agit du « plus mystérieux des tableaux jamais peints », en effet cette fenêtre n’ouvre que sur un noir opaque, sur lequel le regard bute, en total contraste avec la peinture si lumineuse Matisse. « Que le peintre l’ait voulu ou non, cette porte-fenêtre, ce sur quoi elle ouvrait, elle est demeurée ouverte. C’était sur la guerre, c’est toujours sur l’événement qui va bouleverser dans l’obscurité la vie des hommes et des femmes invisibles, l’avenir noir, le silence habité de l’avenir » (p. 413). Fenêtre ouverte sur les abîmes du temps donc...

• L’art du trompe l’œil : cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Trompe... ; http://www.trompe-l-oeil.info/Tromp...

2) La vie secrète des fenêtres

L’imaginaire attribue souvent à la maison des caractères anthropomorphiques : dans cette perspective, les fenêtres constituent logiquement les yeux. Elles illuminent la façade, l’embellissent de leurs parures, mais sont aussi postées tels des espions permanents qui ne laissent rien échapper du spectacle de la rue. Personnifiées, elles sont douées de capacités émotionnelles ou réflexives. Elles peuvent enfin faire l’objet d’une métamorphose animale.

Références

Mon Oncle de Jacques Tati : la maison des Arpel est comparée à un visage dont les deux œils-de-bœuf de la chambre du haut sont les yeux.

• Le recueil Fenêtres en poésie propose un bon nombre d’exemples de personnifications ou animismes. Ex : Léon-Paul Fargue, p. 10 (Haute solitude) ; Francis Ponge, p. 13 (Pièces) ; Louis Mercier, p. 22, cf. texte 11 : la maison conserve une part de jeunesse grâce à ses fenêtres, comme le visage vieilli possède encore l’éclat des yeux ; Claude Roy, « La fenêtre fermée », p. 55, cf. texte 12 : jeu sur une syllepse de sens (réfléchir des images/ verbe employé de manière intransitive) ; Anne-Marie Kegels, p. 60 (Rien que vivre) : sorte de prière adressée à la fenêtre divinisée ; Jean Tardieu, p. 98 ; René Laporte, « La vitre » p. 112 : la vitre devient « araignée noueuse de filets » ; Francis Ponge, « Le volet, suivi de sa scholie » p. 143 : le volet se métamorphose en « oiseau cloué ».

• « Les fenêtres » de Jacques Brel (p. 233) : par relation métonymique, les fenêtres sont assimilées aux spectateurs qu’elles abritent, adoptent leurs attitudes ou leurs sentiments (espionnage, commérage, moquerie, tristesse, cruauté...). La chanson, à la tonalité volontiers satirique, propose en outre une typologie des fenêtres (selon les saisons dans la strophe 2, les lieux - œil-de-bœuf, soupirail, mansarde, prison - dans la strophe 3). Cf. texte 13

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