Un enseignement de la langue au prisme de l’égalité Filles/Garçons La question du langage égalitaire en cours de Lettres

, par CARLIER-SIRAT Maud

1- Développer la réflexion des élèves sur la langue

Une difficulté pour les professeures et professeurs
L’enseignement de la langue au lycée vise à faire réfléchir les élèves au fonctionnement de la langue et à développer leur « conscience linguistique » :

Pour assurer le lien entre ces connaissances et les compétences d’expression, le professeur propose des exercices et activités variés qui (…) encouragent la réflexion des élèves sur la langue.
S’appuyant sur les acquis du collège, (l’enseignement du français en classe de seconde) vise à rendre plus nette la conscience linguistique des élèves et plus solide leur connaissance de la langue, pour leur permettre d’avoir une compréhension plus fine de ce qu’ils lisent et de s’exprimer avec aisance, justesse et rigueur à l’écrit et à l’oral » [1].

Toutefois, il n’est pas aisé de développer cette capacité de réflexion sur la langue, tant les élèves ont le sentiment que la langue a toujours été identique, qu’il n’y aurait rien à questionner ou même à dire sur le fonctionnement de celle-ci.

Il peut dès lors être judicieux de s’arrêter avec les élèves sur l’une des dimensions de la langue, qui a évolué au cours des siècles et qui est, toujours aujourd’hui, au cœur de discussions et de polémiques : la dimension genrée de la langue française.

La démarche exposée dans cet article invite à mener un questionnement sur la langue avec les élèves, dans l’espace du cours de Lettres. Il s’agit de prendre en compte la langue comme un enjeu majeur pour l’égalité filles/garçons, sur lequel on ne saurait faire l’impasse et qu’on ne peut considérer comme moins pressant ou moins urgent que d’autres formes de luttes contre les discriminations.

Le travail proposé s’inscrit dans ce qu’Isabelle Collet nomme « la pédagogie de l’égalité » [2]. On peut identifier les trois objectifs de la démarche, qui reprennent trois axes de la toile de l’égalité [3] :

  • « démystifier le savoir » puisqu’on amène les élèves à questionner des faits de langue et à ne pas les percevoir comme immuables ;
  • « dévoiler l’omission des groupes dominés » puisqu’on cherche à faire prendre conscience de l’invisibilisation progressive et systématique des femmes dans la langue française ;
  • « employer une langue inclusive » puisqu’il s’agit de permettre, aux élèves comme aux professeurs, d’interroger leur propre rapport au langage et d’explorer la possibilité d’une langue plus égalitaire.

En outre, il s’agit pour les professeurs d’ouvrir l’espace du cours de Lettres à des débats qui existent en dehors, dans les sphères littéraires et médiatiques. Le travail mené permet de revenir sur la polémique autour de l’écriture inclusive, qui semble cristalliser des points de tension autour des inégalités de genre.
Faire entrer ce débat dans le cours de Lettres permet de clarifier les notions, dont les élèves ont peut-être une connaissance confuse, mais aussi de développer chez eux un point de vue critique sur ce débat. Il s’agit d’articuler les compétences de maîtrise de la langue (et en particulier le développement de la conscience linguistique) et le développement de l’esprit critique. La démarche peut ainsi être rapprochée des « questions vives » ou « questions socialement vives » en éducation [4].

2- Éclairage théorique et historique

L’invisibilisation des femmes dans la langue au XVIIème siècle et la notion de langage égalitaire

On peut rappeler tout d’abord le tournant que constitue le XVIIème siècle. Auparavant, plusieurs règles d’accord coexistent en français :

  • l’accord de proximité : accord avec le terme le plus proche,
  • l’accord de majorité : accord avec le terme qui exprime le plus grand nombre
  • l’accord au choix : selon le bon vouloir de la personne qui rédige.

À partir du XVIIème siècle, les grammairiens et les membres de l’Académie Française cherchent à régulariser les pratiques et imposent l’accord au masculin. Même si l’expression ne vient pas de l’Académie Française, la postérité retient la formule selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » [5].

Cette règle d’accord n’est pas mise en place pour des raisons linguistiques, mais pour des raisons idéologiques, comme l’atteste l’explication donnée par Claude de Vaugelas dans Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire (1647) : « Le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble ». On retrouve la même idée, un siècle plus tard, sous la plume de Nicolas Beauzée dans sa Grammaire générale (1767) : « le genre masculin est réputé plus noble que le genre féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».
Le genre grammatical des noms dans la langue n’est donc pas, au XVIIème siècle, une catégorie sans aucun lien avec le genre - appelé alors « sexe » - des hommes et des femmes qui composent la société. Au contraire, les positions idéologiques sur les rapports entre les hommes et les femmes sont transposées au fonctionnement de la langue.

