AGORA d’Alejandro Amenábar : filmer le renversement du monde

, par BERNOLLE Marie-Anne, Chargée de mission pour l’Inspection de Lettres

Cet article nous a été proposé par David Loaec.

Consulter sur Odysseum l’ensemble du dossier consacré à la figure d’Hypatie d’Alexandrie :
 eduscol.education.fr/odysseum/hypatia-dalexandrie-lhistoire-dune-humaniste-assassinee
 eduscol.education.fr/odysseum/hypatia-mathematicienne-et-astronome
 eduscol.education.fr/odysseum/hypatia-dalexandrie-le-vacillement-dune-civilisation

Introduction

En 2010, le genre du péplum est quasiment mort. Après un âge d’or dans les années 1950 et 1960, il s’éteint doucement, comme le western. Il n’existe plus dans les années 1990 ou 2000 que sous la forme de résurgences, parmi lesquelles Pompéi (2015), Gladiator (2000), et surtout Agora. Si les deux premiers péplums que nous avons cités se situent dans la lignée de leurs prédécesseurs en ceci qu’ils traitent l’un la catastrophe de Pompéi en l’an 79 (comme Les derniers jours de Pompéi, réalisé par Mario Bonnard en 1959), l’autre l’aventure sacrificielle d’un héros tout en muscles (en fait un démarquage de La chute de l’Empire romain, réalisé en 1964 par Anthony Mann), Agora centre sa narration sur deux thèmes peu traités jusque là dans le genre. Sorte d’anti Quo vadis ? (1951) ou d’anti Ben Hur (1959), il traite du passage de relais entre le polythéisme finissant et le christianisme triomphant, sur fond de controverses scientifiques sur le géocentrisme. Son réalisateur, le chilien Alejandro Amenábar, parfois accusé de faire des Chrétiens des personnages repoussoirs, se défend de tout point de vue revendicatif sur la religion, et pointe avant tout une fidélité aux sources disponibles sur le contexte des affrontements religieux à Alexandrie au tournant des IVème et Vème siècle de notre ère, sous les Théodosiens. Point pivot de cet affrontement, le personnage d’Hypatie d’Alexandrie [1] est aussi représenté comme un archétype de la sagesse antique. Ce film est donc très intéressant pour aborder et comprendre les mutations religieuses et culturelles dans le monde de l’Antiquité tardive, de même que pour illustrer ce que pourraient avoir été les interrogations scientifiques de l’époque d’un point de vue astronomique.

Synopsis

Dans l’Alexandrie de la fin du quatrième siècle de notre ère, les partisans du polythéisme, réunis dans le Sérapéum, annexe de la bibliothèque d’Alexandrie, se sentant menacés, décident de mener une action coup-de-poing contre les Chrétiens, dont l’importance ne cesse de croître dans la ville. Ayant mal jugé de leur position dominante, ils se retrouvent enfermés dans le Sérapéum, encerclés par les Chrétiens, et notamment les Parabalani [2] , sorte de milice chrétienne partageant son temps entre les actions caritatives et la propagation musclée de la foi chrétienne, sous les ordres d’Ammonius. Désavoués par l’Empereur, les Polythéistes doivent laisser les Chrétiens disposer du Sérapéum et accepter que leur domination s’achève.
En parallèle, Hypatie d’Alexandrie, fille de Théon, le directeur du Sérapéum, donne des cours de niveau universitaire sur les principes ptoléméens du géocentrisme : reposant sur l’idée que le monde est parfait, et sur son corollaire, que le cercle en est la parfaite manifestation, elle enseigne l’idée que le modèle géocentrique de Claude Ptolémée est le plus adapté à la représentation du cosmos, même s’il ne laisse pas de soulever quelques interrogations chez ses étudiants, notamment Oreste, futur gouverneur, et Synésios de Cyrène, futur évêque de Ptolémaïs.
Après la prise du Sérapéum, Hypatie continue ses recherches, mais en cherchant à résoudre les difficultés posées par les épicycles de Ptolémée, elle se rapproche petit à petit d’une conception héliocentrique de l’univers, et donc de la position d’Aristarque de Samos, pourtant depuis longtemps tombée en désuétude.
Malheureusement pour elle, le poids des Chrétiens dans la ville d’Alexandrie grandit de plus en plus, et l’évêque Cyrille, plus intransigeant que son prédécesseur, exige non seulement la démission d’Hypatie, sous prétexte que c’est une femme qui outrepasse les prérogatives de son genre fixées par la Bible, mais aussi la soumission d’Oreste, c’est à dire rien moins que la soumission du pouvoir politique au pouvoir religieux. Indigné qu’Oreste refuse de se soumettre à Cyrille et préfère protéger une femme qui sort du rôle que sa religion voudrait lui imposer, Ammonius l’agresse, et finit exécuté. Cyrille le canonise sur-le-champ sous le nom de Saint Thaumasios.
Le film se termine sur la victoire du camp des fanatiques chrétiens qui mettent à mort Hypatie au moment même où elle découvrait une étape décisive pour démontrer la validité des théories héliocentristes d’Aristarque.

1- Un film militant ?

A- Le rationalisme en tant que sujet dans l’œuvre d’A. Amenábar.

Alejandro Amenábar, hispano-chilien né en 1972, est un réalisateur occupé entre 1997 et 2009 : on lui doit des drames psychologiques tendant vers ou débordant sur le fantastique, thème qui constitue presque un invariant de son œuvre (Ouvre les yeux, Les Autres, Régression), mais aussi des fresques historiques et politiques comme Agora ou Lettre à Franco, ainsi qu’une réflexion sur la maladie et la mort dans Mar adentro. On peut considérer que le point commun entre toutes ces productions est la confrontation entre le réel et ses représentations.
En effet, dans Ouvre les yeux, le personnage principal, survivant défiguré d’un accident de voiture ayant perdu la mémoire, hésite entre le récit reconstruit, voire fantasmé, de son passé et la tentation de regarder en face la réalité vécue lors de l’accident, le tout baigné dans un soupçon de science-fiction. Dans Les Autres, le fantastique prend la relève : une femme et ses enfants vivent dans une maison coupée de tout sur l’île de Jersey, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Petit à petit, des bruits intrigants laissent penser que d’autres habitants partagent la maison avec eux, mais qui sont ces « Autres » ? Existe-t-il des revenants ? Quelle relation peuvent-ils avec les vivants ? Les signes qui dénoncent leur présence sont-ils réels ou imaginaires ? Les Autres est un chef d’œuvre du film d’ambiance qui met en perspective ce que nos sens perçoivent et ce qu’est la réalité, en jouant subtilement sur la suspension d’incrédulité induite par la présentation initiale des personnages et du décor.
Régression quant à lui s’intéresse aux phénomènes de névrose collective dans un contexte religieux, en les plaçant en opposition avec un traitement rationnel des événements. Dans une petite ville des États-Unis, une secte satanique semble sévir, et la rumeur enfle, les témoignages corroborant leur rites se multiplient. L’Église semble impliquée. L’inspecteur chargé de l’affaire enquête sur ces événements de plus en plus troublants. Ce dernier film révèle sa véritable cible dans le twist final.
Dans son dernier film en date, Lettre à Franco, le grand écrivain Miguel de Unamuno, pris au centre de l’altercation entre Républicains et Nationalistes pendant la guerre d’Espagne, est tenté de soutenir Franco, général venu du Maroc espagnol et bien décidé à rétablir, avec d’autres, l’ordre tel qu’il le conçoit. Peu à peu, Unamuno, confronté à la réalité, doit déchanter et changer sa représentation du monde tandis que Franco est nommé dictateur « tant que la guerre durera » (mientras dure la guerra, titre original du film), ce qui débouchera sur l’histoire que nous savons.
On voit donc qu’Alejandro Amenabar aime confronter tout au long de son œuvre ses personnages et son auditoire à deux visions du monde qui cohabitent mais reposent sur des prémisses divergentes jusqu’à ce que l’une s’impose à l’autre et devienne la seule vérité. À l’occasion de la sortie de son film Agora, accusé d’être un militant antichrétien, Alejandro Amenábar, qui ne cache pas son rationalisme, rejette l’idée que son cinéma dépeindrait des croyants incapables d’être des hommes justes. Dans une interview en ligne, il insiste d’ailleurs là-dessus, et combat fermement l’idée que son film serait biaisé. Au contraire, il ne viserait que les fanatiques :

« Le problème, c’est quand les croyants commencent à tuer des gens qui n’ont pas la foi. Personnellement, j’ai perdu la foi quand j’ai tourné Les Autres [en 2001], et à ce moment, je me définissais comme agnostique. Maintenant, je me définis comme athée. Cela ne veut pas dire que je n’adhère pas à l’idée de prendre soin de ceux dont personne ne veut. C’est pourquoi [dans Agora] j’ai essayé de montrer cette facette des Chrétiens – comme des gens bien » [3] .

Le débat s’invite donc également dans Agora, où Polythéistes et Chrétiens sont mis en scène sur fond de tensions religieuses et politiques : il s’agit de voir quels personnages, vus comme des émanations de groupes sociaux bien spécifiques, tentent de s’approprier le monde et sa représentation, d’utiliser le peuple ou de l’éclairer, de fantasmer des croyances ou de réfléchir. Le film raconte la trajectoire politique, religieuse et scientifique de trois personnages au départ liés par une passion commune, l’astronomie. Quand deux de ses étudiants deviennent d’éminents personnages l’un religieux, l’autre politique, leur professeure, Hypatie, ne varie pas dans ses convictions et sa recherche de vérité sur le fonctionnement des cieux, au mépris des risques qu’elle encourt dans une Égypte plongée dans le chaos par les rivalités entre trois grandes religions, le polythéisme ancestral, la foi juive et la foi chrétienne, qui bénéficie du soutien de l’empereur.
Le sujet d’Agora est donc au départ un projet de film sur l’histoire de l’astronomie, qui s’est finalement réduit à un épisode schématique et emblématique de la lutte pour la connaissance et le pouvoir : dans l’Alexandrie de la fin du IVème siècle, sous Théodose, les Polythéistes (plutôt que Païens, mot connoté négativement) résistent, parfois violemment, aux tentatives hégémoniques des Chrétiens, dont les progrès dans la population menacent l’équilibre fragile de la cohabitation religieuse garantie depuis des siècles par le polythéisme. On y voit de façon accélérée mais documentée la manière dont les Chrétiens ont mis la main sur l’Empire romain, et la façon dont certains fanatiques ont attaqué les fondements d’un monde qu’ils voulaient remplacer par le leur.

B- Renverser les représentations du monde : lieux, personnages, valeurs.

Le propos d’Agora est donc de déterminer le point de bascule entre un Avant dominé par le polythéisme et le néoplatonisme, dont les valeurs sont incarnées par Hypatie d’Alexandrie, et un Après, qui plonge ses racines dans la conversion de Constantin au christianisme, vers 315, et la remise en cause progressive mais inéluctable de l’Édit de Milan : promulgué en 312, il était censé mettre fin aux persécutions contre les Chrétiens et leur accorder la liberté de culte. À la fin du IVème siècle, on n’en est plus là : les Chrétiens sont devenus persécuteurs, et ce sont les Juifs et les Polythéistes qui en font les frais. Les constitutions juridiques ne visent dorénavant plus les Chrétiens, mais les hérétiques (étymologiquement « ceux qui font un autre choix » que la doctrine officielle de l’Église) et les Polythéistes. Les lois de persécutions contre les hérétiques et les Païens ne cessent donc plus de se multiplier après 350 [4] .

Plusieurs séquences d’Agora sont à ce titre dignes d’intérêt, et nous en traiterons trois dans un premier temps.

La première est la confrontation de deux croyants en plein cœur de la ville, sur l’Agora qui donne son nom au film. Alors qu’Ammonius, un chrétien, membre des Parabalani, fait des miracles pour impressionner les foules, le polythéiste qui lui fait face, armé de sa seule raison, peine à se faire entendre, et se trouve finalement jeté dans les flammes qui jaillissent de charbons ardents répandus pour les besoins de la thaumaturgie chrétienne. Tous les arguments qu’utilise Ammonius se trouvent dans la patristique, de Tertullien à Augustin d’Hippone : les dieux païens ne seraient que des statues de pierre, ne réagiraient pas, seraient des idoles sans pouvoir, et seule la foi chrétienne ferait des miracles. Ammonius, personnage historique canonisé en Saint Thaumase (le doublage français dit Thaumasios), « celui qui fait des miracles », est finalement l’instrument du changement : en précipitant le polythéiste dans les flammes et l’humiliation, par le sarcasme et la violence, il renverse le monde ancien. En effet, ce moment du film dépeint métaphoriquement ce point charnière où la chrétienté trouve des forces inconnues pour s’implanter face au polythéisme comme Ammonius professe sa religion face à ses adversaires.

L’évêque attend vainement que les dieux anciens répondent aux insultes. / Joute verbale entre Ammonius et un polythéiste. / Ammonius traverse les flamme sans blessures. / Les Chrétiens jettent le polythéiste dans le feu. (Illustration-1-b)

La deuxième séquence qui montre ce passage de relais religieux est celle du pillage du Sérapéum, aussi connu comme la « petite » Bibliothèque d’Alexandrie. Alors que les Polythéistes fuient l’invasion chrétienne dans le Saint des Saints de la culture gréco – romaine, la caméra, en tournant de 180° sur un mouvement elliptique, montre littéralement la bascule entre le passé, fait de culture et d’ouverture, symbolisé par les papyrus traversant l’écran, et l’avenir promis à la fruste simplicité des bêtes, ici un cavalier sur son cheval. Et en effet, cette entrée bestiale préfigure le fait que le Sérapéum serve plus tard dans le film d’enclos à bestiaux. Ce mouvement de caméra, situé un peu avant le milieu du film, sert de conclusion au premier acte où les polythéistes tentent vainement de s’opposer à la montée en puissance du christianisme, et doivent s’avouer vaincus. Ce mouvement de caméra est l’effet de mise en scène le plus révélateur des ambitions de l’auteur : sans jugement ni effet de pathos, l’œil de la caméra enregistre et souligne l’irréversible renversement du monde, qui entre dans une nouvelle phase de l’Histoire. Cette séquence montre non seulement la majesté du Sérapéum malheureusement vandalisé, mais, regardant vers le haut à travers l’oculus, semble non pas implorer l’intervention divine, mais poser la question sinon de la vacuité des cieux du moins de la raison de ce saccage.

La caméra s’élève vers le ciel / ... puis passe par un apogée solaire / ... avant de redescendre vers le monde terrestre / ... dans un renversement plein de papyrus / ... et de se stabiliser dans une symétrie totale / ... où règne l’animalité. (Illustration-1-b)

Enfin, la troisième séquence se situe à la fin du film.