Il existe un tour de passe-passe qui consiste à faire croire que les catégories hommes et femmes seraient tellement naturelles qu’elles se transposeraient directement à la grammaire, et en même temps que la grammaire n’aurait rien à voir avec la société [6].

Des noms de métiers qui existaient au féminin avant le XVIIème, comme « autrice »,« peintresse », « philosophesse », « professeuse », « jugesse », « médecine », disparaissent progressivement de la langue française, comme le montrent les travaux d’Éliane Viennot [7]. Là encore, la disparition de ces noms de métier témoigne d’une volonté de marquer la supériorité des hommes sur les femmes.
Nicolas Bescherelle [8] l’exprime au XIXème siècle quand il écrit :

Quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions.

La disparition des noms de métiers dans la langue s’accompagne de décisions politiques et sociales qui rendent, à la même époque, difficile l’accès des femmes à certaines études ou à certains métiers.

Fermer l’université aux femmes, c’était fermer les professions prestigieuses qui dépendaient de diplômes universitaires. Il n’y a pas besoin de porter la guerre sur la question du nom, il suffit d’empêcher les femmes de devenir avocate, médecin, etc. Par contre, on n’a jamais pu empêcher une femme d’être autrice, il n’y a pas de règlement, il n’y a pas de diplômes pour devenir peintre, peintresse comme on disait à l’époque. (…) Sur ces professions, où ils ne pouvaient pas empêcher les femmes d’arriver par règlement, il y a eu une bagarre linguistique qui a été mise en place [9]

Il faut noter que c’est avant tout pour les noms de métiers associés à un prestige social que le féminin semble poser problème, ce que Julie Abbou met en avant à travers l’analyse de noms de métiers contemporains.

Le nerf de la guerre, ce ne sont pas les noms de métiers en général, ce sont les noms de métiers prestigieux [10].

Qui s’inquiète de la féminisation d’ouvrière ? Aucun problème de construction linguistique pour serveuse, employée, caissière, couturière, aide-soignante… S’il faut encore s’en convaincre, c’est d’autant plus clair quand on compare une secrétaire de cabinet médical avec Madame le secrétaire perpétuel de l’Académie française (…) ou encore la banale maîtresse d’école avec la plus rare maîtresse de conférences » [11]

Un double mouvement se met progressivement en place, à la fois, d’exclusion des femmes de certains domaines intellectuels par des lois et des règlements, mais aussi d’effacement de leur présence dans la langue. Bien des mécanismes contribuent à invisibiliser les femmes.

Les mécanismes sont multiples : faire passer la femme au second plan, la faire disparaître complètement, minimiser son action, travestir sa vie, diminuer ou voler son travail, la cantonner à la femme ou la sœur de, l’auto- invisibilisation [12]]].

Les règles enseignées aux élèves et le lexique à leur disposition reflètent une volonté délibérée, de la part des grammairiens du XVIIème et du XVIIIème siècle, de masculiniser la langue française [13].

Par opposition, le langage égalitaire vise à redonner la même place aux formes féminines et masculines dans la langue.
Cette volonté de lutter contre la masculinisation de la langue est en réalité ancienne. Pendant la Révolution Française, et dans une période où des femmes militent pour obtenir le droit de vote, la requête des dames à l’Assemblée nationale intègre une proposition linguistique : « Le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles » (Article 3 du Projet de décret adressé à la Législative, 1792) [14]. .

L’écriture inclusive est aujourd’hui souvent réduite, à tort, au point médian.
Le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes propose pourtant dans son guide « Pour une communication publique sans stéréotypes de sexe » [15] plusieurs possibilités :

  • les doublets lexicaux, qui permettent de décliner les noms qui varient en genre (« lycéens et lycéennes »)
  • les mots épicènes, dont la forme ne varie pas entre le masculin et le féminin (« les êtres humains », « les élèves »)
  • les formulations englobantes, qui renvoient à un collectif ou à une fonction (« la direction »)
  • le point médian, caractère typographique qui permet de regrouper au sein d’un même mot les formes au féminin et au masculin (« les professeur·es »). Il peut fonctionner comme une abréviation, à l’écrit, d’un doublet lexical que l’on oralise (« les lycéen·es » serait prononcé à l’oral « les lycéens et les lycéennes »).