Les étudiants face au modèle de Ptolémée / Première évocation d’Aristarque / La découverte est destinée à rester dans l’ombre / Approbation crépusculaire. (Illustration-1-b)


Alors qu’Hypatie semblait avoir été épargnée par la violence aveugle venue de tous les partis, et qu’elle poursuivait son élan vers le dévoilement des principes du monde, elle est fauchée à l’orée d’une découverte extraordinaire, le fait que le soleil soit le centre de l’univers et que la terre tourne autour de lui sur un mouvement elliptique, et non circulaire. Ce moment de révélation triste est un climax d’une sombre intensité qui symbolise la brisure du progrès et des connaissances, soumises à l’arbitraire de la religion. Cette scène avait déjà été préparée de longue main dans le film : lorsque Oreste demandait à sa professeure, pendant une promenade en bateau, le sens de toutes ses recherches, quand un vieillard traitait les théories d’Aristarque de Samos de futilités impossibles, quand l’évêque Synésios de Cyrène, pourtant éclairé, demandait à Hypatie de renier ses théories face à Cyrille d’Alexandrie, alors les signes de la fragilité de la connaissance face aux forces contraires s’accumulaient. À ce moment, le monde même qu’Hypatie s’efforce de comprendre et d’éclairer se ligue contre elle pour étouffer ses découvertes et replonger l’humanité dans l’ignorance. L’ambiance nocturne, le calme apparent du moment de réflexion, souligné par deux torches vacillantes qui symbolisent la faible lueur de la connaissance dans la nuit environnante, le signe approbateur du vieil esclave plein de sagesse... tout contribue à créer une vision crépusculaire des études scientifiques, une ultime hypothèse avant de tirer le rideau.

C- Une mise en scène au service de la clarté narrative.

Mise en scène et narration s’imbriquent donc dans un projet argumentatif qu’on aurait tort de juger antichrétien, et ceci pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, tous les partis en présence portent leur lot de violence. Les Païens adorateurs de Sérapis votent le pogrom envers les Chrétiens, et c’est Théon, le sage, le directeur des études du Sérapéum, qui entérine leur déchaînement. D’ailleurs, dans une perspective contemporaine, il accumule les violences, car il fait donner le fouet à un esclave pour la simple raison qu’il est chrétien. Quant aux Juifs, après un recours infructueux aux autorités impériales, ils se vengent de la pire des façons de la lapidation qu’ils ont subie un jour de shabbat au théâtre : c’est dans une église qu’eux-mêmes s’adonnent à cette mise à mort infâme sur les Chrétiens rassemblés. De leur côté, les Chrétiens, qui représentent la masse du peuple pour la bonne raison qu’ils symbolisent la prise de pouvoir du christianisme sur l’Empire, c’est en foule furieuse qu’ils dévalent les rues et massacrent à tout va. Les Parabalani, sorte de moines guerriers formés en milice, sont de la partie, et s’ils s’adonnent aussi d’autre part à la charité, leur dévouement aux pauvres ne compense pas leur acharnement à imposer leur foi par la force : au théâtre face aux Juifs, lors de la crémation des corps de leurs victimes sur le port, ou à la sortie de l’église de Cyrille face au gouverneur Oreste. Ces événements, s’ils ont été concentrés pour les besoins de la narration, sont sourcés historiquement, qui plus est par des sources chrétiennes. La violence n’est donc pas le monopole des Chrétiens mais de fanatiques de tous bords, elle est ce faisant représentée comme un mal endémique dans la société Alexandrine du IVème siècle, plus spécialement pratiqué par les Chrétiens à cette époque.

Violence domestique du sage platonicien / Violence collective des polythéistes / Violence des Chrétiens contre les Juifs / Violence des Juifs contre les Chrétiens. (Illustration 1-c)


En effet, ils avaient là l’occasion historique de prendre le pouvoir avec le soutien des autorités impériales, occasion qu’ils ont saisie [5]. Malgré ces événements, le réalisateur insiste sur son intention de ne pas « faire de la violence un spectacle » [6]. Revenant donc sur la tendance du peplum d’héroïser les actes de violence, le point de vue de la caméra reste celui d’un reporter, d’un œil le plus objectif possible sur des actes de barbarie commis il y a seize siècles. Les caméras surplombantes, ou les plans à hauteur d’homme participent à cette mise à distance de la violence, et évitent les partis pris. L’auteur explique qu’il voulait « rompre avec la perfection formelle qui caractérise généralement ce type de production. Du coup, quand on assiste à une rencontre dans la rue, on doit avoir l’impression que la caméra ne peut pas tout capter de manière parfaite - ce qui nous permet de gagner en vraisemblance - comme si la réalité nous empêchait d’atteindre la perfection. », c’est à dire « d’un point de vue formel, que le spectateur ait le sentiment qu’une équipe de reportage de CNN filme ce qui se passait au IVème siècle. » [7]
Le choix de mise en scène qui donne aux Chrétiens des vêtements sombres nuit néanmoins à l’objectivité du propos : à Cyrille et à Ammonius non seulement des vêtements, mais la peau sombre, ce qui double les malheureux stéréotypes du méchant de cinéma. S’il n’y avait que cela, on pourrait plaider la vraisemblance ethnologique, comme les portrait d’Al Fayum, source revendiquée par le réalisateur [8] , mais Hypatie et Synésios ont la peau très blanche : bien qu’évêque, il ne porte pas l’accoutrement sombre et de mauvais augure de Cyrille, ni sa barbe noire, ni son regard noir, mais des vêtements clairs qui tranchent de façon antithétique avec son coreligionnaire d’Alexandrie.

Les adjuvants, plus clairs ?
Le futur préfets Oreste / Synésios de Cyrène, évêque de Ptolémaïs / Les Polythéistes s’en prennent aux Chrétiens
Les opposants, plus foncés ?
Ammonius / Cyrille, évêque d’Alexandrie / Synésios et son escorte parmi les Juifs
Une question d’individualisation et de lisibilité des scènes de groupe ?
(Illustration 1-c)


La costumière du film, Gabriella Pescucci, explique ses choix esthétiques : « Pour Sammy Samir, les teintes sombres lui allaient bien car elles mettaient en valeur son aura hiératique qui lui vient de Dieu. À l’inverse, pour Synesius, nous nous sommes inspirés de couleurs byzantines, qu’on a traitées dans un registre contemporain » [9] . L’interprète de l’évêque Cyrille d’Alexandrie apparaît donc, malgré ces considérations esthétiques, comme un méchant de cinéma, échappant ainsi à la note d’intention du réalisateur qui souhaitait s’« éloigner des normes établies des films d’époque » [10] .
L’image résolument stéréotypée des protagonistes aide cependant à la visibilité dans les plans d’ensemble, notamment les plans de foule tournés en plongée lors des batailles entre sectateurs de différentes religions, mais devient bien gênante sur la durée du film, puisqu’il est difficile de dissocier les personnages des symboles qu’ils portent ou qu’ils représentent, même si l’auteur insiste sur le fait qu’« en traitant de la religion, [il tenait] à éviter le manichéisme et, surtout, ne pas heurter les croyants [11]. » Cependant, ce choix est assumé, mais sans explication plus approfondie, par Gariella Pescucci : Les païens portent toujours des couleurs claires. Les chrétiens, eux, se reconnaissent à leurs tenues grises. C’est Alejandro qui a eu l’idée de ce contraste de couleurs, et j’étais tout à fait d’accord avec lui. » [12] C’est donc sans doute la lisibilité qui préside à ce choix, peut-être aussi une forme de cohérence avec le matériau historique : les personnages polythéistes représentés font partie de l’aristocratie impériale et religieuse, et ont donc plus de moyens que les chrétiens, issus de classes plus populaires et n’ayant pas les moyens de s’offrir des tissus plus clairs, plus décorés, plus haut de gamme, puisque la couleur, et notamment les couleurs vives, sont des signes extérieurs de richesse dans l’Antiquité, comme en témoigne le monopole impérial sur le commerce de la pourpre, par exemple.

Enfin, une des trouvailles d’Amenábar réside dans le plan récurrent de la terre vue de l’espace, utilisé pour segmenter le film et souligner les ellipses temporelles.