Les recommandations du Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes indiquent que l’écriture inclusive ne se limite pas à l’écrit, mais s’étend également à la langue orale (c’est pourquoi on parle aussi de « langue égalitaire »).
Cette écriture n’est « inclusive » que dans le sens où elle s’oppose au fonctionnement habituellement « exclusif » de la langue qui privilégie une catégorie de la population par rapport à une autre.

Le bulletin officiel du 6 mai 2021 définit le cadre d’utilisation de cette langue égalitaire dans l’Éducation nationale [16].
Ce document précise que dans les actes et usages administratifs (la communication entre collègues par exemple), il faut employer des doublets lexicaux et féminiser les noms de métiers, les titres, grades et fonctions, soit « recourir à des formulations telles que « le candidat ou la candidate » afin de ne pas marquer de préférence de genre.
Dans le cadre de l’enseignement, l’utilisation du point médian est proscrite, mais il faut bien, là aussi, féminiser les noms de métiers.
Par ailleurs, « le choix des exemples ou des énoncés doit respecter l’égalité entre les filles et les garçons, tant par la féminisation des termes que par la lutte contre les représentations stéréotypées » [17].

Dans le cadre spécifique du cours de Lettres, il convient donc d’apporter une vigilance particulière au choix des exemples (dans une séance de grammaire par exemple), mais aussi aux titres des corpus et des séquences.
On peut s’interroger notamment sur l’utilisation abusive du singulier pour désigner « la » femme (« la femme en poésie », « la femme-muse » ou « la femme fatale » qui n’ont pas leur pendant au masculin), dans la mesure où ce singulier cantonne les femmes à un idéal, ou à une représentation stéréotypée, qui ne permet pas de traduire toute la diversité des postures possibles.
Par ailleurs, la féminisation des noms de métiers, à laquelle fait référence le bulletin officiel, invite à employer les termes « autrice » et « poétesse » pour évoquer les écrivaines étudiées en classe.
Dès lors, il appartient bien aux professeurs d’utiliser une langue égalitaire dans leur pratique professionnelle, et le bulletin officiel encourage cette démarche, en mettant en avant toutes les possibilités offertes aux professeur(e)s, à l’exception de l’utilisation du point médian dans les situations d’enseignement.

3. Proposition pédagogique

Proposition articulée aux programmes d’étude de la langue au lycée

La proposition pédagogique est en lien avec deux axes du programme de lycée [18] :

  • « Les accords dans le groupe nominal et entre le sujet et le verbe » (classe de seconde)
  • « Le lexique » (classes de seconde et première)

Les activités proposées sont pensées pour les classes de Première et de Seconde, mais certaines étapes peuvent être adaptées à des classes de collège. On peut aussi reprendre la trame proposée pour un cours de Première HLP, avec l’axe « Les pouvoirs de la parole » et en particulier « L’autorité de la parole ».

ÉTAPE 1. Questionnaires individuels
Il s’agit de faire vivre aux élèves la même expérience que celle présentée par les chercheurs Markus Brauer et Michaël Landry pour analyser « l’influence de différentes formes grammaticales sur les représentations mentales » [19].

La professeure distribue des questionnaires anonymes aux élèves, sans leur donner d’indication particulière.
Les élèves ne le savent pas, mais tous les membres du groupe ne disposent pas exactement du même questionnaire : la moitié de la classe doit remplir un questionnaire formulé avec des termes masculins uniquement (« héros » - questionnaire A) alors que l’autre moitié répond à un questionnaire formulé avec des doublets lexicaux (« héros/héroïnes » - questionnaire B).

QUESTIONNAIRES DISTRIBUÉS AUX ÉLÈVES

Questionnaire A
1. Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats que vous verriez au poste de Président de la République.
2. Quels sont vos héros préférés dans l’Histoire ?
3. Quels sont vos acteurs préférés ?

Questionnaire B
1. Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats/ candidates que vous verriez au poste de Président/Présidente de la République.
2. Quels sont vos héros/héroïnes préféré(e)s dans l’Histoire ?
3. Quels sont vos acteurs/actrices préféré(e)s ?

La professeure ramasse les questionnaires et, après le cours, compte le nombre d’hommes et de femmes cité par les élèves en fonction du questionnaire à leur disposition. On ne revient pas tout de suite sur ces questionnaires, mais ils seront repris ensuite.

ÉTAPE 2. Travail de groupe sur l’évolution des règles d’accord

Les élèves sont en groupes, et on leur soumet les phrases suivantes :
a. Les trente infirmières du service et le médecin chef sont arrivés sur le lieu de travail.
b. Les enseignantes et enseignants de l’école sont présentes pour accueillir les enfants.
c. Afin que ta cause et la mienne soit connue de tous (Ronsard, Épître à la Response aux injures et calomnies, 1563).
d. Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières, consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières (Racine, Athalie, 1691).

Ces consignes sont proposées aux élèves :
1. Quelle(s) règle(s) d’accord connaissez-vous en français ? Comment accordez-vous

  • quand vous parlez ?
  • quand vous écrivez ?

2. Observez les phrases et identifiez la règle d’accord dans chacune de ces phrases.
3. Classez ces quatre phrases pour regrouper celles qui vous semblent similaires d’un point de vue grammatical.
4. Notez les réactions qui vous viennent suite à ce travail, et les questions éventuelles que vous vous posez.

La première étape permet aux élèves de mobiliser leurs connaissances concernant l’orthographe grammaticale. Les élèves confrontent ensuite leurs connaissances à des exceptions : si la première phrase confirme bien que « le masculin l’emporte sur le féminin », selon la règle bien connue des élèves, les autres sont plus étonnantes. Même sans avoir les termes pour nommer les règles d’accord, les élèves perçoivent aisément les différences d’accord entre les phrases.

L’activité de classement permet d’engager l’activité intellectuelle des élèves, selon les considérations proposées par Catherine Brissaud et Danièle Cogis pour mettre en activité les élèves dans l’apprentissage de l’orthographe. Il est à ce titre plus efficace de ne pas proposer de catégories de classement a priori aux élèves, mais de les laisser réfléchir aux catégories les plus pertinentes : « II suffit de peu de chose pour modifier la situation dans le sens d’une activité intellectuelle plus dense : ne pas donner d’indication directe, avoir une consigne suffisamment ouverte pour qu’il y ait une marge d’initiative, introduire des intrus, mettre un piège, lancer un défi » [20].

Par ailleurs, comme les élèves sont en groupes, l’activité de classement et de comparaison des phrases permet aussi de mettre en place une « confrontation orale ».

La confrontation est donc une véritable activité d’apprentissage de l’orthographe. La verbalisation qu’elle implique oblige les élèves à rendre explicite pour les autres ce qui peut rester implicite pour eux. En cherchant des ‘‘preuves’’ de ce qu’ils avancent, ils désignent des catégories linguistiques, font des manipulations, établissent des liens avec ce qui a déjà été appris. » L’intérêt de la confrontation orale est encore plus marquée pour les élèves en difficulté : « Cette confrontation est un levier des plus efficaces pour l’appropriation des notions enseignées, car elle provoque des réajustements cognitifs chez les élèves. (...) C’est au cours de ces confrontations que les élèves faibles en orthographe découvrent, grâce aux explicitations proposées par leurs camarades plus avancés, comment on raisonne sur l’orthographe. Ils commencent alors à voir l’orthographe comme quelque chose qu’ils peuvent eux aussi appréhender [21].

L’analyse des règles d’accord est un travail particulièrement complexe.

Il faut savoir déterminer si on est dans le ‘‘système nominal’’ ou dans le ‘‘système verbal’’, sans oublier que l’adjectif fonctionne comme le nom, tout comme le participe passé dans certains cas, mais pas dans tous ; il faut savoir identifier l’appartenance d’un mot à une classe grammaticale à coup sûr ; il faut, pour chaque catégorie, connaître les lettres qui sont des marques grammaticales, avoir mémorisé les marques autorisées et les marques exclues ; il faut encore passer d’un plan à un autre, penser à la fois à ce qui s’entend et à ce qui ne s’entend pas, et à leur possible succession [22].

Au fur et à mesure de la phase de confrontation collective, le questionnement surgit chez les élèves face aux faits de langue proposés.
On peut imaginer que les élèves formulent alors des questions diverses :

  • pourquoi toutes les phrases ne suivent-elles pas la même règle d’accord ?
  • pourquoi les règles d’accord ont-elles changé ?
  • qui décide des règles d’accord ?
  • à quel moment est-ce que ça s’est passé ?