Avant l’embrasement / Après le sac du Sérapeum / Après le massacre des Juifs / Après le meurtre d’Hypatie (Illustration 1-c)


Mais il sert aussi à mettre en valeur le fait que ce qui se passe à Alexandrie est une agitation bien vaine sur une parcelle d’un territoire émergé, elle-même située sur une miette de terre perdue dans l’espace. Selon l’auteur, cet artifice de mise en scène sert à donner l’impression que le film « donne l’illusion de progresser, alors que l’on revient sans cesse au même point. » L’auteur argumente : « Dès le départ, je voulais un changement brutal de perspective. Les plans du ciel peuvent également être une manière de représenter le point de vue de Dieu qui voit les hommes comme des insectes ou des animaux, ou encore celui d’extra-terrestres qui se morfondraient en silence sur notre condition de mortels. Avec de la distance, on se rend compte qu’on appartient tous à la même espèce et que la Terre, que l’on s’imagine familière, nous est inconnue. » [13] Ces plans qui découpent le film en actes, soulignent dans le silence de l’espace, la vanité de l’agitation humaine et le contraste qui existe entre des affrontements sans autre objet que le désir de puissance au sein d’une même espèce et une vision globale de la planète qu’ils partagent tous. La vue de loin, au bout du télescope d’un astronome lointain, rend encore plus absurde la violence engendrée de toute part par des querelles de pouvoir et d’hégémonie fondées sur des croyances, afin de « montrer que l’espèce humaine n’est qu’une espèce parmi toutes celles de la planète, et que la Terre n’est qu’une planète dans l’univers, je voulais filmer les êtres humains comme des fourmis, et la Terre comme n’importe quelle petite sphère qui tourne à côté d’autres étoiles. » [14], comme le dit Alejandro Amenábar lui-même.

2 - Un film fondé sur des sources vérifiables.

A- Le personnage d’Hypatie d’Alexandrie.

Un personnage idéalisé.

Le personnage d’Hypatie est également conçu comme une héroïne féministe, incarnant le martyre de la pensée critique face au fanatisme, une héroïne qui n’a pas peur d’affronter les hommes sur leur propre terrain, notamment au Sénat d’Alexandrie, ou au Sérapéum. Tel une sorte de martyr laïc, elle n’a peur ni de la mort, ni des injures, ni de la diffamation, et résiste à la violence des peuples et de l’époque en sauvant ce qui peut l’être de la destruction de l’Empire romain qui s’écroule sous ses yeux : c’est le sens de la scène où elle s’efforce de sauver les manuscrits du sac du Sérapéum, hésitant sur les priorités, renonçant au tri pourtant dicté par l’urgence. C’est aussi une scène qui montre une faille du personnage : la violence dont elle peut aussi faire preuve envers ses esclaves, qui restent des choses. La réification des esclaves est aussi montrée lors de sa sortie du bain : leur présence n’éveille rien en elle, ce sont des machines qui la sèchent et l’habillent, rien de plus. Par conséquent, son portrait est celui d’une femme courageuse et droite, mais une femme de son temps dont la nature revient à la surface quand elle doit donner des ordres à ses subordonnés, qui restent des esclaves malgré leurs efforts pour s’élever au-dessus de leur condition : c’est la raison pour laquelle Davus la rejette et la quitte malgré son amour pour elle, car il se rend compte qu’il ne changera jamais de statut à ses yeux.

Les apparitions d’Hypatie la magnifient donc toujours (Illustration 2-A) : sur un piédestal à l’université et filmée en légère contre-plongée, en haut des gradins dans la nuit d’un Sérapéum assiégé, grande prêtresse de l’astronomie, habitée par la passion de la recherche lorsque vient l’épiphanie de l’ellipse contre le cercle, là encore en contre-plongée, enthousiaste face aux expériences qu’elle mène, mais humble devant un savoir qui lui échappe. Cela correspond à ce que peut en dire Socrate de Constantinople : « La réputation que sa capacité lui avait acquise, lui donnait la liberté de paraître souvent devant les Juges, ce qu’elle faisait toujours, sans perdre la pudeur, ni la modestie, qui lui attiraient le respect de tout le monde. Sa vertu, toute élevée qu’elle était, ne se trouva pas au-dessus de l’envie » [15]. La costumière du film souligne cet aspect : « Sa toge est une toge d’homme. C’était une femme très courageuse, qui essayait de vivre à la manière des hommes. C’est pour cela que, dans le film, elle ne porte pas de voile. »

L’Hypatie d’Amenábar est donc une espèce de synthèse idéale entre la pensée rationnelle et la vertu civique mise en relief par les sources littéraires, une essence de la connaissance fluctuante et de l’humilité face au monde, de même que la prêtresse de l’égalité et de la paix entre les hommes. Il exprime cette conception en disant qu’« Hypatie [est] guidée par la raison, [et] cherche à atteindre la vérité par le doute et la réflexion. » [16]. L’interprétation hiératique de Rachel Weisz, qui insiste sur l’inanité de la chair face aux avances des étudiants, en rajoute beaucoup dans la conception d’une Vierge athée : il lui manque l’attribut de la maternité, mais elle l’adopte malgré tout de manière symbolique, en tant que mère de ses étudiants. Dans le même ordre d’idée, l’empathie et la compassion lui viennent naturellement face aux blessures de Davus fouetté par Théon. En ce sens, le personnage est une allégorie, et en soi se doit d’être idéalisé. Cependant, toutes les péripéties ne sont pas inventées. L’épisode du linge taché de sang menstruel qu’elle montre à Oreste, ainsi que le conseil qu’elle lui donne de se livrer à la musique sont tirés de la Souda [17] :

Elle était tellement belle, tellement séduisante, qu’un des étudiants qui assistaient à ses cours tomba amoureux d’elle. Incapable de contenir ses désirs, il lui révéla néanmoins son état. On raconte à tort qu’Hypatie le soulagea de son mal grâce à la musique, mais en réalité la musique n’eut pas l’effet escompté. Elle apporta certains de ses linges intimes et les jeta à ses pieds, pour lui donner des preuves de son origine impure, et lui dit : « tu aimes cela, jeune homme ? mais il n’y a aucune beauté là-dedans. » La honte et la surprise détournèrent son esprit quand il vit ce spectacle désagréable, et il reprit ses sens. Voilà le personnage d’Hypatie, adroite, maniant aussi les mots à sa guise, pleine de sagesse et de politesse dans son attitude.

Ainsi, Amenábar, comme pour le reste de son film, mêle intimement les sources antiques et l’instrumentalisation du personnage. Mateo Gil, le co-scénariste, le dit lui-même : « nous avons lu tout ce que nous avons trouvé sur le sujet. » L’équipe du film s’est aussi entourée de spécialistes, parmi lesquels Elisa Garrido, spécialiste de l’histoire des femmes dans l’Antiquité, ou encore Justin Pollard, auteur de The Rise and Fall of Alexandria : Birthplace of the Modern Mind.

Une mère en charge de l’éducation / Un pur esprits qui méprise le corps / Musique et passion impuissantes face à la rigueur / Démonstration de l’impureté des femmes / Une empathie maternelle décalée
(Illustration 2-A)

Un calvaire en-deçà de la vérité ?

L’Hypatie d’Agora est donc un personnage fondé sur des sources solides, issues de divers auteurs de l’Antiquité, notamment neuf lettres que lui adresse Synésios de Cyrène, évêque de Ptolémaïs, ou bien tirées des œuvres de Socrate de Constantinople dont le chapitre XV de l’Histoire de l’Église, rédigée vers 440, décrit le martyre de la philosophe :

Quelques personnes transportées d’un zèle trop ardent, qui avaient pour chef un Lecteur nommé Pierre, l’attendirent un jour dans les rues, et l’ayant tirée de sa chaise, la menèrent à l’Église nommée Césaréon, la dépouillèrent, et la tuèrent à coups de pots cassés. Après cela ils hachèrent son corps en pièces, et les brûlèrent dans un lieu appelé Cinaron. Une exécution aussi inhumaine que celle-là couvrit d’infamie non seulement Cyrille, mais toute l’Église d’Alexandrie, étant certain qu’il n’y a rien si éloigné de l’esprit du Christianisme que le meurtre et les combats. Cela arriva au mois de Mars durant le Carême, en la quatrième année du Pontificat de Cyrille, sous le dixième Consulat d’Honorius, et le sixième de Théodose [18].