La professeure prend en note l’ensemble des questions au tableau, sans pour l’instant apporter de réponse. Elle précise simplement l’appellation de chaque règle d’accord : l’accord au masculin (phrase a), l’accord de majorité (phrase b) et l’accord de proximité (phrases c et d).

Il est important d’indiquer également aux élèves que les quatre phrases proposées sont correctes en français, même si l’accord au masculin est le plus courant. On peut signaler également que l’accord de proximité employé dans les deux dernières phrases existe toujours en français moderne. Laélia Véron précise à ce sujet que l’accord de proximité est particulièrement fréquent quand l’adjectif est antéposé (« des prochaines semaines et mois » et non « des prochains semaines et mois ») [23].

Le travail mené conduit les élèves à s’interroger sur la part de la logique et celle de l’arbitraire dans certaines règles d’accord. Cela développe la conscience linguistique des élèves, ce qui leur permet par la suite, en situation d’écriture, d’apporter une plus grande vigilance à leur manière d’accorder. La réflexion sur le fonctionnement de la langue a ainsi des effets sur la maîtrise de l’orthographe.

ÉTAPE 3. Travail de groupe sur l’évolution du lexique
On propose aux élèves de nouveaux énoncés, tirés pour la plupart d’un article de Fanny Bernard et d’Héloïse Facon, enseignantes de philosophie [24].

Énoncés proposés
a. Ses parents auraient aimé qu’il soit médecin, mais il est attiré par les arts et se voit déjà auteur, poète, peintre ou compositeur !
b. À l’école, il s’entendait bien avec tout le monde et ses compères disaient de lui que c’était un garçon facile.
c. Mademoiselle Sophie est une vraie fée du logis ! Elle n’a pas de femme de ménage ni de nourrice. Quand arrive l’heure des mamans, elle court de classe en classe récupérer ses enfants à l’école maternelle.
d. On la traitait de chipie, de mégère ou de femme de mauvaise vie, mais elle n’écoutait pas ces rumeurs et cultivait son côté « garçon manqué ».

Les consignes données sont les suivantes :
1. Réécrire les phrases en changeant le genre de tous les personnages.
2. À quelles difficultés êtes-vous confrontés ?
3. Notez les réactions qui vous viennent suite à ce travail, et les questions éventuelles que vous vous posez.

La mise en commun permet aux élèves de partager certaines difficultés :

  • l’absence de terme équivalent au féminin ou au masculin pour certains mots (« fée du logis » par exemple). Les élèves reviennent en particulier sur les noms de métier : les métiers qui ne semblent se conjuguer qu’au féminin sont peu valorisés socialement (« femme de ménage », « nourrice ») tandis que d’autres plus prestigieux n’existent qu’au masculin (« médecin »).
  • la connotation négative de termes au féminin : la connotation de « commères » est ainsi plus péjorative que celle de « compères ». Les élèves relèvent également qu’il n’y a pas de symétrie entre certains termes féminins et certains termes masculins, et que ces premiers renvoient plus souvent à la sexualité (« fille facile » n’est pas l’équivalent de « garçon facile »).

Les élèves formulent à nouveau des questions, que la professeure prend en note au tableau.
À titre d’exemple, on peut imaginer les questions suivantes :

  • pourquoi certains mots féminins ont-ils une connotation négative ?
  • pourquoi des mots comme ‘peintresse’ existaient-ils et ont-ils disparu ?
  • qui a pris ces décisions ?
  • est-ce qu’on a le droit de dire ‘autrice’ ? »

ÉTAPE 4. Retour collectif sur les questions des élèves, et apport historique.

La professeure lit l’ensemble des questions notées au tableau et la classe regroupe celles qui vont ensemble. Les questions s’articulent principalement autour de trois axes : qui ? quand ? pourquoi ?

Afin d’apporter des éléments de réponse, on distribue aux élèves des déclarations de grammairiens du XVIIème et du XVIIIème siècle qui précisent la volonté de considérer le masculin comme une forme neutre, générique, qui remplace la forme féminine de certains termes.

Ce travail vise une double prise de conscience chez les élèves :

  • d’abord, du fait que la langue évolue, qu’elle n’est pas toujours restée la même ;
  • ensuite, du fait que la langue n’est pas un matériau transparent, mais reflète des valeurs, des prises de position idéologiques.