Là où Alejandro Amenábar respecte le lieu et les principaux événements, comme l’Église et la traque dans les rues, il ne va pas jusqu’à montrer la lapidation ni la crémation des membres dans toute leur horreur. Dans le film, la bonté de Davus empêche le meurtre par lapidation, car dès lors qu’il lui offre une mort par étouffement, il ne s’agit plus pour les Parabalani que de jeter des pierres sur un corps sans vie. D’autres auteurs comme Jean de Nikiou, au contraire, ne prennent pas de gants pour se féliciter de l’œuvre de Cyrille et de la mort de la païenne [19]] :

Ensuite la foule des fidèles du Seigneur, sous la conduite de Pierre le magistrat, qui était un parfait serviteur de Jésus- Christ, se mit à la recherche de cette femme païenne qui, par ses artifices de magie, avait séduit les gens de la ville et le préfet. Ayant découvert l’endroit où elle se trouvait, les fidèles, en y arrivant, la trouvèrent assise en chaire. Ils l’en firent descendre et la traînèrent à la grande église, nommée Caesaria . Cela se passait pendant le carême. Puis, l’ayant dépouillée de ses vêtements, ils la firent sortir, la traînèrent dans les rues de la ville jusqu’à ce qu’elle mourût et la portèrent à un lieu appelé Cinaron, où ils brûlèrent son corps. Tout le peuple entourait le patriarche Cyrille et le nommait nouveau Théophile, parce qu’il avait délivré la ville des derniers restes de l’idolâtrie.

Trois cents ans environ après les événements, l’horreur déplorée par Socrate de Constantinople devient un acte de bravoure. Il est donc difficile de connaître une vérité historique concernant le meurtre d’Hypatie, mais la reconstitution livrée dans Agora est une euphémisation de ce que l’on aurait pu tirer des sources qui nous restent.
Dans le film, le récit de l’arrestation d’Hypatie suit donc les sources qui nous la présentent.

L’ arrestation d’Hypatie se fait dans la rue / Des Chrétiens traînent Hypatie dans une église / ... et la dépouillent de ses vêtements
(Illustration 2-A)

De ces versions, Agora ne retient que la lapidation, en troquant les pots cassés pour des pierres, pour rendre le symbole plus évident. Le reste de la torture subie par le corps de la philosophe est raconté dans un des derniers cartons du film, puisque l’essentiel de la démonstration de cruauté avait été fait. L’ajout des scénaristes se situe dans la charité qu’on hésite à qualifier de chrétienne pratiquée par Davus en étouffant Hypatie pour lui éviter une mort plus atroce encore.

Davus étouffe Hypatie
(Illustration 2-A)

B- Les affrontements religieux au tournant du IVème siècle

L’œuvre de Cyrille d’Alexandrie nous offre des clefs de compréhension de cette époque troublée. En effet, il a écrit un Contre Julien, dont le but est de démolir la position du dernier empereur polythéiste de Rome, Julien, surnommé « l’apostat » par les Chrétiens et auteur d’un Contre les Galiléens. La ville d’Alexandrie, très multiculturelle, cristallise ainsi les tensions qui se concrétisent un peu partout dans l’Empire. Les actions violentes de moines, que l’on retrouve un peu partout, par exemple dans la destruction du groupe du Cyclope de la grotte de Sperlonga à Tivoli, sont la source de débordements contre les Juifs et les Polythéistes ; ils sont incités en cela par l’œuvre législative des Théodosiens qui éditent lors de leurs règnes plusieurs constitutions interdisant aux Polythéistes d’accéder par exemple à l’administration impériale (408), à l’armée et à la justice (416), et incite à la destruction des temples de l’ancienne religion (391 en Égypte, 392 fermeture et destruction de tous les temples de l’Empire, 402 destruction des temples de Gaza, 405 destruction des temples de Phénicie, 435 peine de mort pour les Polythéistes pratiquants…). Les diverses sources qui traitent du meurtre d’Hypatie nous montrent donc Cyrille comme son instigateur, par exemple la Souda :

Ainsi Cyrille qui était l’évêque de la faction adverse, passa par hasard près de la maison d’Hypatie, vit qu’il y avait un grand tumulte près des portes, hommes et chevaux tous ensemble, les uns approchant, les autres partant, et d’autres encore qui restaient là. Quand il s’enquit de la nature de cette foule et pourquoi on s’agitait autant dans cette maison, ceux qui le suivaient lui racontèrent que la philosophe Hypatie était en train de parler et que c’était sa maison. Quand il l’apprit, son esprit fut piqué de jalousie, de sorte qu’il envisagea immédiatement de la mettre à mort, de la façon la plus sauvage qui soit. Quand elle sortit, comme d’habitude, un groupe de plusieurs hommes enragés, tous méprisables, qui ne redoutaient ni le regard des dieux ni la vindicte des hommes, tua la philosophe, attirant le déshonneur et la honte sur leur patrie.

Mais la source la plus complète, quoique la plus éloignée dans le temps, reste Jean de Nikiou. Favorable à Cyrille et très hostile à Hypatie, il devrait nous faire des Chrétiens un portrait positif, or l’impression qui se dégage de son récit à l’heure actuelle lui donne un goût d’extrémisme et de fanatisme. Cependant, nombre de détails sont repris dans le film. Voici ce qu’il écrit :

Mais les Juifs, qui se prévalaient de l’appui de cet autre magistrat qui était d’accord avec eux, ne tinrent aucun compte de cet avertissement ; puis, accumulant crime sur crime, ils complotèrent un massacre au moyen d’un guet-apens. Ils prirent avec eux des hommes et les postèrent pendant la nuit, dans toutes les rues de la ville, tandis que certains d’entre eux criaient : « L’Église de Saint Athanase l’apostolique est en feu ! Chrétiens, au secours ! » Les Chrétiens ne se doutant point du piège, sortirent à leur appel, et aussitôt les Juifs tombèrent sur eux, les massacrèrent et firent un grand nombre de victimes. Au matin, les autres Chrétiens, en apprenant le crime commis par les Juifs, se rendirent auprès du patriarche, et tous les fidèles réunis se portèrent, pleins de colère, vers les synagogues des Juifs, s’en emparèrent, les sanctifièrent et les transformèrent en églises, l’une desquelles reçut le vocable de Saint Georges. Quant aux assassins juifs, ils les chassèrent de la ville, pillèrent leurs propriétés et les firent partir dans le plus grand dénuement, sans que le préfet Oreste pût les protéger.

D’autres passages du film semblent plutôt entremêler la source de Jean de Nikiou avec celle de Socrate de Constantinople, notamment dans les chapitres XIII à XV de son Histoire.

Chapitre XIII

Ils [les Juifs] envoyèrent plusieurs personnes crier durant la nuit, que le feu était à l’Église d’Alexandrie. Les Chrétiens étant accourus pour l’éteindre, les Juifs se jetèrent sur eux, et en tuèrent un grand nombre. À la pointe du jour Cyrille mena une multitude incroyable de peuple à la Synagogue, chassa les Juifs de la Ville, et permit de piller leurs biens. Ce peuple fut exterminé de la sorte d’Alexandrie.