ÉTAPE 5. Discussion sur les représentations mentales induites par le lexique

On revient sur les questionnaires auxquels les élèves ont répondu lors de l’étape 1.
La professeure révèle aux élèves qu’il y avait en réalité deux questionnaires différents et indique les différences de formulation : masculin générique pour le questionnaire A et écriture inclusive (sous la forme de doublets lexicaux) pour le questionnaire B.
On présente aux élèves les résultats statistiques :

Résultats des deux questionnaires (sur une classe de Première de 34 élèves)

On cherche à faire remarquer l’écart entre le nombre de femmes citées selon la formulation du questionnaire.
Les élèves perçoivent que la formulation au masculin du questionnaire A a une incidence sur le nombre de femmes nommées : « quand c’est écrit comme ça, on ne pense pas à donner des noms de femmes ».

Le travail mené permet de faire prendre conscience aux élèves que le masculin, bien qu’il soit voulu comme générique, n’est pas « neutre ». Les résultats montrent qu’il est souvent interprété, tout à fait inconsciemment, comme spécifiquement masculin et qu’il active moins de représentations féminines qu’une formulation avec des doublets lexicaux.
On arrive au même constat que Markus Brauer et Michaël Landry [25] : « Les résultats montrent que le générique masculin active moins de représentations féminines qu’un générique épicène. Le générique masculin est donc loin d’être aussi neutre que certains l’affirment ». On peut mettre cela en lien avec les résultats de la recherche scientifique sur l’activité du cerveau pendant la lecture, qui montrent que, suite à la lecture d’un terme générique, « étudiants », le cerveau « s’attend à du masculin » (un groupe d’hommes).

Viviane Lalande vulgarise une étude scientifique qui analyse, à l’aide d’électrodes placées sur le crâne des personnes participantes, l’activité électrique du cerveau au moment de la lecture.
L’étude compare l’activité du cerveau à la lecture de deux phrases : « les étudiants sont allés à la cantine parce que quelques-unes des femmes avaient faim » et « les étudiants sont allés à la cantine parce que quelques-uns des hommes avaient faim ». L’étude met en avant « un pic d’activité du cerveau » quand la phrase se poursuit avec un terme au féminin, le cerveau détecte une erreur grammaticale, alors que la construction grammaticale de la phrase est correcte : « le féminin était une surprise pour le cerveau qui s’attendait à du masculin »
Sur la chaîne Scilabus : « L’écriture inclusive a-t-elle un intérêt ? Quelles preuves ? » www.youtube.com/watch ? v=url1TFdHlSI. (Le passage sur cette étude se situe à 6 min 30).

À la différence, le questionnaire B, rédigé en langage égalitaire, active des représentations mentales plus variées. On note qu’au moins deux fois plus de femmes sont nommées par les élèves. La chercheuse Viviane Lalande souligne en effet, dans sa vidéo de vulgarisation de la recherche scientifique, que « l’usage du doublon (ou plutôt doublet, NdE) conduit à beaucoup plus de représentations féminines » qu’un masculin générique.

Viviane Lalande s’intéresse également aux habitudes de lecture. Elle présente une étude qui compare le temps de lecture pour un texte rédigé au masculin, un texte rédigé au féminin, un texte rédigé avec des doublets lexicaux et un texte rédigé avec des tirets. Le temps de lecture est plus long pour toutes les autres formulations que celle au masculin, mais « ce ralentissement de la vitesse de lecture n’apparait que pour la première occurrence. Une fois cette première occurrence passée, la vitesse de lecture devenait la même dans toutes les situations »
Sur la chaîne Scilabus : « L’écriture inclusive a-t-elle un intérêt ? Quelles preuves ? » www.youtube.com/watch ?v=url1TFdHlSI. (Le passage sur cette étude se situe à 17 min 10)


Léo Varnet, chercheur au CNRS, explique que c’est parce que « la présence explicite des marques masculine et féminine force le cerveau à considérer les deux alternatives » [26]

L’utilisation du doublet lexical serait même plus efficace que celle des termes épicènes :
« les formulations neutres ne permettent pas d’éliminer complètement le biais vers le masculin, au contraire des formes doubles qui mentionnent à la fois le masculin et le féminin ».
Dans leur étude, Léo Varnet, Elsa Spinelli et Jean-Pierre Chevrot mettent en place « un protocole expérimental particulier permettant de détecter des différences fines dans le temps mis par le cerveau pour traiter le genre des mots ». L’étude montre que les termes épicènes (« adulte », « enfant », « architecte ») sont interprétés comme des termes masculins par le cerveau : « le mot « l’adulte » n’a pas de genre grammatical défini, pourtant les participants et participantes de l’étude l’interprètent plus facilement comme un adulte de genre masculin, et mettent donc légèrement plus de temps à identifier qu’il peut également s’agir d’une adulte ». La conclusion de l’étude du CNRS souligne l’importance des doublets lexicaux (« étudiants et étudiantes ») pour « susciter des représentations mentales équilibrées ».

Cette étude éclaire à quel point le cerveau est profondément affecté par le biais de genre dans le langage : il tend à présupposer le masculin même face à des phrases n’employant pas le masculin générique. La stratégie de re-féminisation qui fait apparaître les formes masculines et féminines des mots (par exemple, « Françaises, Français ») apparaît donc la plus efficace pour susciter des représentations mentales équilibrées [27].

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On peut noter que le pourcentage de femmes mentionné par les élèves dans le questionnaire B reste relativement bas, en particulier pour l’histoire. Cela doit être mis en lien avec l’invisibilisation des femmes dans l’histoire : même quand les élèves pensent à citer des femmes et essayent de chercher des femmes ayant marqué l’histoire, plusieurs peinent à convoquer leurs noms [28].

Pour poursuivre cette réflexion sur les représentations mentales activées par la langue, on montre aux élèves les affiches réalisées par l’agence de publicité CPB London en 2022 [29]. Ces affiches sont en anglais mais peuvent être facilement comprises par les élèves et on peut leur proposer de les traduire en français :

  • « Imaginez un chef d’entreprise. Est-ce que c’est un homme ? »
  • « Imaginez une personne qui pleure dans un bureau. Est-ce que c’est une femme ? »
  • « Imaginez une personne qui doit partir plus tôt pour aller chercher ses enfants. Est-ce que c’est une femme ? »

Les affiches invitent à une discussion sur les stéréotypes de genre.
Mais on peut aussi orienter la discussion vers le fonctionnement de la langue : si le genre des noms de métier n’apparait pas en anglais « a nurse », il n’existe pas cette possibilité dans la langue française « un chef d’entreprise » / « une infirmière ». Dès lors, le fait de parler d’un métier, d’un statut social ou d’un trait de caractère uniquement au féminin ou uniquement au masculin contribue à renforcer une vision genrée de la réalité.
On comprend d’autant plus la nécessité, en français, de recourir à des formulations égalitaires, comme les doublets lexicaux, pour que les filles comme les garçons se sentent représentées et puissent se projeter dans l’ensemble des métiers. On peut proposer aux élèves de réaliser leurs propres affiches, en reprenant le même mécanisme. L’objectif pourrait être de les accrocher ensuite dans les couloirs de l’établissement et de partager avec les autres élèves ce questionnement sur les stéréotypes de genre.

ÉTAPE 6. Débat : « La langue peut-elle constituer un moyen de combattre pour l’égalité ? »
Il s’agit, comme point d’aboutissement du travail mené, de faire jouer un débat aux élèves sur l’écriture inclusive, ou plutôt de leur faire « re-jouer » puisqu’il s’agit d’un débat qui occupe l’espace médiatique depuis plusieurs années. En effet, la polémique éclate en 2017 suite à la parution d’un manuel scolaire Hatier rédigé en partie en écriture inclusive (« agriculteur·trice·s » et « savant·e·s ») qui génère de vives réactions dans les médias et sur les réseaux sociaux [30].

En classe de Première, on peut faire le lien entre cette polémique et l’intitulé du parcours adossé à l’œuvre d’Olympe de Gouges « Écrire et combattre pour l’égalité » pour organiser le débat autour de la question : « La langue peut-elle constituer un moyen de combattre pour l’égalité ? ».

On distribue un corpus aux élèves (Voir annexe) et on leur donne la consigne suivante :
1. Parcourir le corpus et choisir la position que vous voudrez adopter dans le débat.
2. Préparer, à l’aide du corpus, des travaux menés en classe et de vos connaissances personnelles, les arguments et les exemples que vous proposerez pendant le débat .

Le corpus étant très fourni, on peut proposer aux élèves qui ont déjà un avis tranché de ne lire que certains articles pour préparer le débat, dans la mesure où la discussion entre pairs leur permettra de toute manière de prendre connaissance des autres points de vue. On peut inviter ces élèves à lire en priorité les articles qui les invitent à nuancer leur avis.