La séquence du film nous montre exactement ce déroulement :
L’appel au feu : les parabalani se mobilisent / ...et puisent de l’eau pour éteindre l’incendie. / Ils se précipitent dans l’église désignée / ... et se retrouvent pris au piège. /
Les Chrétiens se vengent à leur tour des Juifs / ... jusqu’à les massacrer. (Illustration 2-B)

Chapitre XIV

Étant sortis de leur solitude, au nombre d’environ cinq cents, ils [les moines] allèrent dans Alexandrie, et ayant rencontré le Gouverneur Oreste, que l’on portait dans sa chaise, ils l’appelèrent Païen et Idolâtre. Ce Gouverneur jugeant que c’était un piège qui lui avait été dressé par Cyrille, s’écria qu’il était Chrétien, et qu’il avait été baptisé à Constantinople par Atticus. Les Moines faisant peu d’attention à ses paroles, un d’entre eux, nommé Ammonius, le blessa d’un coup de pierre à la tête, et le mit tout en sang. Ses Gardes appréhendant d’être lapidés, s’enfuirent de côté et d’autre ; le peuple accourut au secours du Gouverneur, écarta les Moines, se saisit d’Ammonius, et le mit entre les mains du Gouverneur, qui le fit tourmenter avec tant de violence qu’il en mourut. Il écrivit en même temps aux Empereurs tout ce qui s’était passé. Cyrille leur écrivit aussi, et leur fit une relation fort différente de la sienne. Ayant redemandé le corps d’Ammonius, il le fit enterrer dans une Église, lui donna le nom de Thaumase, et le loua dans ses Sermons comme un Martyr qui avait perdu la vie pour la défense de la piété.

Socrate de Constantinople est d’évidence la source majeure pour la scène de l’attentat contre Oreste, même si pour les besoins de la narration, les circonstances mettent en valeur une supposée tentative de mise au pas d’Oreste par Cyrille en instrumentalisant les textes sacrés des Chrétiens.

Ammonius commet un attentat contre Oreste / ... qui prend une pierre en plein front. / Ammonius mis à mort par le préfet Oreste / ... est canonisé par Cyrille et devient St Thaumasios. (Illustration 2-B)

On voit qu’Agora utilise les sources d’origine chrétienne pour dépeindre au plus près, dans un cadre condensé agrémenté de scènes fictives, les exactions des uns et des autres. Historiquement parlant, la narration s’approche au plus près de ce qu’il est possible de savoir de cette époque.

3- Un film scientifique et philosophique

A- Ptolémée versus Aristarque

Alejandro Amenábar a toujours plaidé pour une interprétation scientifique de son film, luttant contre les assimilations à un film athée militant, comme il a été un temps perçu, notamment en Italie et aux USA. Dans son esprit, le point de départ résidait surtout dans l’histoire des sciences et en particulier celle de l’astronomie. Comme il le raconte dans plusieurs interviews, il en avait eu l’idée en lisant Cosmos, de Carl Sagan, puis s’était résolu à adapter non pas l’ensemble de l’histoire de ces découvertes, mais seulement un point de rupture dans ces vastes flux et reflux de la connaissance : « à un moment donné, [Sagan] évoque la bibliothèque d’Alexandrie et explique tout en restant accessible les deux théories de la relativité. J’étais persuadé de tenir un sujet en or (retracer des siècles d’histoire de l’astronomie). » [20] C’est là d’ailleurs le premier pilier de l’histoire, bien avant la mise en évidence des luttes de pouvoir et des rivalités entre religions. La narration scientifique suit un canevas millimétré par le réalisateur et le co-scénariste Mateo Gil. En effet, tout commence par un cours de la professeure qui sert d’exposition, puis une explication maladroite mais précise de l’esclave Davus, que suit une confrontation de plusieurs théories, dont celle, littéralement centrale, d’Aristarque de Samos, qui suscite un renouveau dans la réflexion d’Hypatie. S’ensuit alors un moment d’épiphanie devant un cône placé fort à propos dans le champ de vision d’Oreste. De nouvelles recherches sont alors couronnées par une expérience qui laisse perplexe la philosophe - astronome, avant une acmé finale qui dévoile la redécouverte de l’héliocentrisme, cette fois sur des bases expérimentales, et non les supposées élucubrations d’Aristarque. À 40 min du début du film, Hypatie remet donc en cause la doxa platonicienne et ptoléméenne, et le dialogue entre Oreste et Hypatie exprime alors tout le nœud du problème posé par l’héliocentrisme :

Hypatie : J’ai bien réfléchi à un propos que tu m’as tenu.
Oreste : Moi ?
Hypatie : Le jour où tu as critiqué le mécanisme céleste qui pour toi était trop arbitraire.
Oreste : Oui, bien que, pour tout vous dire, j’aie surtout critiqué Ptolémée, qui avait tout compliqué avec ses épicycles. Peut-être suis-je un simple d’esprit, ne cherchons pas plus loin.
Hypatie : Non, non, ce sont les cieux qui devraient être simples.
Oreste : Alors, quoi ? Ça me donne raison… ou ?
Hypatie : Mais si… s’il y avait une explication simple au mouvement des astres errants ?
Un vieillard dans l’ombre : Il y en a une. Mais c’est une théorie si absurde, si archaïque, que personne n’en fait grand cas.
Oreste : Quelle est cette théorie ?
Hypatie : Tu nous parles d’Aristarque !
Le vieillard perché : Aristarque soutient que la terre est en mouvement. L’étrange comportement des astres errants ne serait qu’une simple illusion d’optique causée par notre mouvement combiné au leur autour du soleil.
Un naïf : Un système héliocentrique ?!
Le vieillard perché : Précisément, le soleil se trouverait au centre, conformément à sa dignité de roi des étoiles.
Hypatie : Nous ne serions pas autre chose qu’un autre astre errant.
Le vieillard perché : Les travaux d’Aristarque se sont perdus dans l’incendie qui a détruit la bibliothèque mère, et c’est pourquoi nous devons prendre le plus grand soin de ce sanctuaire : notre grande bibliothèque est tout ce qui reste de la sagesse de l’homme.
Une voix off : Mais chaque fois qu’on lâche un objet…
Hypatie : Qui parle ?
Davus : Pardonnez-moi, maîtresse. J’écoutais.
Hypatie : Parle, Davus.
Davus : Si la terre se mouvait, n’importe quel objet devrait en tombant se trouver un pas derrière nous, nous subirions un vent contraire incessant qui perturberait le vol des oiseaux.
Le vieillard perché : Je vous le dis, l’hypothèse d’Aristarque n’a pas la moindre crédibilité.
Hypatie : Je suis sûre que ce que tu dis peut être réfuté.

Ce dialogue récapitule et relance le problème posé dans la première scène scientifique du film, et première scène tout court, qui établit le postulat du géocentrisme et de l’anthropocentrisme.
2 min 02 s - Hypatie à ses étudiants : « Vos pieds reposent sur le point central du Cosmos, qui ordonne toutes les choses, qui les capture, et les maintient, car faute de centre, l’univers serait informe, infini, amorphe, chaotique. Notre présence serait indifférente, ici ou là, ou ailleurs, ce serait pareil, il vaudrait mieux ne jamais avoir existé ! ».
Puis repris à 12 min 40 s dans la bouche de l’esclave Davus : « L’erreur ne vient pas des cieux, c’est nous qui nous fourvoyons. », assertion contestée par le bon sens provocateur d’Oreste : « Elle [la création] semble trop arbitraire : pourquoi une telle combinaison de cercles ? Ne serait-il pas plus parfait que les astres errants ne soient pas errants ? Et qu’un cercle unique gouverne l’univers ? ».
Ces deux scènes qui se répondent posent clairement les deux problèmes de la recherche scientifique antique, qui est indissociable de la spéculation philosophique. Que l’on se souvienne qu’Aristote, Épicure, Lucrèce ou Sénèque sont à la fois philosophes et scientifiques. Le premier problème est celui de l’anthropocentrisme qui commande le géocentrisme, conception partagée avec le christianisme. En effet, les platoniciens, et les Anciens en général, supposent comme Hypatie dans la scène 1 que la Terre - donc le genre humain - est le centre inamovible et essentiel de l’univers, refusant d’emblée un monde sans cause ni but, c’est à dire où les êtres humains sont le fruit du hasard. Quand Hypatie dit qu’« il vaudrait mieux ne jamais avoir existé », elle exprime l’angoisse existentielle sous-jacente à une croyance érigée en certitude. Si l’univers n’a ni cause ni but, alors l’existence de chaque être humain non plus.