La préparation du débat dure une heure, et le débat peut se mettre en place à l’heure suivante. On déplace les tables pour matérialiser, dans l’espace de la classe, la position de chaque groupe d’élèves.
On propose à deux élèves de distribuer la parole pendant le débat et de réguler les échanges, et à deux autres élèves de prendre en note les discussions (idéalement, en respectant la parité dans ces différents rôles). Le reste de la classe peut se consacrer pleinement au débat, sans se préoccuper de la trace écrite.

Les arguments proposés par les deux côtés sont variés, et insistent à la fois sur la dimension linguistique et sur la dimension sociale : l’écriture inclusive serait trop complexe à mettre en œuvre, présenterait des difficultés de lecture pour les personnes dyslexiques ou ne serait pas un combat prioritaire selon certains élèves, tandis que d’autres mettent en avant la dimension idéologique et sexiste des usages de la langue, et la nécessité d’une langue plus égalitaire.

Pour conclure, la démarche proposée témoigne d’une volonté d’intégrer dans le cours de Lettres des thématiques qui sont parfois perçues comme n’ayant pas de lien avec les programmes ou la visée du cours de français, pour permettre aux élèves de s’interroger sur l’évolution et le fonctionnement de la langue. Il s’agit aussi de développer chez les élèves la conscience de ce qui s’opère à travers la langue, et d’explorer la possibilité de modifier leur propre rapport au langage.

4. Ressources pour les professeures et professeurs

Markus BRAUER et Michaël LANDRY, « Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales », L’année psychologique, 2008, vol. 108, n°2, pp. 243-272 : https://www.persee.fr/doc/psy_0003-5033_2008_num_108_2_30971

Éliane VIENNOT, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Éditions IXe, 2014

Éliane VIENNOT, Le Langage inclusif : pourquoi, comment, Éditions IXe, 2018

Trois ressources vidéo :

Éliane VIENNOT, Maria CANDEA, Yannick CHEVALLIER, Sylvie DUVERGER, Anne-Marie HOUDEBINE, L’Académie contre la langue française. Le dossier « féminisation », Éditions IXe, 2016.

Pascal GYGAX, Sandrine ZUFFEREY, Ute GABRIEL, Le cerveau pense-t-il au masculin ? - Cerveau, langage et représentations sexistes, Éditions Le Robert, 2021.

Christophe BENZITOUN, Anne Catherine SIMON, Pascal GYGAX, « Écriture inclusive : un premier bilan de la controverse », The Conversation, 11 octobre 2020 : https:// theconversation.com/ecriture-inclusive-un-premier-bilan-de-la-controverse-147630

Julie ABBOU, Tenir sa langue : Le langage, lieu de lutte féministe, Éditions Les Pérégrines, 2022

Marina YAGUELLO, Les mots et les femmes, Éditions Payot, 1978.

Les linguistes atterré·es, Le français va très bien, merci, Éditions Gallimard, 2023.

Léo VARNET, « Langage inclusif : pour le cerveau, le neutre n’est pas neutre », CNRS, 10 octobre 2023 : https://www.inshs.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/langage-inclusif-pour-le-cerveau-le-neutre-nest-pas-neutre

Centre Hubertine Auclert, livret « Langage Égalitaire : toutes et tous visibles dans la langue ! », 2022 : https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/medias/ egalitheque/documents/livret-edl-v9-web.pdf

Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes, Guide « Pour une communication publique sans stéréotypes de sexe », version actualisée 2022 : https:// www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/guide_egacom_sans_stereotypes-2022- versionpublique-min.pdf

« La langue peut-elle vraiment être sexiste ? », podcast La Grande table des idées d’Olivia Gesbert. Avec Danièle MANESSE et Gilles SIOUFFI : https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/la-grande-table-idees/la-langue-peut-elle-vraiment-etre-sexiste-9578094

Viviane LALANDE, « L’écriture inclusive a-t-elle un intérêt ? Quelles preuves ? ». Vidéo de synthèse de la recherche scientifique sur sa chaîne Scilabus : www.youtube.com/watch ? v=url1TFdHlSI

Laélia VÉRON, « L’écriture inclusive, pourquoi tant de haine ? », podcast Parler comme jamais. Avec Julie ABBOU et Pascal GYGAX : https://www.binge.audio/podcast/parler- comme-jamais/ecriture-inclusive-pourquoi-tant-de-haine

Victoire TUAILLON, « Masculin neutre : écriture exclusive » (en deux épisodes), podcast Les Couilles sur la table :

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