B- Platon et le cercle : une aporie scientifique

Le deuxième problème est résumé par Oreste : la question du cercle. Dans la vision platonicienne qui s’est globalement imposée dans l’Antiquité aux dépens de l’épicurisme scientifique par exemple, la perfection du Cosmos (« ordre » et « beauté » en grec) tient à ce que toutes ses parties sont parfaites, or la perfection dans son idée est incarnée dans le cercle : sans angle, régulier, égal partout à lui-même, tout point à égale distance d’un centre abstrait, immatériel et intangible comme une divinité. Ce biais de pensée induit par l’impossibilité de remettre en question l’autorité de Platon en tant que maître à penser de la perfection de l’univers, empêche tout progrès, toute éventualité de pensée « en dehors de la boîte » platonicienne. Seule la théorie d’Aristarque propose une autre solution, mais tout de suite, le bon sens fondé sur l’analogie des corps qui se déplacent dans un référentiel Terre est appliqué à un corps qui se déplace dans un référentiel Soleil : c’est le contre-argumentaire de Davus. Or ce n’est pas parce que les humains dans le référentiel Terre subissent les vents en se déplaçant que la Terre dans le référentiel Soleil suit la même logique. L’analogie est en effet le grand problème de l’Antiquité : sans idée de la conservation de l’énergie ou de la gravité, qui font en sorte qu’un objet lâché dans un référentiel bouge en même temps que son référentiel, alors les arguments de Davus font sens. Tant que personne n’a démontré la conservation du mouvement dans un référentiel donné, alors il est logique de penser que si la Terre se meut, alors les vents devraient aussi subir une accélération. Le système antique hérité de Platon est donc une aporie pour deux raisons : c’est un système fondé sur l’anthropocentrisme d’où découle le géocentrisme, et sur l’idée de la perfection circulaire. Tant que la perfection du cercle n’est pas remise en cause, toute avancée est vouée à l’échec, puisque le cosmos qu’étudient les astronomes est gouverné en réalité par des ellipses.

La théorie d’Aristarque énoncée et ridiculisée. Doute de Davus, porte-parole de l’analogie. Première épiphanie de la scientifique. Énonciation du projet scientifique héliocentrique.
(Illustration 3-B)

Toute la trame narrative astronomique tourne donc autour du système de Ptolémée, tantôt présenté comme un modèle, tantôt comme un modèle imparfait (Oreste : « ce n’est peut-être pas parfait, mais ça marche »), ensuite comme un élément trop complexe pour être fiable (Hypatie : « ce sont les cieux qui devraient être simples », « s’il est vrai que les astres décrivent un cercle, pourquoi partageraient-ils leur perfection avec nous ? »), enfin comme une théorie dépassée par la découverte de la singularité du cercle, qui n’est qu’une ellipse « dont les deux foyers se rejoignent ». En revanche, la théorie d’Aristarque de Samos suit le cheminement inverse, de théorie fantaisiste énoncée par le vieillard lors de la veille d’armes dans le Sérapéum, elle accède au statut de modèle hautement probable. Le principe scientifique du film est donc étudié sur plusieurs étapes, et révèle les limites de l’astronomie antique, qui, faute de moyens d’observation, donc de vérification, repose sur la spéculation, elle-même sujette à des biais culturels, ici platoniciens, puisque les scientifiques mis en scène sont limités par leur conception anthropocentriste et circulaire du monde. En effet, pour les platoniciens comme Hypatie, le monde est parfait puisqu’il fonctionne, or la forme parfaite par excellence est le cercle : il ne saurait donc y avoir d’orbite, sinon circulaire. Ce biais et le biais anthropocentriste empêchent les protagonistes de l’histoire d’entrevoir la réalité des choses au-delà du voile de leur représentation. Cela s’articule habilement avec les travaux sur les coniques censés être menés par Hypatie, comme il est mentionné dans la Souda. Alejandro Amenábar applique de façon subtile la fameuse théorie du « fusil de Tchekhov », selon laquelle tout détail que l’on trouve dans une histoire, notamment dans les décors de théâtre, doit servir plus tard dans la narration. Or, dans le bureau d’Hypatie que le spectateur découvre sous le regard de Synésios de Cyrène après le massacre des Juifs (à 1h 15min 45s), se trouve un cône en bois dans lequel se dessinent cercle, ellipse, parabole et hyperbole. Synésios lui-même détaille avec nostalgie les différentes possibilités offertes par les sections coniques, montrant donc au spectateur, au travers de son regard, les différentes possibilités qu’elles offrent. Plus tard dans le film, à 1 h 37 min, au moment où tout est perdu, où Oreste cède à l’appel de Synésios à se soumettre à Cyrille, Hypatie dit clairement « abandonnons toute idée préconçue ». La réplique sonne comme une antithèse aux croyances qui s’imposent autour d’elle, et qui représentent sous le travestissement d’un credo la quintessence des préjugés philosophiques et scientifiques. La caméra, dont la perspective est d’abord cachée symboliquement par une sphère armillaire représentant justement les idées préconçues ptoléméennes (orbites circulaires, géocentrisme, à 1 h 37 min 55 s), mais laisse malgré tout voir le cône déjà présenté, se décale alors un peu sur la gauche pour révéler la section elliptique du cône, donnant par là-même au spectateur la solution au problème posé par les « astres errants » de Ptolémée ainsi que par les épicycles inutilement compliqués. Ce simple plan d’épiphanie montre combien Amenábar maîtrise sa narration, dont le réel but est de montrer les limites de la spéculation scientifique couplée à la philosophie, et de démontrer en regard que la découverte de l’héliocentrisme avait toute probabilité d’être acceptée dès l’Antiquité, si les forces contraires du Christianisme, fortement imbibé de platonisme et pétri par essence d’anthropocentrisme, ne l’avaient pas contrariée. Alejandro Amenábar le dit clairement : « En parlant de ses travaux en astronomie, on a pu imaginer l’étendue de ses recherches et ainsi évoquer ce que les hommes de l’Antiquité auraient pu accomplir si l’Empire romain et le Moyen Age n’avaient pas paralysé le monde pendant 15 siècles. » [21]

La théorie de Ptolémée ... Battue en brèche par le scepticisme d’Oreste. « Ce sont les cieux qui devraient être simples. ». « Pourquoi partageraient-ils leur perfection ? ». Le fusil de Tchekhov. La vérité derrière les idées préconçues. Deuxième épiphanie de l’astronome. Passage du cercle ... lentement, ... à l’ellipse. Aporie platonicienne. Aporie ptoléméenne. (Illustration 3-B-2)

C- Civisme à l’ancienne ou civisme chrétien ?

Mais la démonstration philosophique ne s’arrête pas à l’aspect néoplatonicien de la réflexion, elle englobe aussi une réflexion sur le civisme et les limites du pouvoir. Cet aspect du film repose sur le personnage d’Oreste, étudiant d’Hypatie et futur gouverneur de la province. Ce personnage sincère, pétri de respect et d’amour pour sa professeure, est aussi un pragmatique pris entre deux feux. D’abord il ressent la nécessité de prendre parti pour la foi chrétienne. Lors de la discussion qu’il a avec Hypatie sur son bateau amiral avant la grande démonstration de la conservation de l’énergie cinétique, il dit à propos de Cyrille : « Je suis tout aussi chrétien que lui ». En effet, les lois de Théodose interdisent les postes publics aux polythéistes, et il faut se faire baptiser pour exercer une charge administrative. Le préfet Oreste représente-t-il l’opportunisme, la sage obéissance à la nécessité, ou la foi sincère d’un converti ? De son côté, Hypatie refuse de céder et d’abjurer son déisme platonicien, voire son athéisme : c’est ce qui la condamne. Le civisme présenté dans le film hésite entre ces deux personnages positifs : d’un côté le gouverneur honnête qui accepte de se déplacer sur le terrain de la religion pour faire face à Cyrille, mais qui se fait piéger par une lecture préparée pour le mettre en porte-à-faux, de l’autre le chemin de croix de la philosophe martyrisée pour son rôle éminent dans la cité. Cyrille en effet lit un extrait de Timothée (2:12) devant Oreste : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de l’autorité sur l’homme ; mais elle doit demeurer dans le silence. » Ce faisant, le personnage de Cyrille pointe du doigt la relation qu’il considère comme contre-nature entre Oreste et Hypatie. La société de production avait d’ailleurs fait visionner le film au Vatican pour tester les réactions des autorités catholiques, et les scénaristes avaient choisi la version King James de la Bible afin que les paroles puisées dans Timothée soient les moins choquantes possibles. À ce propos, le réalisateur déclare : « Il y a une scène dans laquelle Cyrille lit Saint Paul et [le Vatican] a essayé de rechercher la version la plus douce. Dans la version originale, elle est issue de la version King James de la Bible. Mais je ne crois pas qu’il y ait une façon plus douce de dire que les femmes devraient la fermer. » [22] La lecture que le réalisateur met au compte de Paul met en évidence à la fois la misogynie de l’Église des premiers temps, et la tendance à phagocyter le pouvoir temporel.

Cyrille fait pression sur Oreste ... Qui refuse de se soumettre (Illlustration3-C-1)

Deux forces politiques s’affrontent donc dans Agora : d’un côté, le pouvoir représenté par les émissaires de Théodose qui livrent le Sérapéum à la vindicte chrétienne, encourageant les fanatiques de la trempe de Cyrille à prendre le pouvoir, y compris par les armes, et à faire canoniser Ammonius, l’auteur d’un attentat contre Oreste, représentant pourtant l’autorité légale. De l’autre les perdants du IVème siècle qui coulent avec l’Empire finissant, courageux et fidèles à un modèle en voie de disparition, qui a fait la splendeur de Rome dans son versant grec : Oreste molesté à coups de pierre et dont on force la main, Hypatie lapidée par les Parabalani, dépeints ici plus sous leur fonction de milice chrétienne que sous celle de dévots de la charité, bien qu’une scène les présente aussi dans un hôpital, en train de s’occuper des indigents. La similitude entre l’attentat contre Oreste et la mise à mort d’Hypatie montre leur unité non seulement dans l’amitié qui les lie – lien désavoué par son étudiant pourtant réputé le plus fidèle, Synésios – mais dans la vision du monde qui les unit. La scène crépusculaire de la découverte de l’héliocentrisme peut alors revêtir une autre signification : le monde tournant en équilibre autour des deux foyers qu’étaient la raison et la croyance ouverte des Polythéistes se réduit à un seul point pivot, celui de la foi impérieuse et sans partage des Chrétiens.

Les deux foyers du monde ... dont on éteint définitivement le premier. (Illustration 3-C-2)

Conclusion

Le cinquième film d’Alejandro Amenábar fait donc date dans sa filmographie, puisqu’il passe de films narrativement et émotionnellement denses, mais peu politiques (Tesis, Ouvre les yeux, Les Autres, Mar adentro), à un cinéma plus marqué par sa perception du monde, et beaucoup plus didactique, utilisant l’Histoire comme sujet de réflexion. Si au premier abord Agora peut sembler militant, voire diffamant à l’encontre des premiers Chrétiens, ou passer pour un hymne à Hypatie en tant que Vierge polythéiste et martyre, il s’avère être une œuvre équilibrée et sourcée, qui met en balance plusieurs lignes de faille de l’Antiquité tardive : violence endémique venant de toutes parts, changement de posture du pouvoir politique envers les polythéistes, difficulté de concilier religion et recherche scientifique. Les films qui suivent Agora creusent cette voie puisqu’ils sont tous fortement marqués par un thème politique central : la perception de la réalité au milieu d’une psychose collective (Régression), l’attitude des intellectuels face au franquisme dans Lettre à Franco. Agora n’est donc pas seulement un film sur les abus éternels des fanatiques, c’est aussi une réflexion sur la possibilité de la recherche scientifique en état de siège idéologique, sur les dangers de l’honnêteté intellectuelle sous la pression, et un film historique où l’invention n’empêche pas une fidélité aux sources peu fréquente dans les péplums.

Bibliographie

Sources primaires

 AMENABAR Alejandro (réalisateur), Agora [DVD], Warner Home Video, 2010, 126 minutes.
 SOCRATE de CONSTANTINOPLE, Histoire ecclésiastique, livres IV-VI, Texte grec de G.C. Hansen (GCS) – Traduction par Pierre Périchon, et Pierre Maraval, coll. « Sources chrétiennes », no 505, Éditions du Cerf, Paris, 2006.
 SYNESIOS de CYRENE. Correspondance, tomes I et II, les belles lettres, Paris, 2000.
 ZOTENBERG Hermann, Chronique de Jean, évêque de Nikiou. Texte Éthiopien, chapitre LXXXIV, 87-103, édition et traduction, Paris, Imprimerie nationale, 1883.

Sources secondaires

 CASEAU Béatrice. « Christianisation et violence religieuse : le débat historiographique. », M.-F. Baslez. Chrétiens persécuteurs. Destructions, persécutions et violences religieuses au IVe siècle, Albin Michel, pp.11-36, 2014
 CHUVIN Pierre, Chronique des derniers païens, la disparition du paganisme dans l’Empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien, Les Belles Lettres, Paris, 2009.
 GUICHARD Laurent. « La législation des empereurs chrétiens de haereticis et paganis : des lois oppressives ? », M.-F. Baslez. Chrétiens persécuteurs. Destructions, persécutions et violences religieuses au IVe siècle, Albin Michel, pp. 63-89, 2014.
 JACCOTTET Anne-Françoise. « Hypatie d’Alexandrie entre réalité historique et récupérations idéologiques : réflexions sur la place de l’Antiquité dans l’imaginaire moderne », Études de lettres, 1-2 | 2010, pp. 139-158.
 MORLET Sébastien. « L’antijudaïsme chrétien au IVe siècle. A propos de quelques idées reçues. », M.-F. Baslez. Chrétiens persécuteurs. Destructions, persécutions et violences religieuses au IVe siècle, Albin Michel, pp.163-188, 2014.
 MARTINEZ MAZA Clelia. « Une victime sans importance ? La mort de la philosophe Hypatie. », M.-F. Baslez. Chrétiens persécuteurs. Destructions, persécutions et violences religieuses au IVe siècle, Albin Michel, pp. 285-310, 2014.
 VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394). Paris, A. Michel, 2007.

Sitographie

 Interviews d’Alejandro Amenábar :
www.chaosreign.fr/interview-alejandro-amenabar-agora/
www.scottholleran.com/history/interview-alejandro-amenabar-on-agora/
 Dossiers Eduscol / Odysseum sur Hypatie d’Alexandrie :
eduscol.education.fr/odysseum/hypatia-dalexandrie-lhistoire-dune-humaniste-assassinee
eduscol.education.fr/odysseum/hypatia-mathematicienne-et-astronome
eduscol.education.fr/odysseum/hypatia-dalexandrie-le-vacillement-dune-civilisation

 Sur les Parabalani :
BOWERSOCK Glen W., « Parabalani : A Terrorist Charity in Late Antiquity”, Anabases [En ligne], 12 | 2010, mis en ligne le 01 Octobre 2013, consulté le 17 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/anabases/1061

 Sur la politique de destruction menée par le christianisme :
BOGLIONI Pietro. « Du paganisme au christianisme », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 144 | octobre-décembre 2008, mis en ligne le 03 décembre 2013, consulté le 16 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/assr/17883

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